Qu’est-ce qui pousse à acheter des biens de luxe contrefaisants ? Qu’achète-t-on quand on acquiert un faux ? En fonction des réponses apportées, les actions pour combattre la contrefaçon ne sont pas les mêmes. L’éclairage des neurosciences comportementales milite en faveur de la prise en compte des émotions pour mieux dissuader ces achats.
La contrefaçon de produits de luxe n’a rien de nouveau, mais elle n’a jamais été aussi ancrée dans notre quotidien. En France, près de 40 % des consommateurs affirment avoir déjà acheté un produit contrefaisant. Parallèlement, près d’un Français sur deux estime que la contrefaçon représente une menace pour l’économie et la création.
Ces chiffres montrent un paradoxe révélateur. Si la pratique est répandue, elle n’est pas forcément assumée sur le plan moral. Toutefois, les données disponibles ne permettent pas de savoir si ce jugement critique provient majoritairement des acheteurs ou des non-acheteurs de contrefaçons. Il s’agit donc plutôt d’un écart possible entre la perception collective du phénomène et les comportements individuels, un écart qu’il convient d’éclairer.
Un fossé entre principes moraux et actes d’achat
Nombre de consommateurs expriment une conscience morale forte. En théorie, ils désapprouvent l’achat de contrefaçons qu’ils considèrent comme un vol de propriété intellectuelle aux conséquences sociales et économiques néfastes. Pourtant, leurs comportements ne reflètent pas toujours ces principes affichés. On observe un véritable décalage entre morale déclarée et actes d’achat.
Selon une enquête Unifab/INPI publiée en juin 2024, 40 % des Français déclarent avoir déjà acheté un produit contrefaisant, en particulier dans la maroquinerie, les vêtements ou les parfums. Cela suggère que la désapprobation morale coexiste parfois avec une pratique de consommation opportuniste ou socialement motivée, sans que l’on puisse établir de lien direct entre les deux groupes, ceux qui achètent et ceux qui jugent.
Le facteur le plus décisif reste toutefois la dimension sociale du produit. En clair, l’écart entre vertu affichée et intention d’achat se creuse surtout pour les biens de luxe très visibles socialement.
Les produits de luxe se distinguent selon leur visibilité sociale : les produits « ostentatoires » (visibles en public) et les produits « privés » (utilisés de manière intime). Les premiers sont exhibés en public : sacs griffés, montres de prestige, vêtements ou accessoires avec un logo très en évidence. Ces articles servent de signaux de statut social adressés à l’entourage.
À l’inverse, les produits privés se consomment de manière intime, sans affichage ostentatoire (par exemple, un parfum de créateur porté pour soi, ou du linge de maison haut de gamme).
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Le rôle de la pression sociale
La raison principale de cet attrait irrésistible réside dans la pression sociale et la quête de valorisation.
Dans de nombreux milieux (du lycée au lieu de travail en passant par Instagram), exhiber des signes extérieurs de réussite confère du prestige. Chacun ressent alors l’injonction d’« être à la hauteur » de son entourage. Quitte à ne pas en avoir les moyens, certains recourent aux copies bon marché pour faire bonne impression et s’intégrer. Le gain psychologique (valorisation, appartenance au groupe) l’emporte alors sur la culpabilité de transgresser la loi.
Notre étude récente en neurosciences comportementales, publiée dans le Journal of Business Ethics, confirme par ailleurs que le regard d’autrui sanctionne peu cet acte. Si la copie est réussie, l’entourage n’y voit que du feu. Et même lorsqu’elle est éventée, l’imitation est souvent banalisée comme une astuce « maligne » plutôt qu’un méfait grave. Cette tolérance sociale atténue la sanction morale et facilite le passage à l’acte.
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Pourtant, la consommation complice de faux produits alimente un vaste marché parallèle. Quelles sont les marques de luxe les plus visées ? Sans surprise, de grandes maisons françaises dominent le palmarès des victimes (Figure 2, ci-dessous). Louis Vuitton arrive en tête, avec près d’un tiers des faux authentifiés portant son logo en 2025. D’autres noms emblématiques comme Chanel ou Saint Laurent figurent également parmi les cibles privilégiées des faussaires.
La morale contre la tentation
Les neurosciences apportent un éclairage saisissant sur ce conflit interne.
Face à un faux attrayant, le circuit de la récompense dans le cerveau s’active fortement, tandis que les zones du jugement moral restent en retrait (Figure 3, ci-dessous). La promesse de la récompense prend donc le dessus sur la conscience éthique.
À l’inverse, si l’on stimule la conscience morale du consommateur (par exemple, en lui rappelant avant sa prise de décision les enjeux éthiques, ou même via une légère stimulation cérébrale ciblée), son intention d’achat de contrefaçon chute nettement.
Les émotions, un levier efficace ?
La consommation de contrefaçons de luxe illustre un écart entre nos valeurs et nos actes. Prendre conscience de l’influence du regard d’autrui et valoriser l’authenticité plutôt que le paraître pourrait aider les consommateurs, notamment les plus jeunes, à mieux aligner leurs comportements d’achat sur leurs principes.
Face à une contrefaçon de plus en plus banalisée, les marques ne peuvent plus se contenter de messages juridiques ou institutionnels. Elles doivent parler aux émotions, au statut, à l’identité. Cela passe par plusieurs pistes concrètes.
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Revaloriser l’authenticité comme symbole social : au lieu d’opposer vrai et faux sur le plan légal, les campagnes pourraient repositionner l’authenticité comme un acte affirmé de confiance en soi, loin de la pression du paraître.
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Adapter les messages à l’âge et au contexte social : un étudiant, un cadre ou un adolescent sur TikTok ne répondent pas aux mêmes ressorts. Les campagnes doivent différencier leurs cibles. Certains publics ont besoin de reconnaissance, d’autres d’appartenance.
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Mettre en avant le coût invisible du faux : au-delà du produit, les marques pourraient montrer les effets méconnus de la contrefaçon sur les conditions de travail, sur l’innovation ou même sur l’image de soi (dévalorisation à long terme).
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Créer des alternatives accessibles, sans trahir le luxe : pourquoi ne pas développer des lignes capsules, des objets signatures à prix modérés, ou encore des systèmes de location ou de seconde main certifiée pour répondre au besoin d’appartenance sans inciter à l’illégalité ?
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Engager les ambassadeurs et les influenceurs de manière plus responsable : en valorisant des parcours réels et diversifiés, plutôt que la simple ostentation, les marques peuvent participer à transformer les normes sociales autour du luxe.
Zi WANG ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
Auteur : Zi WANG, Professor in Marketing, IÉSEG School of Management
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