Décryptage technologique

Ces jeunes qui aiment (encore) leur voiture

On voit souvent la jeunesse comme une locomotive de la transition écologique. Pourtant, les jeunes adultes restent attachés à l’automobile, en particulier hors des zones urbaines. La voiture y reste encore vue comme un moyen d’émancipation, voire à un rite de passage à l’âge adulte.


Alors que les enjeux environnementaux occupent aujourd’hui une place centrale dans les discours et les imaginaires, et que les métropoles encouragent les mobilités dites douces, l’automobile essuie souvent les critiques des jeunes générations elles-mêmes. Pourtant, nombreux sont ceux et celles qui y restent profondément attachés. Certes, on observe une baisse du taux de passage du permis chez les moins de 30 ans, mais selon l’Insee,), en 2018, 72,6 % des 16-24 ans disposaient toujours d’une voiture.

Cet attachement est cependant très contrasté, notamment en fonction des contextes géographiques. En effet, si pour les jeunes ruraux la voiture est souvent perçue comme une nécessité quotidienne incontournable, les citadins la décrivent plutôt comme une contrainte supplémentaire. Pour celles et ceux qui y sont attachés, au contraire, l’automobile représente un espace privilégié d’émancipation personnelle, une promesse de liberté et une sphère intime où s’élabore l’identité sociale.

Comment ces jeunes vivent-ils aujourd’hui cet attachement qui semble paradoxal ?

Entre nécessité pratique et symbole d’émancipation

Comme l’explique le sociologue suisse Vincent Kaufmann, le rapport aux mobilités quotidiennes est principalement influencé par les caractéristiques socio-économiques ainsi que par les infrastructures disponibles.

De fait, mes recherches révèlent une inégalité évidente entre milieux urbains et ruraux. Cette observation est également appuyée par une étude de l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire, qui précise que plus l’agglomération est petite, plus le taux de détention du permis de conduire est élevé.

Dans certains contextes ruraux, la voiture apparaît ainsi comme l’unique moyen fiable pour satisfaire les exigences d’une existence contemporaine : aller au travail, suivre des cours, rencontrer des amis ou sortir le soir. C’est un constat qui a été rapporté par les participants à l’étude que j’ai menée dans le cadre de mes travaux de thèse :

« C’est quand même bien pratique pour aller au boulot ou quoi que ce soit. Et même quand je rentre chez mes parents, si je veux aller à gauche à droite, voir des amis ou quoi que ce soit, j’ai ma voiture. Parce que chez mes parents, je n’habite pas en ville. Il y a ça aussi, les gens de la ville, ils ont moins besoin. Moi, j’habite en campagne, donc si tu veux aller où que ce soit, il te faut la voiture de toutes manières » (Tiffène, 22 ans, habitante d’une petite commune du nord-est de la France).

En outre, pour beaucoup de jeunes interviewés, la voiture incarne une étape essentielle vers l’autonomie :

« C’est vrai que la conduite, la voiture, le permis c’est le sentiment d’autonomie. Tu sors de ton adolescence » (Romain, 25 ans, Paris).

Obtenir le permis de conduire est perçu comme un véritable rite de passage contemporain, au sens d’Arnold Van Gennep. Le permis opère bien les trois temps du rite :

  • séparation (de l’individu par rapport à son groupe, notamment pendant les cours de code et de conduite),

  • liminarité (période d’entre deux, du passage du Code et du permis),

  • puis agrégation au groupe des conducteurs reconnus par l’État, la famille et les pairs.


Ces jeunes qui aiment (encore) leur voiture

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Mais le permis représente un investissement coûteux en temps et en argent. Par ailleurs, il est parfois davantage vécu comme une obligation sociale que comme un véritable choix individuel. Celui qui a le permis, c’est celui que l’on appelle lorsqu’on déménage, celui qui conduit lors des départs en vacances, celui qui ne doit pas boire (bien que nombre d’entre eux dérogent à cette règle).

Même lorsqu’ils migrent vers des zones urbaines, certains jeunes ruraux conservent fréquemment ce « besoin perçu » d’avoir un véhicule, symbole durable d’une indépendance chèrement acquise.

Un espace à soi

La voiture constitue également un lieu intime, une capsule mobile où les jeunes élaborent leur propre espace personnel pour les trajets quotidiens. Écouter de la musique, discuter, pleurer, boire, fumer, ou même avoir des relations sexuelles : autant de pratiques révélatrices de cette appropriation intime de l’espace automobile.

« Dans ma voiture, j’écoute du son, je fume des clopes, je discute, ça m’arrive de téléphoner, mais avec le kit mains libres, quand j’étais plus jeune on allait se poser avec la voiture quelque part, dans des endroits où tu as une belle vue, pour fumer des pétards, des trucs comme ça. J’ai dormi aussi dans ma voiture, mangé, baisé. » (Marie, 24 ans, Pau).

« Je vais dans ma voiture et je reste dans ma voiture… c’est quelque chose qui m’appartient, dans lequel je peux être avec moi-même » (Samuel, 23 ans, habitant d’une petite commune du sud-ouest de la France).

La voiture devient ainsi un refuge discret, un sas entre l’intimité du domicile et le soi extérieur. En outre, elle propose aussi aux jeunes de s’extraire temporairement des contraintes sociales et familiales, simplement en conduisant. Cette intimité se renforce souvent par une personnalisation symbolique : stickers, objets familiers, ambiance sonore choisie par le conducteur ou la conductrice…

Au-delà de la pollution, risquer d’être perçu comme un « kéké »

Cette liberté automobile est toutefois sous tension. Malgré l’affection portée à la voiture, celle-ci est stigmatisée pour diverses raisons. Bien sûr parce qu’elle représente une pratique polluante, comme le rappelait Jean-Pascal Assailly, psychologue et expert au Conseil national de la sécurité routière. Ensuite, parce qu’elle engendre des inégalités économiques visibles. Dans les territoires ruraux, les plus précaires sont reconnaissables : ils se déplacent bien souvent à pied.

Enfin, l’attachement à la voiture comporte aussi des risques sociaux, notamment celui du stigmate associé à des représentations dévalorisantes comme celles du « jacky » ou du « kéké ». C’est-à-dire, celui ou celle qui a perdu le contrôle sur son image, qui en fait trop.

Ainsi, ces jeunes qui aiment leur voiture naviguent souvent dans un paradoxe complexe, entre plaisir de conduire, injonction contemporaine à la mobilité et risques environnementaux et sociaux de leurs pratiques.

Cette ambivalence souligne à quel point la voiture demeure un puissant recours identitaire. Et ceci en dépit des nombreux risques qui lui sont associés : celui de perdre la face, celui de mourir et, aujourd’hui plus qu’hier, celui d’abîmer la planète.

En définitive, la voiture demeure pour une partie de la jeunesse, particulièrement hors des grandes villes, un véritable « passeport » vers l’âge adulte. On décroche son permis comme on obtient un diplôme, on fête l’évènement, on se montre au volant. Ce rite de passage ouvre les portes d’un territoire élargi, d’horaires étirés, de nouvelles scènes sociales.

Mais, en même temps, s’affirme aussi la conscience de ses coûts : prix du carburant et de l’assurance, bien sûr – la part du budget des jeunes allouée aux transports est de presque 18 %) –, mais aussi empreinte carbone et soupçon moral.

Cette tension entre mobilité désirée et responsabilité imposée résume le dilemme contemporain : comment continuer à « devenir soi » derrière un volant sans participer à l’épuisement de la planète ?

Les réponses ne peuvent être seulement techniques (électrification, covoiturage) ni de se contenter d’injonctions abstraites à la sobriété. Il faut reconnaître la fonction initiatique et sociale de l’automobile, tout en inventant des usages plus frugaux : maillage plus fin et plus flexible des transports en commun ou encore des garages solidaires. Il s’agit de garages associatifs permettant d’entretenir son véhicule à moindre coût. Il en existe aujourd’hui près de 200 en France.

Car il faut bien comprendre que, pour certains jeunes, abandonner ses clés n’est pas qu’un geste utilitaire, mais bien l’ablation d’un pan biographique. Voilà le préalable à toute politique efficace.

The Conversation

Maxime Duviau ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

Auteur : Maxime Duviau, Docteur en sociologie, Université de Pau et des pays de l’Adour (UPPA)

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Artia13

Bonjour ! Je m'appelle Cédric, auteur et éditeur basé à Arles. J'écris et publie des ouvrages sur la désinformation, la sécurité numérique et les enjeux sociétaux, mais aussi des romans d'aventure qui invitent à l'évasion et à la réflexion. Mon objectif : informer, captiver et éveiller les consciences à travers mes écrits.

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