Décryptage technologique

Dans les hôpitaux d’Ukraine, le rôle clé des femmes bénévoles

Dans Citoyennes soignantes. Guerres, femmes et fabrique du commun en Ukraine, qui vient de paraître aux éditions de la Maison des sciences de l’homme, Ioulia Shukan, directrice d’études à l’EHESS, rattachée au Centre d’études russes, caucasiennes, est-européennes et centrasiatiques (Cercerc), relate son enquête ethnographique au long cours (2014-2022) sur l’engagement de sept femmes ukrainiennes ayant décidé, depuis le début de la guerre déclenchée par la Russie en 2014 et limitée alors à l’est de l’Ukraine, de travailler bénévolement au centre hospitalier médico-militaire de Kharkiv. La deuxième plus grande ville du pays est située à quelques dizaines de kilomètres à peine de la frontière russe. Les blessés affluent dès 2014, et plus encore depuis l’invasion à grande échelle lancée en février 2022. Un ouvrage essentiel pour comprendre la société ukrainienne et la solidité des liens sociaux qui la soutiennent jusqu’à aujourd’hui face à l’adversité. Extraits.


C’est à Kharkiv, au nord-est de l’Ukraine, à quelque quarante kilomètres de la frontière avec la Russie, qu’Oksana, 56 ans, femme au foyer [qui s’occupait depuis 2014 des blessés militaires soignés à l’hôpital des armées de Kharkiv], affronte l’épreuve de l’invasion militaire à grande échelle du 24 février 2022. « J’ai été préparée à cette guerre, m’explique-t-elle. Depuis 2014, je la vivais au quotidien et je savais ce que la guerre voulait dire. Je savais que la Russie allait un jour agresser directement l’Ukraine. Je m’y attendais même. Lorsque le 24 février au matin j’ai entendu le son des explosions, je n’ai pas éprouvé de choc ou de peur. Je n’ai pas eu le temps de ressentir ces émotions. Mon téléphone s’est mis à sonner. […] Assez rapidement, je me suis coordonnée avec d’autres pour trouver des équipements légers pour nos combattants engagés dans la défense de Kharkiv. J’ai continué à faire ce que je savais faire et ce que j’ai fait ces neuf dernières années. »

Nadia, 44 ans, mère au foyer, subit les débuts de l’invasion militaire russe à Otchakiv, ville-garnison de la Marine nationale dans la région de Mykolaïv, au sud de l’Ukraine. Elle y vit depuis deux ans avec son mari Volodymyr, militaire dans les Forces armées ukrainiennes (FAU), qu’elle a rencontré en 2016 à l’hôpital des armées de Kharkiv. Pour parer à la menace de reprise de la guerre, Volodymyr et Nadia élaborent un plan. Lui doit naturellement rester sur place avec son unité d’infanterie de marine. Elle est censée prendre les enfants – Macha, 16 ans, et Hanna, 3 ans – et se réfugier en Slovaquie, dans la maison de campagne d’un ami du couple.

Le 24 février 2022, à 7 h 45 du matin, l’état-major de la Marine et le port militaire d’Otchakiv sont les cibles de bombardements aériens. L’attaque détruit les infrastructures militaires portuaires, faisant quelques morts et une dizaine de blessés parmi les militaires. Nadia attrape sa valise d’alerte préparée en amont, contenant le nécessaire pour un départ en urgence (papiers d’identité, eau, provisions, quelques vêtements), et fuit la ville avec ses filles. Une fois en Slovaquie, elle s’engage dans l’aide d’autres réfugiés ukrainiens et réunit, en parallèle, des fonds pour l’achat d’équipements légers pour l’unité militaire de Volodymyr.

Anna, 45 ans, employée de l’association humanitaire Proliska, vit l’agression militaire russe contre l’Ukraine dans le Donbass, à l’est du pays, foyer, depuis le printemps 2014, d’un conflit armé opposant Kyiv à Moscou et ses projets séparatistes pro russes des républiques autoproclamées de Donetsk (DNR) et de Louhansk (LNR) :

« La situation près du front s’est fortement dégradée une dizaine de jours avant l’invasion. Des bombardements réguliers à l’artillerie lourde ont repris. Il y avait quelque chose d’explosif dans l’air. Le 24 février au matin, lorsque je me suis réveillée au son de la canonnade à Bakhmout, j’ai immédiatement compris que ce que nous craignions était arrivé. Nous avons lancé l’évacuation de nos personnels à Ouzhhorod, en Transcarpatie. Tout ce temps, mon téléphone n’a pas arrêté de sonner. Des amis combattants rencontrés à l’hôpital de Kharkiv ou dans le Donbass appelaient pour prendre de mes nouvelles. Parmi les vétérans, beaucoup m’annonçaient qu’ils reprenaient les armes. »

C’est à Kyiv qu’Olena, 49 ans, femme au foyer, vit les premiers jours de l’invasion russe. Elle y a déménagé au printemps 2021 avec sa fille Taisia, 17 ans, et son mari Yuriy, militaire sous contrat des FAU :

« Le 24 au matin, nous avons été réveillés au son des explosions. Nous avons immédiatement compris ce qui était arrivé. Nous étions sûrs que tôt ou tard la Russie allait relancer la guerre, sans savoir précisément où et quand. Yuriy a immédiatement appelé ses frères d’armes, combattants comme lui de la guerre dans le Donbass, pour rejoindre le lendemain son ancienne unité impliquée dans la défense de Kharkiv. Moi et Taisia avons traîné à évacuer. À un moment, c’est devenu mission impossible. Impossible de trouver une voiture pour aller à la gare. Impossible de monter dans un train d’évacuation. Il a fallu attendre des heures sous les hurlements des sirènes de défense antiaérienne, puis jouer des coudes. Après deux tentatives infructueuses, nous avons réussi à partir d’abord pour Lviv, puis vers la Pologne et de là, direction Tallinn où des amis nous ont accueillies. »

Yana, 43 ans, chanteuse, vit à Kharkiv. Comme beaucoup d’autres personnes au contact du monde militaire, elle reçoit des avertissements concernant le risque imminent d’une agression russe :

« Des anciens du service de renseignement de l’armée m’ont prévenu que les Russes allaient essayer de prendre Kharkiv et que je devais quitter la ville avant le 15 février. Même si j’avais peu de doute quant au sérieux de ces informations, j’ai décidé de rester. Dans mes cercles de connaissances, tout le monde s’accordait sur le fait que, si les hostilités reprenaient à une plus grande échelle, elles resteraient limitées aux régions de Donetsk et de Louhansk. Et ce conflit-là, nous le connaissions bien, déjà. Pas de panique. Dans la nuit du 23 au 24 février, je me suis couchée vers 3 h 30 du matin et n’ai même pas entendu les bombardements. C’est ma fille Polina qui m’a réveillée une heure plus tard avec ces paroles : “Comment ça ? Tu dors, alors que la guerre a commencé !”. »

En vingt minutes, Yana prépare la valise d’alerte pour toute la famille, mais repousse à plusieurs reprises le départ, puis décide de rester. Elle s’implique dans la mobilisation civile contre l’ennemi, en achetant via des réseaux de connaissances des médicaments à Vinnytsa, épargnée par les combats, et en organisant leur transport par trains jusqu’à Kharkiv et son hôpital des armées. Elle prépare aussi des colis individuels à distribuer aux civils des quartiers nord-est de la ville, bombardés par l’armée russe, dans un dépôt logistique d’aide humanitaire improvisé par des amis.

Yaryna, 43 ans, fondatrice de l’association Sœur de la miséricorde ATO/Kharkiv, spécialisée dans le soin aux blessés militaires de la guerre du Donbass, est avertie du danger, tout comme Yana, bien en amont de l’agression russe. Il est aussi hors de question pour elle de quitter Kharkiv. Engagée depuis 2014 dans l’assistance aux blessés auprès de l’hôpital des armées de la ville, elle sait pertinemment où est sa place en cette nouvelle phase de la guerre. Le 24 février, lorsqu’elle est réveillée par le bruit des explosions, elle se prépare vite et file à l’hôpital, comme presque tous les matins depuis huit ans et demi, pour faire le point sur les besoins à pourvoir et pour élaborer une ligne d’action avec les personnels médicaux et militaires retranchés à l’intérieur.


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Ces expériences […] lors des débuts de l’invasion militaire de l’Ukraine par la Russie sont semblables à celles d’autres Ukrainiennes et Ukrainiens. […] Ces femmes ont vécu ou vivent toujours à Kharkiv, grande métropole russophone du nord-est de l’Ukraine, qui se trouve, dès le 24 février 2022, sous le feu nourri de l’artillerie russe. Elles ont toutes un lien particulier avec l’hôpital des armées de Kharkiv, vaste centre hospitalier médico-militaire […] qui est devenu, dès les débuts de la guerre dans le Donbass ukrainien à la mi-avril 2014, l’un des principaux établissements de prise en charge médicale des blessés militaires.

[…] Tout au long de ce conflit armé, ces femmes contribuent ainsi pleinement à la fabrique du commun autour des soins médicaux aux soldats, c’est-à-dire aux efforts collectifs visant à réparer l’état de dénuement de la médecine militaire pour atteindre le bien commun de soins attentionnés, complets, gratuits et à la hauteur du sacrifice combattant.

Dans les hôpitaux d’Ukraine, le rôle clé des femmes bénévoles
Ces extraits sont issus de « Citoyennes soignantes Guerre, femmes et fabrique du commun en Ukraine », qui vient de paraître aux éditions de la Maison des sciences de l’homme.
MSH

[…] Près de neuf ans après ses débuts et avant l’invasion de l’Ukraine par la Fédération de Russie, la guerre du Donbass, circonscrite aux territoires de l’est du pays et menée par des professionnels, est une réalité lointaine pour une grande partie de la société. Elle reste cependant bien réelle pour des acteurs, individuels et collectifs, impliqués dans la prise en charge de ses conséquences (bénévoles, (ex-) combattants, militants de la société civile), même si elle renvoie pour eux à un ensemble de routines quotidiennes. Cette inscription de la guerre dans la quotidienneté et la normalité est particulièrement marquée pour les femmes de Sœur de la miséricorde ATO/Kharkiv qui vivent en permanence entre guerre et paix.

[…] En tant qu’expérience socialisée et socialisatrice, l’engagement dans le soin aux blessés militaires, qui met ces femmes, au quotidien et pendant de longues années, à l’épreuve des corps blessés, mutilés, amputés et donc de la douleur, des souffrances, voire de la mort, induit à son tour des changements sur les différentes facettes de leurs vies (cercles de proches et d’amis, sphère sentimentale et familiale, monde du travail) et transforme aussi leurs subjectivités politiques.

The Conversation

Ioulia Shukan ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

Auteur : Ioulia Shukan, Directrice d’études, École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS)

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Artia13

Bonjour ! Je m'appelle Cédric, auteur et éditeur basé à Arles. J'écris et publie des ouvrages sur la désinformation, la sécurité numérique et les enjeux sociétaux, mais aussi des romans d'aventure qui invitent à l'évasion et à la réflexion. Mon objectif : informer, captiver et éveiller les consciences à travers mes écrits.

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