Crises énergétiques en Europe : le grand retour du « refoulé »
Du mouvement des gilets jaunes à la guerre en Ukraine, aux menaces sur le détroit d’Ormuz, les crises récentes ont révélé les vulnérabilités énergétiques de l’Union européenne. Dans un monde où la géopolitique domine à nouveau les marchés d’hydrocarbures, le Green Deal constitue tout autant une assurance collective pour les Européens, qu’un impératif climatique.
Les chocs pétroliers des années 1970 ont marqué profondément le paysage économique mondial. Les effets socio-économiques durables qui en ont découlé n’ont jamais été totalement effacés. La combinaison d’une inflation et d’un chômage élevés, conceptualisée sous le terme de « stagflation », ont notamment provoqué une fragilisation de l’industrie lourde européenne et une montée structurelle du chômage. À partir du milieu des années 1980, et pendant une quinzaine d’années s’est installé un « contre choc pétrolier », avec un reflux massif des prix jusqu’à 10 dollars en 1999, soit quatre fois moins qu’au moment des records atteints durant la décennie 1970.
Mais ce reflux n’aura été qu’une parenthèse car, depuis le début des années 2000, les marchés énergétiques se caractérisent par une volatilité extrême, illustrée par le caractère erratique du prix du pétrole qui a varié de 20 à 150 dollars le baril depuis le début de notre siècle. Cette instabilité reflète les soubresauts de la globalisation économique et débouche sur une incertitude permanente. Elle constitue un défi majeur pour les politiques énergétiques et économiques des États, rendant difficile la planification à long terme, en particulier pour l’UE qui est particulièrement dépendante en importation d’hydrocarbures. La France, qui importe 99 % de son pétrole et 96 % de son gaz, ne fait pas exception. Et, à l’évidence, l’affirmation d’une domination énergétique des États-Unis, sous Trump 2, renforce les menaces sur l’Europe.
Nouveaux risques énergétiques
Au-delà de l’instabilité des prix, de nouveaux risques énergétiques sont apparus ces dernières années. Les dérèglements climatiques affectent directement les infrastructures énergétiques, fragilisant les réseaux électriques face aux événements météorologiques extrêmes et perturbant le cycle de l’eau essentiel au fonctionnement de nombreuses installations. Parallèlement, la numérisation croissante des systèmes énergétiques expose à des menaces de cybersécurité. Ajoutée à cela, la transition énergétique est sous contrainte d’approvisionnement en minerais dits « critiques », du cuivre au lithium, essentiels au déploiement des technologies bas-carbone.
Dans ce contexte, la politique de décarbonation de l’UE, avec le Green Deal comme fer de lance, doit être considérée comme une assurance collective des Européens contre de nouveaux chocs. Pour le comprendre, il est important de revenir sur les chocs énergétiques récents, de la crise des gilets jaunes à la guerre en Ukraine, et sur la crise latente résultant de la géopolitique mondiale sous la nouvelle administration Trump.
À lire aussi :
Trump 2.0 : l’occasion pour l’Europe de bâtir une vraie politique de sobriété ?
Retour sur la crise des gilets jaunes
Le mouvement des gilets jaunes, qui a émergé en France en octobre 2018, offre un cas d’étude révélateur des mécanismes à l’œuvre dans les crises énergétiques contemporaines. Cette mobilisation sociale sans précédent a été déclenchée par une conjonction de facteurs énergétiques et fiscaux. Entre 2016 et 2018, le cours du baril de pétrole a pratiquement doublé sur les marchés internationaux, de 40 à 80 $. S’est exercée alors une forte pression à la hausse sur les prix à la pompe.
Simultanément, le gouvernement français poursuivait la montée en puissance de la taxe carbone, mise en place en 2014 sous le gouvernement Ayrault et inscrite dans la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte en 2015. Cette taxe, intégrée à la TICPE (Taxe Intérieure de Consommation sur les Produits Énergétiques) vise à faire payer les pollueurs, mais se répercute dans les faits jusqu’au consommateur final par une hausse des prix. Elle devait suivre une trajectoire d’augmentation programmée, passant de 7 € par tonne de CO2, lors de sa création, à 100 € par tonne en 2030.
Des effets redistributifs ignorés
L’erreur fondamentale commise par les autorités a été l’absence de prise en compte des effets redistributifs de cette politique fiscale. La hausse des prix des carburants, dans ce contexte de fort rebond du cours de l’or noir, a frappé particulièrement les ménages des zones périurbaines et rurales, fortement dépendants de l’automobile pour leurs déplacements quotidiens. Cette situation a mis en lumière le retard considérable dans la mise en œuvre des efforts de transition environnementale, notamment l’efficacité thermique des logements (en particulier pour les ménages chauffés au fioul) et la décarbonation des transports. Ces habitants, souvent modestes et contraints à l’usage d’un véhicule individuel, se sont retrouvés dans une situation de pression budgétaire accrue, voire de précarité énergétique, ce qui a alimenté un sentiment d’injustice sociale et d’iniquité territoriale. Face à l’ampleur de la contestation, le gouvernement a dû renoncer à la poursuite des augmentations prévues de la taxe carbone, qui est ainsi restée figée à 45 euros par tonne de CO2 depuis 2019.
La réponse politique joue un rôle crucial dans la transformation des chocs énergétiques en crise sociale et économique. Une taxation « élastique », fixée en fonction des prix des carburants, aurait amorti les effets des fluctuations du prix du baril au lieu d’en accentuer le mouvement comme c’est le cas actuellement. Un tel système aurait pu amoindrir cette crise. Il permettrait d’abaisser efficacement les pics de prix à la pompe et les menaces pour la stabilité sociale qui en découlent, tout en ayant un impact limité, voire positif, sur les finances publiques.
Une reconfiguration brutale
Trois ans après la crise des gilets jaunes, c’est un choc international qui a cette fois bouleversé le paysage énergétique européen. Le conflit en Ukraine, déclenché en février 2022, est non seulement une rupture pour le marché énergétique européen, mais, très au-delà, a débouché sur une restructuration mondiale des flux fossiles. L’Union européenne s’est rapidement engagée dans une prise de distance avec la Russie, avec des embargos sur le charbon, le pétrole et ses dérivés, et en réduisant massivement les importations de gaz. Cette reconfiguration brutale des flux d’approvisionnement a produit un choc économique d’une ampleur considérable : la facture des approvisionnements énergétiques a bondi à plus de 9 % du PIB de l’UE, contre 2 % en 2020, soit un niveau proche du second choc pétrolier de 1979-1980.
L’impact macroéconomique a nécessité des interventions massives des gouvernements européens sous forme de boucliers tarifaires et autres amortisseurs. Le coût total de ces mesures pour l’Union européenne (et le Royaume-Uni) en 2022 a été estimé à plus de 600 milliards d’euros, pesant sur des dettes publiques déjà fragilisées par la pandémie de Covid-19. Malgré ces efforts, l’inflation des prix énergétiques, combinée à celle des prix alimentaires, a conduit à une aggravation de la précarité dans de nombreux pays européens, tout particulièrement dans l’est de l’Union. Le ralentissement de la croissance s’est avéré particulièrement prononcé dans les pays proches de l’Ukraine, comme la Pologne et la Hongrie, qui ont également dû faire face à un afflux massif de personnes réfugiées. L’Italie et l’Allemagne, fortement dépendantes du pétrole et du gaz russes, ont également subi de plein fouet les conséquences de cette crise.
Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !
Au-delà de ces effets immédiats, cette crise a soulevé des inquiétudes concernant la compétitivité industrielle européenne, notamment face à la réaction américaine promouvant l’Inflation Reduction Act. Ce plan massif d’investissement dans les technologies vertes, lancé par l’administration Biden, a créé une asymétrie concurrentielle avec l’Europe, dont les industries étaient déjà fragilisées par les coûts énergétiques élevés. Cette situation a mis en lumière les risques de désindustrialisation du continent européen et catalysé les discussions sur la nécessité d’une politique industrielle plus affirmée, intégrant pleinement la dimension énergétique de la compétitivité. Le “détricotage” de cette politique par l’administration Trump 2 ne lève pas toutes les hypothèques qui pèsent sue l’industrie européenne dans cette bataille transatlantique.
Un paysage énergétique mondial plus que jamais instable
La poursuite du conflit en Ukraine continue de redessiner le paysage énergétique mondial. La Russie a réalloué une partie significative de ses capacités d’exportation vers l’Asie, notamment la Chine et l’Inde, créant de nouveaux axes d’échanges énergétiques qui modifient les équilibres géopolitiques mondiaux. Cette reconfiguration s’inscrit dans ce que certains qualifient de « déglobalisation énergétique », où les échanges tendent à se régionaliser et à s’organiser entre pays partageant des affinités géopolitiques, créant ainsi des blocs énergétiques distincts.
Parallèlement, la persistance de l’instabilité au Moyen-Orient ravive un risque traditionnel de perturbation du commerce pétrolier et gazier. Les tensions dans cette région sont particulièrement élevées autour du détroit d’Ormuz, marquant l’entrée du Golfe Persique au large de l’Iran (au nord) et des Émirats arabes unis (au sud). Par ce détroit, transite une part considérable du commerce mondial de pétrole et, de façon accrue, de gaz liquéfié en provenance du Qatar. Les tensions actuelles constituent une menace lancinante pour la sécurité énergétique.
Ces foyers de tensions géopolitiques créent un environnement d’incertitude chronique qui complique la planification énergétique à long terme pour les pays importateurs, tels que ceux de l’Union européenne. Cette situation renforce la perception de l’énergie comme un enjeu de sécurité collective, au-delà de sa dimension purement économique ou environnementale.
Un autre facteur d’incertitude majeur réside dans l’orientation des politiques énergétiques des grandes puissances. En 2025, l’évolution de la politique américaine sous l’administration Trump 2 suscite des préoccupations, notamment concernant son impact sur les marchés mondiaux et sur la dynamique de la transition énergétique. La défiance américaine vis-à-vis du processus onusien de l’Accord de Paris reste un facteur déterminant pour l’avancement de la coopération internationale en matière de lutte contre le changement climatique. Toute fragilisation de ce processus affaiblit les efforts nécessaires à une transition énergétique mondiale coordonnée.
Une vulnérabilité européenne structurelle
L’Europe présente une vulnérabilité énergétique structurelle qui la distingue des autres grandes puissances économiques. Composée des premiers pays ayant connu l’industrialisation au XIXe siècle (les premiers “émergents”), elle a largement épuisé ses ressources fossiles autochtones au cours de son développement. Cette réalité géologique place le continent dans une situation de dépendance chronique en matière d’importations énergétiques. Contrairement aux États-Unis, qui ont atteint une large autonomie grâce notamment à la révolution des gaz et pétroles de schiste, ou à la Chine, qui dispose encore d’importantes ressources charbonnières, l’Europe doit composer avec une dépendance structurelle aux fournisseurs extérieurs pour satisfaire ses besoins énergétiques fondamentaux.
Les importations massives de produits énergétiques fossiles pèsent lourdement sur la balance commerciale européenne et exposent les économies de l’Union aux fluctuations erratiques des prix sur les marchés mondiaux. Ces variations peuvent déclencher des chocs inflationnistes, comme l’a cruellement rappelé la crise consécutive à l’invasion de l’Ukraine. La dépendance énergétique devient ainsi un facteur de fragilité macroéconomique qui peut compromettre la stabilité socio-économique des pays européens. Les chocs de prix du pétrole et du gaz contribuent à miner les démocraties européennes, créant un terreau favorable à la montée des populismes qui exploitent le mécontentement social lié aux difficultés économiques résultantes.
Une réponse stratégique
Le Pacte vert pour l’Europe, ou Green Deal, lancé par la Commission européenne fin 2019, constitue la réponse stratégique à cette double contrainte environnementale et sécuritaire. Initialement conçu dans une perspective climatique, avec un objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre de 40 % à l’horizon de 2030 (par rapport à 1990), ce plan a vu ses ambitions rehaussées. L’acte II du Green Deal, baptisé « Fit for 55 »](https://www.consilium.europa.eu/fr/policies/fit-for-55/), adopté en juillet 2021, a relevé cet objectif à 55 %, marquant un accroissement significatif des efforts de décarbonation de l’économie européenne.
Le Green Deal représente bien plus qu’une simple politique environnementale en visant à réduire drastiquement la dépendance aux énergies fossiles importées, induisant des vulnérabilités stratégiques, tout en fixant une ambition dans les technologies vertes à forte valeur ajoutée.
La poursuite d’objectifs ambitieux à court terme, avec le Fit for 55, ne sera soutenable que si elle s’accompagne d’une attention particulière à la question de la précarité énergétique. Le risque est réel que l’accroissement des efforts de transition, notamment à travers l’extension du marché de permis d’émission aux logements et aux transports (dit « EU ETS 2 »), aggrave cette précarité en augmentant les coûts énergétiques pour les ménages les plus vulnérables. L’expérience de la crise des gilets jaunes a démontré qu’une transition, qui néglige les impacts redistributifs, produit des résistances sociales majeures capables de compromettre l’ensemble du processus. L’enjeu pour les décideurs européens est donc de concevoir des mécanismes permettant d’atténuer l’impact de la transition sur les populations vulnérables, tout en maintenant le cap sur les objectifs climatiques. Ce chemin étroit est pourtant le seul pour l’Europe.
Cet article (dans sa version intégrale) fait partie du dossier publié par Dauphine Éclairages, le média scientifique en ligne de l’Université Paris Dauphine (PSL).
Patrice Geoffron est membre fondateur de l’Alliance pour la Décarbonation de la Route.
Auteur : Patrice Geoffron, Professeur d’Economie, Université Paris Dauphine – PSL
Aller à la source