5 000 ans avant le chihuahua, l’épopée des chiens en Amérique latine

Une très récente étude dévoile la grande histoire des chiens en Amérique latine. En mettant au jour de nombreux fossiles, les scientifiques ont montré une arrivée très tardive sur ce continent par rapport aux autres et une évolution bouleversée par la colonisation européenne.
Parmi tous les animaux élevés et domestiqués par l’humain, le chien est celui avec lequel nous partageons la plus longue relation, avec des indices de soins et d’inhumation volontaire remontant au moins à 14 000 ans. Mais s’il existe un lien avéré entre les sociétés de chasseurs-cueilleurs du début de l’Holocène, il y a moins de 12 000 ans, et les chiens dans de nombreuses régions du monde, il en est d’autres où ils arrivent bien plus tard.
C’est le cas notamment de l’Amérique centrale et de l’Amérique du Sud, où les plus anciens squelettes de chiens ne datent que d’il y a 5000 à 5500 ans. Or on trouve déjà des chiens en Amérique du Nord il y a près de 10 000 ans en Alaska et plus de 8000 ans dans l’Illinois. Pourquoi observe-t-on un tel décalage ? C’est pour aborder cette question que notre équipe internationale et interdisciplinaire, rassemblant des archéozoologues, des archéologues et des paléogénéticiens, a rassemblé des restes de chiens archéologiques pour analyser les lignées représentées et leurs dynamiques. Nous venons de publier nos résultats dans la revue scientifique Proceedings of the Royal Society B : Biological Science.
Nous avons mis en évidence une diversification génétique des chiens il y a environ 7000 à 5000 ans, qui correspond au développement de l’agriculture et aux transferts de plantes entre les différentes régions, en particulier le maïs.
D’autre part, nos travaux montrent que les lignées présentes aujourd’hui en Amérique sont pour l’essentiel très différentes de celles qui étaient présentes avant la colonisation européenne, il y a 500 ans. Ces dernières descendent de chiens venant d’Europe, d’Asie ou d’Afrique, apportés par le commerce trans-océanique. Ce n’est que chez certains chihuahuas que l’on retrouve la trace d’un lien direct avec les chiens du Mexique ancien.
Tous les quinze jours, de grands noms, de nouvelles voix, des sujets inédits pour décrypter l’actualité scientifique et mieux comprendre le monde. Abonnez-vous gratuitement dès aujourd’hui !
Une quarantaine de sites archéologiques analysés
Avec le développement des analyses paléogénétiques (l’analyse de l’ADN ancien), aborder les questionnements archéologiques demande d’associer des chercheurs aux profils variés et c’est ce que notre projet de recherche a permis. Pour étudier l’origine et les dynamiques des populations de chiens en Amérique centrale et du Sud, il nous a fallu identifier et rassembler des squelettes issus de 44 sites archéologiques, qui s’étendent du centre du Mexique au nord de l’Argentine.

Nicolas Goepfert, Fourni par l’auteur
Nous avons travaillé sur des fouilles récentes, nous permettant d’avoir un maximum d’informations sur les contextes d’où venaient les chiens, mais aussi sur la réanalyse de collections anciennes dans lesquelles des restes de canidés avaient été trouvés. Confirmer l’identification de ces chiens a également été un défi : en Amérique du Sud en particulier, il existe de nombreux canidés dont la taille et la morphologie sont proches de celles du chien : renards, loup à crinière, chien des buissons… Il s’agit d’ailleurs d’animaux qui ont pu être proches des groupes humains, jusqu’à être inhumés. C’est donc l’utilisation d’analyses morphologiques fines qui nous ont permis de sélectionner les os et les dents analysés. Nous avons extrait l’ADN de 123 chiens (dont les poils de 12 chiens modernes, pour nous servir de référentiels) dans des laboratoires spécialisés en France, au Muséum national d’histoire naturelle, et au Royaume-Uni, à l’Université d’Oxford.
Le séquençage de cet ADN s’est fait en deux étapes. Nous avons d’abord étudié l’ensemble des fragments d’ADN disponibles qui nous ont permis de confirmer qu’il s’agissait bien de chiens et pas d’autres canidés sauvages. Les critères morphologiques que nous avions utilisés sont donc confirmés. Mais, dans la plupart des cas, le génome de ces chiens n’était pas assez bien couvert par le séquençage pour en dire plus : il s’agit d’une des conséquences de la dégradation de l’ADN, à la mort d’un individu, qui se fragmente intensément et, comme un puzzle aux pièces minuscules, il devient difficile de reconstituer un génome complet.

Nicolas Goepfert, Fourni par l’auteur
Quand l’ADN mitochondrial révèle ses secrets
Dans un second temps, nous avons réalisé une capture de l’ADN mitochondrial pour filtrer les fragments d’ADN contenus dans les échantillons et garder préférentiellement ceux qui se rapportent au génome mitochondrial. En effet, il existe deux sortes d’ADN dans les cellules : l’ADN nucléaire, contenu dans le noyau de chaque cellule, qui provient pour moitié du père et pour moitié de la mère de chaque chien ; et l’ADN mitochondrial, contenu dans les mitochondries de chaque cellule, et qui, au moment de la fécondation, font partie l’ovule. C’est donc un ADN transmis exclusivement par la mère de chaque chien. Or l’ADN mitochondrial est très court (un peu moins de 17 000 paires de bases, contre 2,5 milliards de paires de bases pour l’ADN nucléaire du chien) et il est présent en multiples exemplaires dans chaque mitochondrie. C’est donc un ADN plus facile d’accès pour la paléogénomique.

Aurélie Manin, Fourni par l’auteur
Nous avons obtenu suffisamment de fragments d’ADN mitochondrial pour reconstituer les lignées maternelles de 70 individus (8 chiens modernes et 62 chiens archéologiques) et les analyser au moyen d’outils phylogénétiques, c’est-à-dire permettant de reconstituer les liens de parenté entre les chiens. Les arbres phylogénétiques que nous avons pu reconstituer nous ont permis de confirmer que l’ensemble des chiens américains de la période pré-contact (c’est-à-dire avant les colonisations européennes de l’Amérique il y a 500 ans) ont un ADN mitochondrial se rapportant à une seule lignée, traduisant bien l’arrivée du chien en Amérique au cours d’une seule vague de migration.
Néanmoins, nos travaux permettent de préciser que l’ensemble des chiens d’Amérique centrale et du Sud se distinguent des chiens d’Amérique du Nord (Canada et États-Unis actuels) dont ils se séparent il y a environ 7000 à 5000 ans. Cet âge, qui correspond au dernier ancêtre commun à tous les chiens d’Amérique centrale et du Sud, coïncide avec le développement des sociétés agraires, une période pendant laquelle on observe de nombreux mouvements de plantes entre les régions, et notamment celui du maïs, domestiqué au Mexique, qui arrive en Amérique du Sud il y a environ 7000 ans. La structure des lignées maternelles suggère par ailleurs que la diffusion des chiens s’est faite de manière progressive, de proche en proche : les chiens les plus proches géographiquement sont aussi les plus proches génétiquement. Ce principe d’isolement génétique par la distance s’applique normalement plus aux animaux sauvages qu’aux animaux domestiques, dont les mouvements sont avant tout marqués par la volonté humaine qui induit un brassage au gré des échanges culturels. Nous nous sommes interrogés sur les mécanismes de diffusion des chiens en Amérique, suggérant une dispersion relativement libre, liée aux changements d’activités de subsistance et à l’augmentation du stockage des ressources, qui peut avoir contribué à attirer des chiens féraux (vivant à l’état sauvage).
Un chihuahua descendant des chiens précoloniaux
Aujourd’hui, on ne retrouve presque plus trace de ces lignées et leur structuration en Amérique. Un des chiens de notre étude, issu du village indigène de Torata Alta, dans les Andes Centrales, et daté d’avant 1600 de notre ère, possède un ADN maternel d’origine eurasiatique. Les Européens arrivent dans la région en 1532, certainement accompagnés de chiens, et cet individu nous montre que leur lignée s’est rapidement intégrée dans l’entourage des populations locales. C’est le seul animal issu d’un contexte colonial inclus dans notre étude et on ne dispose pas de plus d’informations permettant d’expliquer les mécanismes ayant mené à la diversité génétique des chiens observée aujourd’hui. Quoi qu’il en soit, parmi les chiens de race moderne dont on connaît le génome mitochondrial, un chihuahua porte un génome dont la lignée maternelle remonte aux chiens ayant vécu au Mexique à la période pré-contact. Un indice qui vient corroborer les sources concernant l’histoire de cette race, dont les premiers représentants auraient été acquis au Mexique dans la seconde moitié du XIXe siècle.
Ce travail interdisciplinaire nous a permis de mieux comprendre la diffusion et l’origine des populations de chiens en Amérique centrale et du Sud. Néanmoins, il ne porte que sur l’ADN mitochondrial, et donc sur l’évolution des lignées maternelles. L’analyse du génome nucléaire pourrait révéler d’autres facettes de l’histoire des chiens en Amérique que de futurs travaux permettront de développer.
Cet article est publié dans le cadre de la série « Regards croisés : culture, recherche et société », publiée avec le soutien de la Délégation générale à la transmission, aux territoires et à la démocratie culturelle du ministère de la culture.
Aurélie Manin a reçu des financements du NERC (Natural Environment Research Council) au Royaume-Uni pendant la réalisation de cette étude.
Auteur : Aurélie Manin, Chargée de recherche en Archéologie, Archéozoologie et Paléogénomique, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)
Aller à la source