Décryptage technologique

Après #MeToo, quelle sexualité dans les entreprises ?

Les entreprises sont à la fois le lieu de rencontres amoureuses et sexuelles et le point de focalisation du phénomène #MeToo qui dénonce les violences sexistes et sexuelles. La recherche en management s’est peu intéressée à ce sujet, qui fait l’objet d’un colloque organisé à l’IAE Paris-Est afin d’apporter de premiers éclairages à la question suivante : comment le mouvement #MeToo est-il vécu dans le monde professionnel ?


Né en 2007 mais popularisé en 2017 lors de l’affaire Weinstein – du nom du producteur américain accusé de multiples violences sexistes et sexuelles (VSS) –, le mouvement #MeToo a amplement permis de libérer la parole des victimes de harcèlement ou d’agressions sexuelles. Tout comme sa déclinaison francophone (#balancetonporc), cette déferlante de témoignages sur les réseaux sociaux présente la caractéristique de concerner le monde professionnel, au-delà du monde du cinéma. Décliné pour différents secteurs économiques, des médias à la santé, ce système de signalement public a entraîné des changements comportementaux aussi bien parmi les salariés que parmi leurs employeurs.

Dans le même temps, l’entreprise demeure aujourd’hui encore un lieu au sein duquel s’épanouissent relations sexuelles et rencontres amoureuses, que ce soit entre collègues ou entre un subordonné et son supérieur hiérarchique. Histoires d’un soir ou romances durables constituent donc une dimension de la vie professionnelle. Leurs conséquences organisationnelles positives ou négatives sont bien réelles : départ spontané ou provoqué, conflits interpersonnels, désengagement, productivité accrue ou altérée, entrepreneuriat en couple, etc.

Un point aveugle de la recherche en management

Pourtant, la sexualité dans les organisations est un thème notoirement délaissé dans la recherche universitaire. Certes, les études critiques en management anglophone l’ont abordée, dès 1984, avec un célèbre article de Gibson Burrell. Le sociologue britannique y pointait le processus de désexualisation dans les organisations en cours depuis le XIVe siècle, en relation avec le processus de civilisation décrit par Norbert Elias. Ce processus était engendré par l’avènement du protestantisme puritain accompagnant le développement du capitalisme. La chasse aux activités sexuelles (et à l’alcoolisme) sur les lieux de travail visait d’abord à accroître la productivité.

En 1992, Gibson Burrell poursuit son étude et se demande si le processus de « re-sexualisation » engagé dès les années 1960-1970 dans les pays occidentaux ne conduisait pas à des phénomènes d’oppression des femmes (discrimination, harcèlement sexuel) ou à leur exploitation comme objets sexuels dans les publicités ou les rapports avec la clientèle. Mais, ces recherches mises à part, la sexualité demeurait largement ignorée des travaux académiques.

Juste avant la vague #MeToo, un bilan des recherches sur la sexualité dans les organisations en prenait acte et reconnaissait que le thème restait encore, si ce n’est tabou, du moins assez peu développé dans le courant dominant en gestion alors que le contrôle, la marchandisation et la commercialisation de la sexualité n’avaient jamais été aussi importants, de même que son instrumentalisation commerciale. Le phénomène #MeToo aurait dû attiser la curiosité des chercheurs. Or, c’est le contraire qui semble s’être passé, malgré de rares exceptions.

Persuadés que, parce qu’elle imprègne et structure les organisations malgré elles, la sexualité mérite davantage d’attention dans les recherches en gestion, nous organisons un colloque pour évoquer les conséquences du phénomène #MeToo au sein des entreprises, point aveugle des retombées de cette vague de libération de la parole, dont nous publions ici les résultats de quelques contributions




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Résistances masculines

Farah Deruelle s’est intéressée aux résistances masculines suscitées par la régulation accrue des relations amoureuses et sexuelles au travail, perçue comme une désexualisation nécessaire par beaucoup de femmes. Après avoir mené plus de 60 entretiens, elle a observé trois formes principales de résistance :

  • la crainte de la fin de la séduction au travail, valeur pourtant au cœur d’une supposée identité française ;

  • la peur d’une aseptisation des relations professionnelles, amplifiée par l’instauration de codes de conduite et la suppression des temps festifs ;

  • l’appréhension d’une éventuelle censure féministe qui limiterait la liberté créative.

Un interviewé lors de l’enquête en entreprise de Farah Deruelle exprime son dépit :

« Donc voilà, c’est dur d’être un homme au XXIe siècle, hein. Y’a un peu d’humour, mais y’a un peu de vérité quand même. Tu sais pas trop comment te comporter. »

La principale conclusion de ce travail de recherche est qu’après #MeToo, de nombreux hommes craignent de subir un déclassement professionnel.


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Éthique de la sexualité

Ce contexte permet à Christine Noël-Lemaître de (re)poser la question des enjeux éthiques de la sexualité sur le lieu de travail. Sa recherche scrute la dynamique des règles formelles explicitées dans les documents éthiques et juridiques diffusés en interne et en externe et des règles informelles en matière de comportement sexuel au sein des grandes entreprises cotées en France. Fondée sur une analyse des documents éthiques et une série d’entretiens exploratoires, l’étude pointe ainsi le minimalisme éthique en vigueur au sein des organisations post-#MeToo en France.

À l’inverse de la majorité des grandes entreprises, Cap Gemini ne se contente pas de rappeler que le harcèlement sexuel est illégal, mais alerte les salariés sur des comportements susceptibles d’être interprétés comme relevant d’une forme de harcèlement :

« L’un•e de mes collègues se tient toujours très près derrière moi, pose la main sur mon dos et mes épaules lorsque je suis à mon bureau. Cela me gêne énormément. S’agit-il de harcèlement ? C’est possible. Si vous le pouvez, demandez à votre collègue d’éviter de vous toucher. Ensuite, si vous estimez que cela n’a rien changé, vous pouvez en parler à votre manager. Si cela vous met mal à l’aise, vous pouvez vous adresser directement à votre responsable des ressources humaines »

L’érotisme, une force contre le travail ?

François De March emprunte un chemin opposé en confrontant #MeToo à la pensée de l’écrivain et philosophe français Georges Bataille. Selon ce dernier, l’érotisme renvoie à une conception anthropologique dans laquelle l’hominisation (le passage de l’animal à l’homme) se traduit par l’apparition simultanée du travail et des interdits. La sexualité humaine s’est constituée en opposition au travail, car sa dimension violente le menace. D’abord religieux, les interdits visaient ainsi en première intention à protéger le travail de cette violence. Mais ils n’étaient pas absolus, leur transgression était toujours possible et s’exprimait dans la communauté des amants.

En attaquant exclusivement la sexualité masculine, le phénomène #MeToo ne peut pas être considéré comme un nouvel interdit. Il s’oppose radicalement à cette communauté des amants en stigmatisant uniquement l’un des deux. Les effets observables – baisse des relations sexuelles, augmentation de l’homosexualité féminine chez les jeunes, règles de plus en plus contraignantes dans les organisations – expriment la crainte croissante de la sexualité masculine. En ce sens, le phénomène #MeToo serait une négation de l’érotisme bataillien. Dès lors, le recours à la pensée de Bataille en permet une critique raisonnée, dans la lignée des écrits de Marcela Iacub et de Sabine Prokhoris. Elles
dénoncent la violence de la croisade #MeToo,qu’elles estiment « beaucoup plus sévère que les anciens interdits d’origine religieuse » : dénonciations publiques sans preuves, injures vis-à-vis des incriminés, demandes d’annulations de manifestations artistiques et universitaires, menaces de violence physique, intimidations, actions en « meute ».

Le risque de la dissolution de #MeToo dans le cynisme managérial

Comme d’autres préoccupations sociétales surgies avant elle (RSE, écologie, lutte contre les discriminations, etc.), l’action contre les violences sexistes et sexuelles au sein des entreprises est susceptible de connaître aussi bien des pratiques sincères que des détournements.

Du point de vue des dirigeants, le levier #MeToo peut être utilisé pour des fins personnelles, non sans cynisme. En s’intéressant à une organisation caritative au cœur d’un scandale fortement médiatisé (Emmaüs), Joan Le Goff montre comment #MeToo a pu ainsi être mobilisé pour y prendre le pouvoir, en dévoyant cette bonne cause au détriment des victimes (éventuelles ou attestées).

Alors qu’elle rencontre des résistances internes pour réorienter la stratégie du groupe, la nouvelle équipe de direction a tenté de disqualifier les antennes locales, héritières historiques du fondateur et des valeurs de la communauté solidaire. En impliquant ses adversaires dans un scandale sexuel (avéré), elle sait qu’ils ne pourront pas riposter, même sur d’autres sujets. Ici, #MeToo semble servir à bâillonner l’opposition pour surmonter des dissensions organisationnelles. La machine managériale peut renverser le sens d’un mouvement sociétal et en faire une ressource pour des stratagèmes, d’autant qu’une attaque sur la réputation est à la fois très efficace et peu coûteuse.

Ministère du travail, 2024.

Au-delà de ces pistes de réflexion, le colloque abordera d’autres thèmes comme l’intelligence artificielle et l’industrie du sexe, l’humour sexiste ou encore l’hypocrisie organisationnelle autour de la prostitution.

Après #MeToo, quelle sexualité dans les entreprises ?

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

Auteur : Joan Le Goff, Professeur des universités en sciences de gestion, IAE Paris-Est

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Artia13

Bonjour ! Je m'appelle Cédric, auteur et éditeur basé à Arles. J'écris et publie des ouvrages sur la désinformation, la sécurité numérique et les enjeux sociétaux, mais aussi des romans d'aventure qui invitent à l'évasion et à la réflexion. Mon objectif : informer, captiver et éveiller les consciences à travers mes écrits.

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