Décryptage technologique

Blanchiment d’argent : l’Europe passe (enfin) à l’action
Le blanchiment d’argent représenterait de 2 à 5 % du PIB mondial, soit de 800 milliards à 2 000 milliards de dollars américains. Sergey Klopotov/Shutterstock

L’argent sale n’a pas d’odeur. Les blanchisseurs, pas de frontières. Ces derniers profitent de la fragmentation de la surveillance et des législations européennes pour passer entre les mailles du filet. Avec la création, cet été, de l’Autorité européenne de lutte contre le blanchiment d’argent (Anti-Money Laundering Authority ou AMLA), l’Union européenne peut-elle centraliser la lutte contre la finance illicite ?


L’inclusion probable et imminente de Monaco, symbole mondial de richesse et de discrétion, dans la liste des pays à haut risque en matière de blanchiment d’argent établie par l’Union européenne (UE), a suscité de nombreuses réactions.

L’ajout potentiel de la principauté sur la liste noire met en évidence le défi que représente la lutte contre la finance illicite. Dans une zone comme l’UE, l’ouverture des frontières contraste avec la mise en œuvre et la surveillance des mesures de lutte contre le blanchiment d’argent (l’AML – Anti-Money Laundering). Des politiques qui restent largement confinées à la responsabilité des différents pays membres.

Une transaction financière peut commencer dans un pays à haut risque, passer par une banque européenne et se terminer par une transaction immobilière à Londres ou un trust suisse. C’est précisément pour cette raison que la coordination internationale est si importante. Sans elle, les blanchisseurs d’argent profitent de la fragmentation de la surveillance, en particulier au sein de l’UE. Avec l’Autorité européenne de lutte contre le blanchiment d’argent , ou Anti-Money Laundering Authority (AMLA), qui entre en fonction cet été, l’Union européenne opte pour la centralisation.

Les politiques européennes et françaises de lutte contre le blanchiment d’argent ont échoué pour plusieurs raisons : une application inégale des réglementations, un manque de ressources et de coopération internationale, des sanctions peu dissuasives face à des techniques toujours plus sophistiquées et un phénomène global difficile à cerner.

Pour progresser, il faut renforcer l’harmonisation des règles, augmenter les moyens des autorités, adopter des technologies avancées et améliorer la transparence des structures. Des objectifs que l’AMLA a précisément vocation à concrétiser.

Cent milliards d’euros par an

Quelques rares et prudentes estimations confirment que les flux financiers illicites traversent trop facilement les frontières et que leurs montants sont colossaux. Selon les estimations de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC), le blanchiment d’argent représenterait de 2 % à 5 % du PIB mondial, soit de 800 milliards à 2 000 milliards de dollars américains actuels. Dans l’Union européenne, le produit des activités criminelles est estimé à plus de 100 milliards d’euros par an, dont seul un pourcentage négligeable est finalement saisi. Des recherches estiment que l’argent provenant du trafic de drogue, du trafic des personnes et du terrorisme passe souvent par des banques de 4 à 6 pays différents avant d’être blanchi et d’entrer dans l’économie légale.


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Les grandes banques de l’UE ont été impliquées dans plusieurs scandales très médiatisés. La Danske Bank est devenue l’épicentre du plus grand scandale de blanchiment d’argent en Europe. Il a été révélé que plus de 200 milliards d’euros de transactions suspectes ont transité par sa succursale estonienne. La Deutsche Bank a fait l’objet de multiples enquêtes pour avoir facilité des transferts illicites de plusieurs milliards d’euros, notamment par le biais de sa collaboration avec Danske et de ses liens avec le système Russian Laundromat. ING a payé une amende de 775 millions d’euros aux autorités néerlandaises pour des violations de la législation anti-blanchiment en 2018.

Tracfin en France

Les pays de l’Union européenne mettent en œuvre les directives européennes en matière de lutte contre le blanchiment d’argent, avec des niveaux d’ambition variables. La France a montré un engagement ferme dans la lutte contre le blanchiment d’argent grâce à l’approche de sa cellule de renseignement financier, Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins (Tracfin). Elle a récemment renforcé son analyse des transactions suspectes, élargi sa coopération avec ses partenaires nationaux et internationaux et amélioré son utilisation des analyses de données avancées pour détecter les flux illicites complexes.

Malgré ces progrès, certaines affaires récentes, comme les failles des néobanques ou l’enquête visant BNP Paribas pour blanchiment via Chypre, montrent que des flux illicites échappent encore à la détection de Tracfin.

Dissuader les défaillances des contrôles bancaires internes

Malgré son poids économique, l’Allemagne a été critiquée pour son implication insuffisante, ainsi que pour les défaillances de sa surveillance. La mise en œuvre de sa politique varie d’un Land à l’autre ; les difficultés rencontrées en matière de coopération internationale, en particulier avant l’effondrement de la société spécialisée dans le paiement électronique Wirecard, n’aident pas.

En revanche, les autorités néerlandaises ont suivi l’exemple des États-Unis. Ils ont infligé des amendes importantes à des établissements tels que ING et ABN AMRO, démontrant ainsi leur ferme volonté de lutter contre la criminalité financière en dissuadant les défaillances des contrôles internes dans les banques.




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Ces approches inégales de la lutte contre le blanchiment d’argent dans les États membres de l’UE s’expliquent par plusieurs facteurs.

Les différentes interprétations des règles en matière de lutte contre le blanchiment d’argent créent des lacunes dans la couverture juridique. Une coopération judiciaire transfrontalière irrégulière, en particulier avec les pays tiers, entrave l’efficacité de l’application de la législation. En outre, les cellules de renseignement financier ont des pouvoirs et des responsabilités très variables.

L’absence de format standardisé pour les déclarations d’opérations suspectes complique l’intégration des données dans la plate-forme centrale de l’Union européenne. Elle rend la coordination des actions plus difficile qu’elle ne devrait l’être. Mais tout cela est sur le point de changer…

Autorité européenne de lutte contre le blanchiment d’argent (AMLA)

Pour remédier à ces faiblesses, l’Union européenne est en train de créer l’Autorité européenne de lutte contre le blanchiment d’argent, ou Anti-Money Laundering Authority (AMLA). Elle devrait être pleinement opérationnelle à partir de 2028. Basée à Francfort, l’AMLA supervisera directement une quarantaine d’établissements financiers transfrontaliers à haut risque, harmonisera l’application des règles dans les États membres et coordonnera les régulateurs nationaux.

Elle aura le pouvoir de mener des inspections sur place, d’imposer des sanctions et de renforcer le cadre global de l’UE en matière de lutte contre le blanchiment d’argent.

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L’Autorité européenne de lutte contre le blanchiment d’argent, créée en 2024 par l’Union européenne, est chargée de la traque des flux financiers suspects.
Shutterstock

Afin de soutenir le rôle de l’AMLA, l’UE introduit un règlement unique qui remplacera les différentes législations nationales par un ensemble de normes unifiées dans tous les États membres. Avec l’AMLA, Bruxelles parie que la centralisation peut réussir là où la décentralisation a échoué.

La décentralisation signifie que chaque État membre appliquait les règles anti-blanchiment à sa manière, en transposant les directives européennes dans son droit national. Cela a conduit à des normes contradictoires. Par exemple, certains pays imposaient des seuils de déclaration différents ou avaient des définitions divergentes des entités à surveiller, rendant la coopération inefficace et les contrôles inégaux.

Avertissement symbolique

L’AMLA pourrait se heurter à des difficultés. La complexité des différences juridiques et institutionnelles entre les États membres, la mobilisation de nombreuses expertises pour superviser un large éventail de secteurs, pourrait rendre ce travail fastidieux. La nécessité de trouver un équilibre entre les préoccupations en matière de souveraineté nationale et la nécessité d’une application efficace et unifiée dans toute l’UE également.

Alors que l’Union européenne se prépare à lancer l’AMLA, l’inclusion de pays comme Monaco sur sa liste noire est un avertissement symbolique. Désormais, aucune juridiction, aussi riche ou prestigieuse soit-elle, n’est à l’abri d’un examen minutieux. Le devenir de l’AMLA comme véritable autorité de contrôle puissante dépendra de trois piliers : la volonté politique, la solidité de sa conception institutionnelle et l’ampleur des moyens humains et techniques qui lui seront alloués.

Sans volonté politique, l’AMLA risque d’être affaiblie par les intérêts nationaux. Sans conception institutionnelle solide, ses compétences pourraient se heurter à des obstacles juridiques et bureaucratiques. Sans moyens humains et techniques suffisants, elle ne pourra pas exercer une supervision directe et efficace sur les entités à haut risque ni coordonner les autorités nationales.

The Conversation

Carmela D’Avino ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

Auteur : Carmela D’Avino, IÉSEG School of Management

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Artia13

Bonjour ! Je m'appelle Cédric, auteur et éditeur basé à Arles. J'écris et publie des ouvrages sur la désinformation, la sécurité numérique et les enjeux sociétaux, mais aussi des romans d'aventure qui invitent à l'évasion et à la réflexion. Mon objectif : informer, captiver et éveiller les consciences à travers mes écrits.