À bord de l’« Ocean Viking » (2) : avant la mer, l’enfer libyen

Morgane Dujmovic, Fourni par l’auteur
Cet article est le deuxième d’une série en quatre volets consacrée à un travail de recherche mené à bord de l’Ocean Viking, navire de sauvetage de l’ONG SOS Méditerranée. Morgane Dujmovic, géographe et politiste, a recueilli les récits de 110 personnes secourues en Méditerranée centrale pour mieux comprendre leur parcours. Ce deuxième épisode restitue les périls rencontrés avant de prendre la mer. L’épisode 3 est ici.
Vingt-et-une esquisses individuelles ont été fabriquées sur l’Ocean Viking (OV) au cours de ces recherches. Elles racontent des fragments de voyages, trajectoires plus ou moins fluides ou heurtées depuis le Bangladesh, le Pakistan, la Syrie, la Palestine et l’Égypte. Les parcours sont parfois très onéreux, mais rapides et organisés, comme ceux de certaines personnes bangladaises de Dacca à Zouara (Libye), en passant par Dubaï, en seulement quelques jours. D’autres s’étendent et se tissent sur plusieurs années, s’adaptant aux rencontres, aux ressources, aux dangers, et aux multiples guerres et violences dans les pays traversés.

Morgane Dujmovic, Fourni par l’auteur

Morgane Dujmovic, Fourni par l’auteur
Parmi 69 personnes ayant participé à l’étude, 37,6 % avaient quitté leur pays d’origine la même année, mais 21,7 % voyageaient depuis plus de cinq ans – et 11,5 %, depuis plus de dix ans. Les parcours les plus longs débutent dans des pays aussi divers que le Nigeria, le Soudan, l’Érythrée et l’Éthiopie. Dans 60 % des cas étudiés, ils commencent en Syrie.
2011, 2012, 2013, 2014, 2015… L’étalement régulier des dates de départ recueillies à travers l’enquête met en évidence la perpétuation des conflits qui suscitent les raisons de migrer :
« J’ai fui l’armée de Syrie. J’ai vécu trois années de prison et de torture, vu des scènes terribles. J’avais 18 ans, je n’avais pas l’âge de vivre ou voir de telles choses. »
Les motivations à poursuivre ces longs voyages sont souvent faites d’ambitions personnelles « pour une vie meilleure », comme le fait de « pouvoir étudier » ou « d’aider la famille » restée au pays, comme l’a expliqué un jeune Égyptien :
« Je suis le seul garçon de ma famille. Mes parents sont âgés et ils sont inquiets que je n’y arrive pas. »
L’étude auprès des personnes secourues a aussi permis de dresser un panorama des soutiens reçus et des dangers rencontrés en cours de route. Au même niveau que les ressources financières issues d’économies personnelles ou de sommes prêtées le plus souvent par la famille, près de 60 % des personnes répondantes ont mentionné l’importance de ressources immatérielles, telles que « les conseils d’amis », « le soutien psychologique du mari », « des informations et un soutien émotionnel d’une nièce ».
Les informations reçues de proches paraissent cruciales à certaines étapes du voyage : comme l’a expliqué l’un des répondants, elles relèvent d’une forme de soutien moral pour « survivre en Libye ». À l’inverse, une autre personne participante a confié qu’il lui avait été essentiel, « pour tenir bon », de cacher à sa famille les réalités de son quotidien libyen. Car c’est bien là que sont rencontrées la plupart des difficultés : sur les 136 situations de danger décrites dans l’étude, 50 % sont localisées en Libye – contre 35,3 % en mer, 8,8 % dans le pays d’origine et 5,9 % à d’autres frontières, le long des parcours migratoires.
Il est précisé que ces réponses ne reflètent pas une image exhaustive de l’ensemble des dangers en migration : elles traduisent les perceptions d’un échantillon limité de personnes secourues au large de la Libye et sont à restituer dans le contexte d’une collecte de données réalisée en pleine mer.
Raconter la Libye
Les atrocités qui ciblent les personnes en migration en Libye sont désormais bien documentées. Elles apparaissent dans une multitude de documents – des rapports d’ONG (SOS Humanity, 2024), documentaires vidéos (Creta 2021) et témoignages directs de personnes concernées par les faits (Kaba 2019).
Les résultats d’une mission d’enquête indépendante du Conseil des droits de l’homme des Nations unies, publiés en 2021, ont permis de qualifier ces réalités de crimes contre l’humanité :
« Il existe des motifs raisonnables de croire que les actes de meurtre, de réduction en esclavage, de torture, d’emprisonnement, de viol, de persécution et autres actes inhumains commis contre les migrants font partie d’une attaque systématique et généralisée dirigée contre cette population, en application d’une politique d’État. En tant que tels, ces actes peuvent constituer des crimes contre l’humanité. »
Avec l’étude réalisée à bord de l’OV, les personnes participantes ont pu définir, avec leurs propres mots, la nature des dangers qu’elles y ont vécus. Leurs réponses ont ensuite été codées et regroupées en catégories permettant d’établir une typologie spatialisée issue de ces récits. Les citations associées aux données traduisent des expériences subjectives, incarnées, retravaillées par les émotions, mais assez convergentes et nombreuses pour reconstituer ce qu’il se joue en Libye.
Les mécanismes de violences rapportés sont systémiques : enfermements punitifs assortis de torture, traitements inhumains et dégradants, violences raciales et sexuelles dont on est victime et/ou témoin.
« Durant la première période que j’ai passée en Libye, j’ai été emprisonné six fois, torturé, frappé. Je ne peux même pas me rappeler des détails exacts. »
Ces violences impliquent des acteurs plus ou moins institutionnalisés : garde-côtes, gardiens de prison, mafias, milices et patrons, dont les rôles tendent à se chevaucher. Elles se produisent sur l’ensemble du territoire : Benghazi, Misrata, Sabratha, Syrte, Tripoli, Zaouïa, Zouara, pour les villes les plus citées dans l’enquête, mais aussi dans le désert et dans des lieux de détention de localisation inconnue.
Omniprésente, la perspective d’enfermements violents et arbitraires génère une présomption de racisme généralisé envers les étrangers :
« Le racisme que j’ai vécu en tant qu’Égyptien est juste inimaginable : kidnapping, vol, emprisonnement. »
Les personnes noires se sentent particulièrement visées par les attaques ciblées. Parmi celles qui en ont témoigné, un Éthiopien resté bloqué quatre années en Libye a décrit un sentiment de terreur permanent, lié aux multiples arrestations racistes dont il a été victime :
« Les gens se font kidnapper en Libye. Ils nous attrapent et nous mettent en prison car nous n’avons pas de papiers, puis nous devons payer plus de 1 000 dollars pour être relâchés. Cela m’est arrivé quatre fois, pendant deux semaines, puis un mois, puis deux mois et finalement pendant un an. Tout cela à cause de ma couleur, parce que je suis noir. Cela a duré si longtemps que mon esprit est trop stressé, à cause de la peur. »
Ce que confirme le rapport du Conseil des droits de l’homme de l’ONU :
« Il s’avère aussi que les migrants venant d’Afrique subsaharienne, qui représentent la majeure partie des détenus, sont traités plus durement que les autres, ce qui laisse penser qu’ils font l’objet d’un traitement discriminatoire. »
Cependant, les risques de kidnapping et rançonnage semblent n’épargner aucune personne exilée sur le sol libyen. Koné, par exemple, les a assimilés à une pratique généralisée et systémique :
« Il y a un business que font pas mal de Libyens : on te fait monter dans un taxi, qui te vend à ceux qui te mettent en prison. Puis on demande une rançon à ta famille pour te faire sortir. Si la rançon n’est pas payée, on te fait travailler gratuitement. Finalement, en Libye, tu es comme une marchandise, on te laisse rentrer pour faire le travail. »
Plusieurs personnes participantes à l’étude ont été prises dans ces mailles et leurs analyses a posteriori convergent sur un point : l’expérience libyenne s’apparente en fait à un vaste système d’exploitation par le travail forcé. Les faits rapportés correspondent, selon les définitions de l’Organisation internationale du travail (OIT), à la pratique de « traite des personnes » ou « esclavage moderne » et sont encore confirmés dans le rapport onusien :
« Bien que la détention des migrants soit fondée dans le droit interne libyen, les migrants sont détenus pour des durées indéterminées sans moyen de faire contrôler la légalité de leur détention, et la seule façon pour eux de s’échapper est de verser de fortes sommes d’argent aux gardiens, ou de se livrer à un travail forcé ou d’accorder des faveurs sexuelles à l’intérieur ou à l’extérieur du centre de détention pour le compte de particuliers. »
En définitive, à propos de la détention en Libye, c’est le sentiment de honte que Koné se remémore le plus péniblement :
« J’ai pitié de moi, de mon histoire, mais encore plus des gens qui sont allés en prison. Si ta famille n’a pas de quoi payer la rançon, elle doit faire des dettes, donc c’est un problème que tu mets sur ta famille. Il y en a qui sont devenus fous à cause de ça. »
L’apport des ateliers : le geste et le langage cartographiques pour témoigner
Si les bilans des périodes passées en Libye sont toujours amers, souvent effroyables, et parfois indicibles, l’étude a mis en évidence une volonté assez forte de témoigner de ce qu’il s’y passe, non seulement auprès du grand public, mais aussi pour celles et ceux qui pourraient entreprendre le même parcours :
« Je voudrais dire qu’en Libye, il y a beaucoup de femmes comme moi qui sont dans une situation très difficile » ; « Je n’ai pas grand-chose à dire, si ce n’est que tellement de gens souffrent encore plus que moi en Libye » ; « Je ne conseille à personne de venir par cette route ».
Pour accompagner ces récits, les ateliers cartographiques à bord de l’OV fonctionnaient comme une proposition, une occasion de se raconter sans avoir à poser des mots sur les expériences traumatiques. Conçu comme un mode d’expression, le processus cartographique reposait sur des exercices de spatialisation en plusieurs étapes.
Dans un premier temps, les mappings collectifs organisés sur le pont de l’OV ont permis de faire émerger les principaux thèmes que les personnes participantes elles-mêmes souhaitaient aborder, en fonction de trois séquences – « Notre passé », « Notre présent » et « Le futur que nous imaginons ».
Mon rôle consistait ici à instaurer un cadre d’expression idoine, aiguiller vers des techniques graphiques accessibles et permettre le partage des créations via l’affichage progressif sur le pont.

Alisha Vaya/SOS Méditerranée, Fourni par l’auteur

Alisha Vaya/SOS Méditerranée, Fourni par l’auteur
Des ateliers ont également été proposés par petits groupes ou de façon individualisée dans les containers, espaces plus propices à la confidentialité des récits intimes.
L’une des consignes suggérées consistait à représenter les zones de danger ressenties sur l’ensemble du parcours migratoire – d’où la Libye ressortait immanquablement. C’est à partir de ces cheminements personnels qu’un second exercice a pu être amené, pour celles et ceux qui le souhaitaient : décrire l’expérience du danger à l’échelle libyenne, en s’appuyant sur les lieux déjà évoqués.
Les personnes participantes étaient ensuite encouragées à compléter leurs esquisses par des illustrations personnelles et des légendes narratives dans leurs langues d’origine, traduites a posteriori en français.
« Un an et demi » : l’expérience de la Libye d’Ahmed

Fourni par l’auteur
Sur sa carte, Ahmed, originaire de Syrie, dépeint « l’insécurité » à Tripoli, « les mauvais traitements et le prélèvement d’argent de force » à Benghazi, « le non-respect des droits » à Zouara.
Son illustration représente une scène de criminalité ordinaire et généralisée : « le Libyen » qui tire sur « les étrangers » évoque la violence collective qu’Ahmed spatialise dans « toute la Libye ».
Cette méthode cartographique sensible et participative a servi de langage pour livrer des récits difficiles à mettre en mots. Par-delà ce que ces gestes dessinés peuvent faciliter pour les personnes qui partagent leur histoire, ils permettent à celles et ceux qui découvrent ces violences de les recueillir, de les recevoir et de les restituer, en les replaçant dans l’écheveau complexe des repères spatio-temporels.
Morgane Dujmovic ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
Auteur : Morgane Dujmovic, Chargée de recherche CNRS, Géographe et politiste spécialiste des frontières et migrations, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)
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