À Fos-sur-Mer, un territoire industriel portuaire à l’épreuve de la transition verte
Sous couvert de décarbonation, un projet de réindustrialisation de la zone industrialo-portuaire de Fos-sur-Mer, qui héberge des industries lourdes depuis le XIXe siècle, pourrait voir le jour. Il impliquerait notamment la création d’un « hub » d’hydrogène vert. Mais il n’est pas aussi vertueux au plan environnemental qu’il n’y paraît : il entretient la confusion entre décarbonation et dépollution. Surtout, il n’implique pas assez les populations locales dans la prise de décision.
Depuis plus de 200 ans – une durée sans équivalent dans l’ensemble du bassin méditerranéen – le territoire de Fos-étang de Berre, dans les Bouches-du-Rhône, est confronté aux effets des aménagements industriels et portuaires. Depuis presque aussi longtemps, ses habitants s’inquiètent régulièrement des nuisances et pollutions engendrées. Tout ceci dans le cadre d’un rapport de force inégal impliquant riverains, industriels, pouvoirs publics et experts.
Nouvel épisode en date, un projet de réindustrialisation et de décarbonation. C’est le sujet de la consultation organisée par la Commission nationale du débat public (CNDP) jusqu’au 13 juillet. Dans ce cadre, la zone industrialo-portuaire (ZIP) de Fos-sur-Mer serait transformée façon « Silicon Valley de la transition écologique ».
Un projet qui implique en réalité une nouvelle densification industrielle de la ZIP, et derrière lequel on retrouve beaucoup d’incertitudes et de non-dits.
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Un territoire marqué par l’industrie lourde
Le territoire de Fos – étang de Berre a connu trois grandes phases industrielles depuis le début du XIXᵉ siècle. Chacune d’elles a contribué à créer des emplois et à intégrer ce territoire dans les flux économiques internationaux. Elles ont eu aussi d’importantes répercussions en matière de recompositions démographiques, d’aménagement du territoire mais, elles ont également occasionné des pollutions qui ont marginalisé les activités traditionnelles et mis en danger la santé des ouvriers et des riverains.
Les mobilisations contre la pollution apparaissent dès le début du XIXe siècle, lorsque la production de soude indispensable à la fabrication du savon de Marseille débute : pétitions, manifestations, interpellations des pouvoirs publics, procès, émeutes…
L’État se préoccupe très tôt de la question des pollutions : décret du 15 octobre 1810 pour limiter les odeurs, création de conseils d’hygiène et de salubrité dans les départements (1848), loi du 19 décembre 1917 sur les établissements dangereux, insalubres ou incommodes, lois sur la pollution de l’atmosphère (1961) et de l’eau (1964), création du Secrétariat permanent pour la prévention des pollutions et des risques industriels (S3PI) en 1971…
Des historiens ont cependant démontré que ces dispositions étaient avant tout fondées sur une perception partielle des pollutions et qu’elles imposaient une gestion administrative pilotée par le préfet, plutôt libérale, industrialiste et technophile, généralement favorable aux industriels.
Ces travaux historiques ont souligné le rôle ambivalent dévolu à l’innovation technologique. Elle peut jouer un rôle clé dans la mesure, la compréhension, la dénonciation puis la réduction des pollutions industrielles, mais aussi faciliter leur acceptation. Ceci à cause des discours qui réduisent les enjeux à des aspects techniques véhiculant l’idée que la technologie finira par réparer ce qu’elle a abîmé.

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Le mythe de l’innovation technologique « salvatrice » favorise ainsi la densification industrielle et la perpétuation du mode de croissance à l’origine de la crise climatique et écologique.
Une « industrie du futur » qui se conjugue au passé
À Fos-sur-Mer, l’avenir de la ZIP se joue sous nos yeux. Il y a la volonté d’amorcer une nouvelle phase de croissance fondée sur des secteurs dits « verts ». Après avoir incarné le productivisme pollueur et le centralisme des Trente Glorieuses, le territoire fosséen deviendrait ainsi une vitrine du green business et un hub de la transition énergétique.
L’écologisation des pratiques entrepreneuriales se voit désignée sous une myriade de concepts : écologie industrielle, circulaire, durabilité, etc. De fait, elle reste surtout associée à la décarbonation, c’est-à-dire à la réduction des émissions de CO2.
La dynamique entraîne un retour massif des investissements (12 milliards d’euros), dans la zone. De nouvelles implantations industrielles sont ainsi envisagées à l’horizon 2028-2030 : fabrication de panneaux photovoltaïques (Carbon), d’éoliennes flottantes (Deos), d’hydrogène « vert » (H2V), de fer bas-carbone (Gravithy), d’e-carburants (Neocarb) ou encore de biosolvants (GF Biochemicals).
Les industries lourdes héritées des « Trente Glorieuses » connaissent, quant à elles, une rupture technique. C’est le cas d’ArcelorMittal (ex-SOLMER), qui abandonne son haut-fourneau au profit d’un four à arc électrique pour la production d’acier « vert ».
Mais cet élan industrialiste est loin d’être totalement disruptif. Il réinvestit les logiques mêmes qui, il y a 60 ans, ont présidé à la création de la ZIP.
Les prophéties économiques continuent de véhiculer un culte du progrès, non plus pour « reconstruire ou moderniser » la France, mais pour l’insérer dans les nouveaux marchés du capitalisme climatique. À l’instar du discours des années 1960, qui faisait alors miroiter la création de quelque 200 000 emplois, il est estimé que la décarbonation de la ZIP générera à elle seule 15 000 emplois.
On serait passé de l’aménagement au bulldozer à un processus plus horizontal, participatif et soucieux des aspirations locales. De nouvelles structures de coordination industrielle et de concertation (par exemple PIICTO) ont certes vu le jour. Mais elles n’ont ni permis d’apaiser les inquiétudes des riverains, ni d’amoindrir le rôle de l’État.
Dans sa grande tradition colbertiste, celui-ci garde la mainmise sur le processus décisionnel, la répartition des financements (par exemple à travers le plan d’investissement France 2030) et la diffusion de narratifs tels que le « réarmement industriel » ou la « souveraineté nationale et européenne ».
Des incertitudes et des risques minimisés
Il existe surtout une confusion trompeuse entre décarbonation (baisse des émissions de gaz à effet de serre) et dépollution (industries non polluantes).
Cette idée nourrit des imaginaires sociotechniques qui nous projettent dans des futurs confortables et nous laissent penser que nous allons pouvoir continuer à consommer comme avant. La question des externalités négatives, sociales et sanitaires des activités industrielles n’est jamais vraiment discutée. L’administration s’en remet aux lois en vigueur pour encadrer les débordements des nouvelles usines, traitées individuellement, c’est-à-dire, sans bilan global des émissions et rejets associés aux nouveaux hydrocarbures verts, qui viendraient s’ajouter aux pollutions accumulées depuis plusieurs décennies.
Ceci alors même que les pouvoirs publics n’ont pas réussi à juguler l’existant et que l’époque est à l’allègement des contraintes réglementaires pour un « réarmement industriel » et pour une décarbonation, ces définitions étant laissées à la libre définition des entrepreneurs : l’État intervient pour poser un cadre favorable aux investissements sans exercer ses prérogatives en matière de régulation.
La création d’un « hub de la transition énergétique » tel qu’il est envisagé aujourd’hui n’est pas nécessairement une bonne nouvelle pour les riverains. Elle engendrera un phénomène de « dépendance au sentier » (où les trajectoires possibles pour l’avenir seront influencées par les décisions et développements passés), dont il sera difficile de s’extraire par la suite, même s’il s’avère finalement que ce choix n’était pas judicieux.
D’autant plus que des incertitudes – voire des non-dits – pèsent sur le projet.
Notamment en ce qui concerne la production d’hydrogène « vert » par hydrolyse. Il s’agit d’un procédé coûteux, très gourmand en eau et électricité. Rien ne garantit, à l’heure actuelle, que le procédé sera rentable, ni ne permet de prédire quels emplois seront détruits et lesquels seront sauvés.
Les scientifiques qui s’intéressent aux hubs d’hydrogène pointent ainsi deux écueils qui prolongent les problèmes rencontrés lors de l’industrialisation du territoire Fos-étang de Berre dans les années 1970 :
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l’impossibilité de mener des tests à petite échelle qui permettraient de maîtriser une technologie avant de la déployer – et de s’assurer de son efficacité sur les plans industriels, économiques et écologiques,
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la mise à l’écart des riverains qui devront vivre avec les conséquences de choix technologiques réalisés pour le très long terme – sans bénéfices directs.
Autre incertitude : la maintenance des pipelines qui devront connecter le hub aux sites de stockage et aux usagers. En effet, la spécificité de l’hydrogène, par rapport à d’autres gaz, est sa faible densité. Il nécessite d’être acheminé avec des précautions particulières, parce qu’il corrode l’acier et fuit à la moindre fissure. Il peut ainsi avoir des effets négatifs sur la couche d’ozone.
Comment parer à ces nouveaux risques ? Conscient de ces problèmes, le Département de l’énergie (DoE) américain a provisionné 8 millions de dollars pour les surveiller.
Qu’en est-il de la ZIP de Fos où l’Institut écocitoyen, une association, œuvre depuis 15 ans pour produire les d onnées environnementales et sanitaires manquantes réclamées par les populations ? De fait, les nouveaux projets industriels relèvent de la directive SEVESO qui s’applique aux usines dangereuses. Les riverains sont-ils prêts à voir le plan de prévention des risques technologiques, très contraignant pour l’urbanisme, s’étendre ?
Surtout, la production d’hydrogène repose aussi sur la disponibilité en électricité et en eau, des ressources dont l’accaparement n’est pas assez problématisé.
Pour répondre aux besoins d’électricité, il faudra envisager un raccordement électrique au nucléaire de la vallée du Rhône. Ainsi, la décision de construire une ligne à très haute tension (THT) entre Fos-sur-Mer et Jonquières Saint Vincent, dans le Gard, aggrave la colère de ceux qui pensaient que le zonage des années 1960 suffirait à sanctuariser la Crau et la Camargue. Or, ces lignes font courir aux écosystèmes des risques d’incendie, sans parler des problèmes de maintenance qui peuvent survenir lorsque la température extérieure dépasse 35 °C.
La région est régulièrement en situation de stress hydrique). Pourtant, certains ingénieurs arguent que l’eau ne sera plus un problème lorsque le projet visant à amener par voie souterraine les eaux de turbinage de la centrale hydroélectrique de Saint-Chamas jusqu’à la ZIP de Fos, d’un coût de plusieurs milliards d’euros, aura été réalisé. Ils oublient toutefois, de façon commode, d’évoquer la question des transferts de vulnérabilité qui en découleront : réduction à venir des débits des rivières, sécheresses de plus en plus fortes et fréquentes…
Quelle place pour le débat démocratique ?
Cette débauche de solutions technologiques est-elle compatible avec les objectifs de transition affichés ? On peut aussi se demander si leur adoption est aussi démocratique que ce que leurs promoteurs voudraient croire.
La Commission nationale du débat public (CNDP) a pu, après hésitation des autorités et grâce à la pression exercée par les riverains mobilisés contre la ligne THT, organiser la consultation. Mais ses conclusions, aussi intéressantes soient-elles, ne seront pas contraignantes. L’expertise scientifique et citoyenne locale, développée depuis quarante ans du fait de la cohabitation subie avec les pollutions, ne sera très certainement pas intégrée au processus de décision. Aux riverains d’accepter ce qu’on leur propose, au nom d’un intérêt général conforme aux visées d’une poignée d’acteurs politico-économiques dominants – au risque d’un conflit social potentiellement dur.
Tout porte à croire, alors que les défis climatiques et écologiques sont majeurs, que ce bégaiement de l’histoire ne permettra pas d’accoucher d’une transition véritablement robuste et juste. Pour cela, il faudrait qu’elle adopte une dimension réflexive et réellement partagée entre tous quant à ses conséquences sociales, économiques, sanitaires et environnementales.
Christelle Gramaglia est membre du Conseil scientifique de l’Institut écocitoyen pour la connaissance des pollutions de Fos (instance consultative)
Xavier Daumalin a reçu des financements de l’ANR
Béatrice Mésini, Carole Barthélémy et Fabien Bartolotti ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.
Auteur : Fabien Bartolotti, Docteur en histoire contemporaine, Aix-Marseille Université (AMU)
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