Autonomie monétaire stratégique : l’Union européenne à l’épreuve de Trump
Depuis la réélection de Donald Trump, l’asymétrie de pouvoir entre les États-Unis et l’Union européenne saute aux yeux et porte un nom : le dollar. La puissance de la monnaie états-unienne pose un défi aux Européens. Un défi important, mais pas insurmontable.
Depuis la prise de fonction de Donald Trump en janvier 2025, les relations économiques internationales ont connu un regain de tensions. Le retour d’un protectionnisme assumé et l’élargissement des sanctions économiques ont contribué à accroître l’instabilité mondiale. Pour la zone euro, ces développements mettent en lumière une réalité structurelle : sa dépendance stratégique vis-à-vis des décisions économiques et financières américaines.
La position dominante du dollar américain ne fait plus débat. De nombreux travaux, du paradigme de la monnaie dominante à celui d’un cycle financier mondial porté par le crédit américain, mettent en évidence son rôle déterminant à l’échelle mondiale. En moyenne, le dollar représente près de 60 % du total des actifs et engagements des banques internationales, ce qui illustre son poids prépondérant dans les flux financiers globaux.
À cela s’ajoute son double statut : monnaie de réserve internationale et monnaie de référence pour la facturation des échanges commerciaux. En d’autres termes, le dollar occupe une place centrale dans l’architecture financière mondiale, tant pour les réserves de change des banques centrales que pour les transactions commerciales et financières entre entreprises privées.
Graphique : Des banques européennes dépendantes au dollar dans un contexte de tensions géopolitiques accrues (actifs et engagements en trillions de dollars)
Une pression accrue
Les banques européennes sont particulièrement actives sur le marché du financement en dollars (Graphique ci-dessus), ce qui les rend sensibles à l’influence des banques globales américaines. L’évolution récente des politiques américaines aggrave cette dépendance : les nouvelles mesures commerciales de l’administration Trump – notamment l’instauration de droits de douane universels et l’élargissement des sanctions extraterritoriales – ont encore renforcé la position centrale du dollar, en incitant les entreprises à sécuriser leurs transactions en devise américaine pour éviter les restrictions, mettant davantage sous pression les systèmes bancaires européens déjà engagés dans le financement en dollars.
Cette pression accrue illustre la difficulté pour la zone euro de préserver sa souveraineté économique dans un contexte où les décisions américaines ont des répercussions directes sur sa stabilité financière. Un phénomène d’autant plus préoccupant que cette dépendance expose la zone euro aux chocs financiers générés par les États-Unis eux-mêmes.
Les dernières turbulences sur les marchés américains en témoignent. En avril 2025, la guerre commerciale relancée par l’administration Trump a provoqué une volatilité inhabituelle, y compris sur le marché obligataire américain – pourtant traditionnellement considéré comme une valeur refuge. Les mouvements inattendus des taux sur les obligations du Trésor américain et la pression sur le financement en dollars ont soulevé des doutes sur la capacité des États-Unis à jouer leur rôle habituel de stabilisateur financier mondial. Cette instabilité révèle à quel point la dépendance structurelle de la zone euro à l’égard des États-Unis peut devenir un facteur de risque systémique.
Interdépendances asymétriques
Cette dépendance financière au dollar ne reflète pas seulement un déséquilibre monétaire : elle s’inscrit dans un rapport de pouvoir plus large entre les États-Unis et la zone euro. Pour mieux comprendre cette dynamique, on peut s’appuyer sur une grille d’analyse développée par deux politologues américains, Robert O. Keohane et Joseph S. Nye, qui ont introduit le concept d’interdépendance complexe. Ce concept sert à montrer comment la dépendance mutuelle entre États peut se transformer en levier d’influence.
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Se basant sur le concept d’interdépendance complexe, ils distinguent deux formes d’interdépendance asymétrique. La première forme, intitulée « sensibilité », désigne le degré auquel les conditions économiques dans un pays peuvent être affectées – positivement ou négativement – par des événements extérieurs. La seconde forme, appelée « vulnérabilité », concerne la capacité ou l’incapacité d’un pays à répondre ou à s’adapter à ces chocs externes. Autrement dit, la sensibilité mesure l’exposition immédiate à un changement, tandis que la vulnérabilité mesure l’incapacité structurelle à s’en détacher.
Capacité d’influence disproportionnée
C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre la place du dollar : sa domination dans les réserves de change des banques centrales, la dollarisation du commerce mondial, des marchés de capitaux et des systèmes de paiements internationaux donnent aux États-Unis une capacité d’influence disproportionnée. Ils peuvent ainsi agir sur le reste du monde en modifiant leur politique économique, en transmettant des chocs financiers domestiques ou en changeant unilatéralement les règles du jeu.
Ce dernier point est particulièrement important dans le contexte géopolitique actuel. Depuis la réélection de Donald Trump, l’administration américaine a intensifié l’usage des sanctions financières à des fins diplomatiques. Par exemple, Washington annonce, en avril 2025, un durcissement des sanctions secondaires liées aux échanges avec l’Iran, touchant potentiellement des entreprises européennes exposées sur les marchés chinois et moyen-orientaux. Ces mesures, prises de manière unilatérale et sans coordination avec ses alliés, mettent directement en lumière le manque d’autonomie stratégique de la zone euro face à un outil monétaire qui reste sous contrôle américain.
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Un changement de posture européenne ?
Quelle stratégie la zone euro peut-elle mettre en place en réponse à ces sanctions extraterritoriales ? Jusqu’à présent, les nations et institutions européennes ont privilégié une stratégie de relations internationales fondée sur le respect des règles du multilatéralisme sans se soucier de la dimension géopolitique des relations économiques internationales. Les Européens ont accepté de facto le rôle de leader joué par les Américains dans l’ordre libéral international. Ce comportement a conduit, d’une part, à la domination du dollar comme monnaie pivot internationale et, d’autre part, à la prééminence des conceptions américaines sur la déréglementation financière donnant une place centrale à son système financier au niveau mondial.
L’utilisation croissante de l’arme économique, en lien avec les tensions géopolitiques, a poussé l’Union européenne à revoir sa posture. À cela s’ajoutent les incertitudes liées à la politique étrangère américaine, qui varie fortement selon les administrations successives. Ce tournant trouve son origine dans l’élection en 2019 à la présidence de la Commission européenne d’Ursula von der Leyen. Cette dernière a en effet affirmé la volonté de doter l’Union européenne d’une vision géostratégique. Sur le plan monétaire, Josep Borrell, haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, a souligné en 2021 que l’une des « faiblesses » de l’UE était sa dépendance au dollar, qui ne lui permettait pas d’avoir une « autonomie stratégique ».
Les tensions actuelles rendent cette autonomie encore plus urgente. La multiplication des barrières commerciales et la fragmentation du commerce mondial, renforcée par l’agenda protectionniste américain, posent un défi direct à la stabilité financière de l’Union européenne.
Un salut numérique ?
Ce contexte met en lumière une réalité structurelle : le système financier de la zone euro est en réalité loin d’être autonome vis-à-vis des États-Unis, ce qui confirme l’asymétrie de dépendance évoquée précédemment. Or, comme l’a souligné Benjamin J. Cohen, l’autonomie – qui traduit le pouvoir interne – est un préalable à l’expression d’une influence extérieure (pouvoir externe).
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Deux axes stratégiques sont particulièrement déterminants pour renforcer l’autonomie financière et monétaire de la zone euro face aux pressions extérieures.
Le premier axe stratégique pour renforcer l’autonomie de la zone euro concerne l’émergence des monnaies numériques de banques centrales, qui ouvre de nouvelles perspectives. En facilitant et en accélérant la diffusion internationale des monnaies, la numérisation change la donne, conduisant à un profond bouleversement des rivalités monétaires. Dans le contexte de compétition géopolitique avec les États-Unis, la Chine a déjà lancé sa monnaie numérique, e-CNY.
La zone euro est déjà relativement avancée dans son projet de monnaie numérique. Dans la compétition entre puissances, le futur euro numérique pourrait être un outil puissant pour gagner en autonomie vis-à-vis des États-Unis. En effet, la numérisation rend les systèmes de paiement internationaux plus efficaces en réduisant les coûts tout en améliorant la rapidité. Il existe donc une incitation pour les marchés à utiliser ce type d’instrument. Cet outil est d’autant plus essentiel que jusqu’à présent, les États-Unis ne semblent pas disposés à saisir l’opportunité de façonner le futur système monétaire international numérique.
L’importance d’une union des marchés financiers
Le second axe stratégique pour renforcer l’autonomie de la zone euro repose sur l’évolution structurelle du système financier européen. Dans cette perspective, le développement d’une véritable Union des marchés financiers apparaît comme une étape incontournable. L’objectif est non seulement de permettre aux investisseurs internationaux d’accéder à des marchés financiers plus liquides et plus profonds, mais aussi et surtout d’augmenter l’offre d’actifs sûrs libellés en euros. La mise en œuvre du fonds de relance Next Generation EU (NGEU) constitue une étape importante dans la recherche d’une autonomie accrue. Cela marque une rupture dans la politique adoptée jusqu’ici par l’Union européenne. Ce second axe stratégique est d’autant plus important qu’aucune monnaie internationale « significative » n’a émergé sans un vaste système financier. Ce constat est renforcé par l’observation de la centralité des États-Unis au sein du réseau du système financier mondial.
Dans ce contexte, les derniers mois ont mis en évidence le coût de l’absence d’une véritable autonomie stratégique pour la zone euro. La guerre commerciale relancée par l’administration Trump et les réactions en chaîne sur les marchés financiers montrent que la zone reste de manière structurelle exposée aux décisions prises à Washington.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
Auteur : Dalia Ibrahim, Economiste, IÉSEG School of Management
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