Camille Flammarion, l’astronome qui imaginait Mars grâce à la science-fiction

Au croisement de la science et de l’imagination, l’astronome Camille Flammarion a utilisé cartes, romans et rêveries pour faire de Mars un miroir des aspirations humaines et un horizon possible pour l’avenir.
À l’heure de l’exploration robotique ambitieuse de Mars, et alors qu’une mission habitée vers la planète rouge semble de plus en plus probable, il est difficile d’imaginer qu’elle ait autrefois été un monde mystérieux, et inaccessible. Avant l’invention de la fusée, les astronomes qui souhaitaient explorer Mars au-delà de ce que leur permettait le télescope devaient recourir à leur imagination.
En tant qu’historien de l’espace et auteur du livre For the Love of Mars : A Human History of the Red Planet, je m’efforce de comprendre comment, à différentes époques et en divers endroits, les humains ont imaginé Mars.
Les premières cartes de Mars
La seconde moitié du XIXe siècle est une période particulièrement fascinante pour cela. À ce moment-là, Mars semblait prêt à livrer une partie de ses mystères. Les astronomes en apprenaient davantage sur la planète rouge, mais ils n’avaient toujours pas suffisamment d’informations pour savoir si elle abritait la vie – et si oui, de quel type.
Grâce à des télescopes plus puissants et à de nouvelles techniques d’impression, les astronomes commencèrent à appliquer les outils de la cartographie géographique pour créer les premières cartes détaillées de la surface de Mars, y inscrivant continents et mers, et parfois des formes que l’on pensait dues à une activité biologique. Mais comme il était encore difficile d’observer réellement ces reliefs martiens, ces cartes variaient beaucoup selon les auteurs.
C’est dans ce contexte qu’un scientifique de renom, aussi vulgarisateur passionné, a mêlé science et imagination pour explorer les possibilités de la vie sur un autre monde.
Camille Flammarion

Av Ukjent/The New York Public Library Digital Collections
Parmi ces penseurs imaginatifs, on trouve Camille Flammarion, astronome parisien. En 1892, il publia la Planète Mars, une œuvre de référence qui demeure à ce jour un bilan complet de l’observation martienne jusqu’à la fin du XIXe siècle. Il y résuma toute la littérature publiée sur Mars depuis Galilée et affirma avoir examiné 572 dessins de la planète pour y parvenir.
Comme beaucoup de ses contemporains, Flammarion pensait que Mars, un monde plus ancien que la Terre ayant traversé les mêmes étapes évolutives, devait être un monde vivant. Mais il affirmait aussi, contrairement à beaucoup, que Mars, bien qu’ayant des similitudes avec la Terre, était un monde radicalement différent.
Ce sont précisément ces différences qui le fascinaient. Toute forme de vie martienne, pensait-il, serait adaptée à des conditions propres à Mars – une idée qui inspira H. G. Wells dans la Guerre des mondes (1898).

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Mais Flammarion reconnaissait aussi combien il était difficile de cerner ces différences : « La distance est trop grande, notre atmosphère trop dense, nos instruments trop imparfaits », écrivait-il. Aucune carte, selon lui, ne pouvait être prise à la lettre, car chacun voyait et dessinait Mars à sa manière.
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Face à cette incertitude, Flammarion adoptait une position agnostique dans la Planète Mars quant à la nature exacte de la vie martienne. Il envisageait toutefois que si une vie intelligente existait sur Mars, elle devait être plus ancienne que l’humanité, et donc plus avancée : une civilisation unifiée, pacifique, technologiquement développée – un avenir qu’il souhaitait aussi pour la Terre.
« On peut espérer, écrivait-il, que puisque le monde martien est plus ancien que le nôtre, ses habitants soient plus sages et plus évolués que nous. Sans doute l’esprit de paix anime-t-il ce monde voisin. »

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Mais comme il le soulignait souvent : « Le Connu est une minuscule île au milieu de l’océan de l’Inconnu » – une idée qu’il défendait dans la soixantaine de livres qu’il a publiés au cours de sa vie. C’est justement cet inconnu qui le fascinait.
Certains historiens voient surtout en Flammarion un vulgarisateur plus qu’un scientifique rigoureux. Cela ne doit cependant pas diminuer ses mérites. Pour lui, la science n’était pas une méthode ou un corpus figé : elle était le cœur naissant d’une nouvelle philosophie. Il prenait très au sérieux son travail de vulgarisation, qu’il voyait comme un moyen de tourner les esprits vers les étoiles.
Des romans imaginatifs
En l’absence d’observations fiables ou de communication avec d’hypothétiques Martiens, il était prématuré de spéculer sur leur apparence. Et pourtant, Flammarion le fit – non pas dans ses travaux scientifiques, mais à travers plusieurs romans publiés tout au long de sa carrière.
Dans ces œuvres, il se rendait sur Mars en imagination, et observait sa surface. Contrairement à Jules Verne, qui imaginait des voyages facilités par la technologie, Flammarion préférait des voyages de l’âme.
Convaincu que l’âme humaine pouvait, après la mort, voyager dans l’espace contrairement au corps physique, il mit en scène des récits de rêves ou de visites d’esprits défunts. Dans Uranie (1889), l’âme de Flammarion se rend sur Mars en songe. Là, il retrouve son ami défunt Georges Spero, réincarné en un être lumineux, ailé et doté de six membres.
« Les organismes ne sauraient être terrestres sur Mars, pas plus qu’ils ne peuvent être aériens au fond des mers », écrit-il.
Plus tard dans le roman, l’âme de Spero vient visiter Flammarion sur Terre. Il lui révèle que la civilisation martienne, aidée par une atmosphère plus fine favorable à l’astronomie, a fait d’immenses progrès scientifiques. Pour Flammarion, la pratique de l’astronomie avait permis à la société martienne de progresser, et il rêvait d’un destin similaire pour la Terre.
Dans l’univers qu’il imagine, les Martiens vivent dans un monde intellectuel, débarrassé de la guerre, de la faim et des malheurs terrestres. Un idéal inspiré par l’histoire douloureuse de la France, marquée par la guerre franco-prussienne et le siège de Paris.
Aujourd’hui, le Mars de Flammarion nous rappelle que rêver d’un avenir sur la planète rouge, c’est autant chercher à mieux nous comprendre nous-mêmes et à interroger nos aspirations collectives qu’à développer les technologies nécessaires pour y parvenir.
La vulgarisation scientifique était pour Flammarion un moyen d’aider ses semblables, les pieds sur Terre, à comprendre leur place dans l’univers. Ils pourraient un jour rejoindre les Martiens qu’il avait imaginés – des figures symboliques qui, pas plus que les cartes de Mars qu’il avait étudiées dans la Planète Mars, ne devaient être prises au pied de la lettre. Son univers représentait ce que la vie pourrait devenir, dans des conditions idéales.
Matthew Shindell ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
Auteur : Matthew Shindell, Curator, Planetary Science and Exploration, Smithsonian Institution
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