Décryptage technologique

Comment les sociétés militaires privées se sont répandues à travers le monde

Depuis le début des années 2000 et surtout à la suite des guerres d’Afghanistan en 2001 et d’Irak en 2003, les sociétés militaires privées (SMP) ont fait irruption sur la scène internationale. Certaines, de sinistre réputation, comme Blackwater ou Wagner, sont bien connues ; mais elles ne sont que la partie émergée d’un gigantesque iceberg aux ramifications pléthoriques.


Quand on se penche sur la question des sociétés militaires privées (SMP), on se retrouve rapidement plongé dans de nombreux termes et abréviations, telles que EMSP (entreprises militaires et de sécurité privée), ESP (entreprises de sécurité privée) et E3PN (entreprises privées de protection physique des navires), liste loin d’être exhaustive. En France, le terme d’ESSD (entreprises de services de sécurité et de défense) semble s’être définitivement imposé, principalement pour qualifier les structures françaises.

Pour certains spécialistes, chacun des sigles cités ci-dessus relève d’une réalité différente, avec des spécificités en matière de marchés visés ou encore de prestations fournies. Notons que bon nombre de ces définitions n’existent que dans la langue française. Les Anglo-Saxons, pour leur part, se limitent à deux expressions : PMC (Private Military Company) ou PMSCs (Private Military and Security Companies).

En tout état de cause, cette multitude de termes – certains désuets, d’autres toujours employés – reflète une réalité commune : celle de la privatisation des activités régaliennes que sont la sécurité, la défense et le renseignement. L’objectif de ces entreprises est avant tout commercial. Le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2008 donne des SMP la définition suivante :

« Organismes civils, privés, impliqués dans le cadre d’opérations militaires, dans la fourniture d’aide, de conseils et d’appuis militaires et offrant des prestations traditionnellement assurées par les forces armées nationales. »

Il existe néanmoins une différence entre les sociétés militaires privées et les entreprises de sécurité traditionnelles : il s’agit de la nature de leur mission. La confusion entre ces deux domaines s’explique par le fait que bon nombre de ces entreprises s’occupent à la fois de sécurité et d’opérations en lien avec le domaine militaire.

Ainsi, la différence s’incarne avant tout dans la nature des marchés visés par les sociétés ; or, il est facile pour une société cantonnée au domaine civil de passer dans le domaine militaire. La frontière est très fine. Par exemple, des entreprises de sécurité privées œuvrent à la protection d’installations militaires sur le territoire français, alors que ce type de missions ont longtemps été l’apanage des armées.

« Les mots de la paix : mercenaires », TV5Monde (janvier 2025).

La création des SMP, un long processus historique

Les SMP ne sont pas nées au XXIe siècle, mais juste avant la Seconde Guerre mondiale, avec les Flying Tigers ou Tigres volants, une escadrille de pilotes américains qui participe à la deuxième guerre sino-japonaise, en soutenant Pékin sous couvert d’une entreprise privée, la Central Aircraft Manufacturing Company (CAMC). Après la Seconde Guerre mondiale, la CIA reprend ce modèle pour créer l’héritière de la CAMC, la compagnie aérienne Civil Air Transport (CAT), plus connue sous le nom d’Air America.

Avec la guerre froide, les SMP commencent à se multiplier, d’abord avec les Britanniques, sous la férule du célèbre David Stirling qui crée plusieurs sociétés comme Watchguard International Limited ou encore Kilo Alpha Services, qui vont cohabiter durant des années avec des groupes de mercenaires plus conventionnels comme les « Affreux » du Français Bob Denard.

C’est à la chute du mur de Berlin qu’émerge la SMP sud-africaine Executive Outcomes. Dès lors, ce modèle de sociétés connaît une croissance fulgurante, principalement avec des sociétés anglo-saxonnes, et cela, jusqu’à la première décennie des années 2000. Cette période coïncide avec la mise en lumière des exactions commises par des entreprises comme Blackwater.

Malgré tout, la médiatisation des SMP ne fait pas disparaître ces dernières, bien au contraire ; leur modèle va en réalité se répandre partout dans le monde.

Marchés, clients et gains politiques

Les sociétés militaires privées sont aujourd’hui présentes sur tous les théâtres d’opération et sur tous les continents : des sociétés ont émergé en Chine, aux Émirats arabes unis, en Amérique latine, au Pakistan ou encore en Turquie. Il est d’ailleurs difficile de donner des chiffres précis quant à la taille du marché global des sociétés militaires privées et de la sécurité privée. En cause, l’opacité de ce secteur économique, de la diversité d’activités qu’il regroupe et de la pratique, chez certaines sociétés, d’activités illégales.

Certaines sources estiment qu’en 2019, le marché aurait été de 400 milliards de dollars par an ; d’autres avancent que la taille totale du marché de la sécurité privée dans le monde était, en 2022, de 224,49 milliards de dollars, passant en 2023 à 235,37 milliards pour atteindre, en 2024, 247,75 milliards de dollars. Ce qui semble certain, c’est que ce marché connaît une croissance constante depuis de nombreuses années et les projections actuelles postulent qu’à l’horizon 2032, il pourrait atteindre 385,32 milliards de dollars.


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Et pour cause : les clients des SMP sont nombreux. On retrouve parmi eux les ONG, les institutions internationales, les entreprises privées et les États. Pour les deux premières, les SMP sont chargées d’assurer la protection des personnels, des convois ou encore des bâtiments dans des zones à risques. Pour les entreprises privées, l’objectif est de protéger leurs investissements, leurs infrastructures, leurs personnels, les navires de commerce, etc. Et pour les États, les SMP sont avant tout des outils politiques.

En effet, c’est avant tout le gain politique qui motive les États à avoir recours aux SMP. D’abord, parce que l’emploi de contractors (terme utilisé pour désigner les employés des SMP) permet de contourner les limites capacitaires de leurs armées ou encore les restrictions imposées par leurs institutions pour le déploiement de troupes à l’étranger. En outre, aujourd’hui, dans bon nombre de pays, la mort au combat de soldats est devenue un enjeu politique majeur. Les SMP offrent une solution très simple. La mort d’un contractor n’intéresse pas ou peu ; pas de cérémonie officielle, pas de drapeau, etc. Sans oublier que, en utilisant des SMP, les États peuvent avoir recours au déni plausible – le fait « de nier avoir eu connaissance de faits potentiellement délictueux ou criminels si l’accusation ne peut apporter la preuve formelle de son implication » – et, ainsi, se protéger, au moins en partie, des risques politiques induits par une intervention en dehors du cadre légal, ce qui leur offre une capacité supplémentaire en matière d’action clandestine.

« Wagner : La Russie paramilitaire », Arte (juillet 2023).

Les débordements comme moteur des tentatives d’encadrement juridique

Face à la multiplication des SMP dans le monde, les acteurs juridiques tentent d’encadrer leurs activités. En 2008 a été ratifié le document de Montreux – signé à ce jour par 59 pays –, qui contient 73 recommandations pour encadrer les activités des SMP. Ce texte a été suivi par d’autres, comme le Code de conduite international pour les prestataires de service de sécurité privés (ICoC).

Le grand problème de ces législations tient à ce qu’elles ne sont absolument pas contraignantes et qu’elles laissent toute latitude aux États pour imposer leur propre juridiction en la matière.

Ainsi, chaque pays encadre et contrôle ses SMP à l’aide de sa propre législation. Les dissemblances entre États sont importantes. Par exemple, l’Afrique du Sud a adopté une législation sévère, dès 1998, complétée par un texte en 2006.

En Chine, ces sociétés sont devenues légales en février 2011, avec la mise en place d’un système de licences décernées par les autorités. En Russie, le mercenariat et les SMP sont considérés comme illégaux en vertu des articles 208 et 359 du Code pénal russe ou encore de l’article 13 paragraphe 5 de la Constitution du pays – et cela alors que le pays possède de nombreuses SMP. D’autres États, comme le Pakistan ou le Chili, ont officiellement adopté des textes qui contraignent fortement l’action des SMP sur leur territoire ou encore le recrutement de leurs anciens militaires ; pourtant, des sociétés contournent quand même ce cadre juridique. On l’aura compris : dans le domaine des SMP, c’est avant tout la raison d’État qui prédomine.

En somme, le développement et la place actuelle des SMP dans les conflits et les relations internationales s’expliquent aisément : elles sont devenues des outils de premier plan au service des États et des intérêts privés.

Comment les sociétés militaires privées se sont répandues à travers le monde

Valère Llobet est chargé de recherche au sein du Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R).

Auteur : Valère Llobet, Doctorant en Science Politique, Université Grenoble Alpes (UGA)

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Artia13

Bonjour ! Je m'appelle Cédric, auteur et éditeur basé à Arles. J'écris et publie des ouvrages sur la désinformation, la sécurité numérique et les enjeux sociétaux, mais aussi des romans d'aventure qui invitent à l'évasion et à la réflexion. Mon objectif : informer, captiver et éveiller les consciences à travers mes écrits.

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