
Notre démocratie est en crise, comment la réinventer ? Que nous enseignent ceux qui, au cours des âges, furent ses concepteurs ? Second volet de notre série consacrée aux philosophes et à la démocratie avec le Grec Aristote. Sa politeia, ou gouvernement constitutionnel, assoit le pouvoir sur un grand nombre de citoyens et vise l’intérêt commun.
On dit souvent que les Grecs ont inventé la démocratie. Une affirmation qu’il faut accompagner de plusieurs attendus, dont le plus important apparaît dans le recensement qui, en 317 avant J.-C., donnait à Athènes 21 000 citoyens, 10 000 métèques et 400 000 esclaves. Or les métèques, les esclaves et les femmes libres, qui devaient en gros être aussi nombreuses que les citoyens, étaient exclus de la citoyenneté. Il serait donc plus exact de dire que les Grecs ont inventé la cité (polis), une forme de communauté dans laquelle les hommes qui étaient comptés comme citoyens jouissaient d’une égalité de statut quelles qu’aient été par ailleurs leurs différences sociales (de naissance, de fortune, etc.) et avaient donc part aux décisions politiques de leur cité (« politique » vient de polis). Là aussi, avec de multiples nuances.
Alors que la cité était présente à tous les niveaux de la vie quotidienne des Grecs et dans les textes qu’ils nous ont laissés, Aristote est le premier à définir ce qu’est la cité : la communauté parfaite dans laquelle les citoyens, en partageant le pouvoir, parvenaient à un épanouissement psychologique et affectif qu’Aristote, comme tous les Grecs, appelait le bonheur. La lecture de la philosophie politique d’Aristote qui a été dominante jusqu’aux dernières décennies du XXe siècle et qui faisait de lui un réaliste modéré qui opposait le « bon sens » aux thèses extrémistes du « communisme » de Platon est donc fausse. Aristote donne à la vie en cité, une destination éthique et ce qu’il recherche, c’est une forme excellente de communauté qui mène ses citoyens à cette excellence qu’est le bonheur. Il propose une forme remarquable de cette relation entre vertu et cité en déclarant que la cité est une communauté naturelle (alors qu’une alliance militaire, par exemple, est une association conventionnelle) et que, selon une formule célébrissime, « l’homme est un animal politique par nature ». Ce qui signifie que les hommes (il faut ici sous-entendre grecs et libres) ne développent complètement leur nature qu’en étant les citoyens d’une cité vertueuse. Cette situation est paradoxale du fait qu’Aristote vivait à une époque où la cité était en train de perdre son indépendance du fait de l’impérialisme des rois de Macédoine et notamment d’Alexandre le Grand, dont Aristote avait été le précepteur.
La politeia, ou gouvernement constitutionnel
Si l’on s’en tient aux mots tels qu’il les emploie, Aristote n’est pas démocrate, car il considère que la dêmokratia, dont Athènes était si fière, est une forme déviée de constitution, c’est-à-dire qu’elle régit la cité au profit, non pas de l’ensemble du corps civique, mais d’une classe sociale particulière, la masse des citoyens pauvres. Un régime démagogique, qui débouche, selon Aristote, sur une forme de tyrannie, car bien des tyrans ont été issus des classes populaires. Aristote a néanmoins été le soutien le plus solide, dans l’Antiquité et peut-être au-delà, d’un régime populaire que nous appellerions une démocratie et que lui nomme une politeia, terme qui, en grec, désigne tantôt toute forme de constitution, tantôt le fait même de vivre en cité (polis). Dans ma traduction des Politiques, j’ai rendu politeia par « gouvernement constitutionnel ». Il s’agit donc d’un régime qui assoit le pouvoir sur un nombre important de citoyens, appartenant à toutes les classes de la cité, et qui exerce ce pouvoir au profit de tous les citoyens en œuvrant à leur amélioration éthique.
La raison principale de ce penchant d’Aristote vers le gouvernement constitutionnel, c’est la relation réciproque qu’il a mise au jour entre un régime vertueux et les vertus de ses citoyens : un tel régime ne peut pas fonctionner si ses citoyens ne partagent pas des valeurs éthiques qui leur font mettre le bien de la cité au-dessus de leurs intérêts personnels, mais la vie en cité elle-même développe les vertus éthiques des citoyens : Aristote insiste sur le fait que les vertus nous relient à autrui (on n’est pas généreux envers soi) et que donc les vertus que l’on exercera au sein de cette communauté parfaite qu’est la cité seront des vertus parfaites. En tant donc qu’il exercera la fonction de citoyen, un homme sera plus courageux à la guerre, moins soumis à ses intérêts privés, etc. Ce qui est crucial, c’est que les citoyens qui ont le pouvoir, ou qui ont plus de pouvoir que les autres, soient suffisamment vertueux pour que le pouvoir qu’ils installent fasse diffuser la vertu dans le corps civique. Les régimes corrects, qui peuvent être des monarchies ou des aristocraties, tendent donc vers un régime populaire correct, la politeia. Il y a en effet trois régimes corrects : la royauté quand le roi est vertueux et éduque ses sujets à devenir des citoyens (c’est-à-dire à dépasser la royauté), l’aristocratie, quand seul un petit nombre de citoyens sont vertueux et la politeia, auxquels correspondent trois régimes déviés : la tyrannie, l’oligarchie et la démocratie au sens d’Aristote.
Éduquer les citoyens par les lois
Le moyen principal de cette éducation des citoyens à la vertu, ce sont les lois. Il y avait chez les Grecs, une révérence envers les lois de leur cité, qui a fait dire à Paul Veyne que le patriotisme revendiqué de Socrate, par exemple, ne l’attachait pas au territoire d’Athènes ou aux ancêtres, mais aux lois de la cité. Quand nous obéissons à de bonnes lois, il se forme en nous des habitudes vertueuses, et c’est pourquoi ce sont les enfants qu’il faut surtout habituer à accomplir des actions en conformité avec ces bonnes lois. Par la contrainte s’il le faut. Nous avons ici un enchaînement que les judéo-chrétiens que nous sommes ont du mal à comprendre : l’obéissance aux lois nous contraint à agir vertueusement (à être courageux, généreux, etc.), or ces vertus sont, sans que nous nous en apercevions immédiatement, une partie de notre nature. Car tôt ou tard nous passons de ce qu’Aristote appelle la « continence » à la vertu : nous disons la vérité parce que nous avons peur que notre mensonge soit découvert et puni, jusqu’au moment où dire la vérité nous fait plaisir. Le plaisir qu’elle procure est la preuve qu’une action est vertueuse.
La loi doit s’imposer à tous et la preuve la plus évidente qu’un régime est corrompu, c’est que la loi n’y est plus souveraine. Le tyran est au-dessus des lois et dans les régimes démagogiques, le peuple décide que sa volonté du moment l’emporte sur la loi. Aujourd’hui, les régimes dits par euphémisme « autoritaires » ont ce que l’on pourrait appeler une « légalité Potemkine » et, dans nos démocraties, des leaders populistes appellent à abandonner, au moins partiellement, l’état de droit pour suivre les désirs populaires. Mais pour Aristote la loi n’est pas immuable. Certes, les changements législatifs doivent être entrepris avec une extrême prudence, car il faut donner à la loi le temps de produire des effets éthiques. Aristote préconise de changer la loi lorsqu’elle n’est plus en adéquation avec le régime (la constitution). Ainsi le code d’honneur qui régit une société aristocratique n’a pas sa place dans un régime populaire. Ceci montre un profond bouleversement des rôles, notamment par rapport à Platon. Pour Aristote, en effet, le philosophe ne doit pas gouverner la cité, et cela pour une raison doctrinale forte : l’excellence théorique du philosophe est différente de l’excellence pratique de l’homme politique. Celui-ci doit pouvoir saisir les occasions favorables pour prendre les décisions et entreprendre les actions bénéfiques pour sa cité. La fonction du philosophe politique sera donc de donner une formation théorique, non seulement à l’homme politique, mais surtout à l’homme-clé de la vie politique grecque, le législateur, celui qui donne sa forme à la constitution d’une cité et qui tente ensuite de corriger cette forme au cours de l’histoire de cette cité. Quand le rapport des forces dans une cité aura changé, par exemple au profit du peuple, le bon législateur devra être assez sagace pour comprendre que le régime doit évoluer et que sa législation doit s’adapter à la situation nouvelle. Car ce sont les lois qui dépendent du régime et non l’inverse. Comme il le dit explicitement, Aristote entend incarner les réquisits éthiques qui rendent les citoyens vertueux et heureux dans des institutions effectivement réalisables.
Aristote et la lutte des classes
Aristote s’est radicalement distingué de tous les autres auteurs antiques sur des points cruciaux, que l’on peut résumer sous la forme de trois thèses. D’abord, Aristote ne rêve pas d’une cité homogène et immuable, mais il reconnaît que l’on appellera plus tard la « lutte des classes » est naturelle à la cité. Pour lui est naturel ce qui se produit « toujours ou la plupart du temps ». Ainsi il est naturel que les chattes fassent des chatons, bien que ce ne soit pas toujours le cas. Or Aristote voit bien autour de lui que le monde des cités est composé presque exclusivement de régimes populaires démagogiques et de régimes censitaires oligarchiques. Plusieurs travaux récents ont mis en lumière la conception absolument originale qu’il a de la stasis. Ce terme désigne la discorde à l’intérieur d’une cité menant quelquefois à la guerre civile. Pour les Grecs, il s’agit là du crime suprême, que Platon assimile au parricide et punit de mort. Aristote remarque, sans surprise, que la sédition vient du fait que le corps civique est composé de classes antagonistes aux intérêts divergents. Ainsi la stasis, loin d’être une exception désastreuse, est l’état normal des cités. Encore faut-il que le législateur propose des institutions qui empêchent qu’elle ne prenne une ampleur excessive et qui la font servir à l’amélioration du régime en place.
D’où la deuxième thèse : la lutte des classes est non seulement naturelle, mais elle est bénéfique à la cité dans la mesure où, à côté de sa face sombre (les démocrates veulent faire un usage immodéré de leur pouvoir pour spolier les riches ; les oligarques tentent d’accaparer le pouvoir et veulent s’enrichir sans limites), chaque parti est porteur de valeurs positives : le parti oligarchique milite pour que l’on prenne en compte la valeur et la richesse dans l’attribution du pouvoir, et cela est bon pour la cité, car les gens de valeur et les riches peuvent lui être utiles. Quant au parti démocratique, il a raison de rappeler le caractère de base de toute cité, à savoir que ses citoyens sont libres et politiquement égaux. Car si on les prive de leur liberté, les membres du corps civique ne sont plus des citoyens.
Les luttes des dominés apportent les progrès politiques et sociaux
La tendance de fond de toute constitution déviée à prendre une forme de plus en plus extrême conduit inévitablement à une tyrannie. Aristote réintroduit alors le rôle des classes dominées dans l’histoire des cités, reconnaissant ainsi, bien avant Marx, que la lutte des classes est le moteur de l’histoire, ce qui constitue une troisième thèse. Deux cas se présentent : soit les dominants, aveuglés par leur arrogante confiance en eux, cherchent à s’imposer et risquent de déclencher une révolution, soit ils sont assez intelligents pour lâcher du lest à temps et s’entendre avec les dominés. C’est une idée que nous partageons encore : ce sont les luttes des classes dominées qui apportent des progrès politiques et sociaux.
Le fait que toute cité soit composée de classes en lutte (dans la grande majorité des cas, un parti oligarchique et un parti démocratique), peut conduire à la catastrophe ou à l’excellence. Ainsi le tyran cumule les mauvais côtés des deux partis en accumulant une fortune en spoliant les riches. Mais si un législateur avisé combine les bons côtés de ces deux partis, goût de la liberté des démocrates et reconnaissance des talents par les oligarques, on obtient une politeia. La politeia, la meilleure des constitutions, est donc composée de traits de deux constitutions vicieuses. Ainsi toutes les classes sociales auront satisfaction sur un ou plusieurs points, ce qui est aussi l’un des objectifs des démocraties modernes.
Mais Aristote fait un pas de plus. L’idéal serait que tous les citoyens soient des hommes éthiquement parfaits, mais c’est trop demander. On peut donc se contenter, pour établir une politeia, de mélanger un petit nombre de citoyens vertueux à une masse d’autres qui le sont moins, sans toutefois être vraiment vicieux. Or, ajoute Aristote, l’exercice collectif des fonctions de citoyen permet de pallier les insuffisances de chacun. Pour Aristote, la délibération en commun nous hisse à un niveau d’excellence que nous ne pouvons pas atteindre seuls. Il y a dans ce pouvoir du collectif le socle d’une pensée réellement démocratique.
Pierre Pellegrin a traduit et édité les Politiques, d’Aristote (Flammarion, 2015). Il est l’auteur de l’Excellence menacée. Sur la philosophie politique d’Aristote (Classiques Garnier, 2017) et de Aristote (« Que sais-je ? », PUF, 2022).
Pierre Pellegrin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
Auteur : Pierre Pellegrin, Professeur de philosophie, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)
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