Darwin, l’art et l’esthétique : créer ou apprécier ce qui est beau confère-t-il un avantage du point de vue de l’évolution ?
L’art a une place essentielle pour l’être humain et a évolué avec lui, depuis ses origines et tout au long de son histoire. Une approche originale, qui s’inscrit dans la filiation de la théorie de l’évolution de Darwin, explore les liens entre biologie et art. Dans l’Espèce créative (Éliott éditions), le philosophe australien Stephen Davies expose les principales hypothèses de recherche dans ce domaine.
L’art fait partie de la vie des êtres humains, depuis nos ancêtres Hominines jusqu’à nos contemporains Homo sapiens. Sa place est centrale au sein de toutes les sociétés humaines, sur tous les continents. L’histoire, l’esthétique philosophique, l’ethnologie, la sociologie ou encore la psychologie tentent de comprendre sa portée. La biologie, adossée à la théorie de l’évolution de Darwin, aurait-elle également quelque chose à en dire ?
Pour rappel, selon la théorie de l’évolution de Darwin, l’être humain (ainsi que les autres espèces vivantes animales et végétales) évolue au hasard des mutations génétiques et de la reproduction, qui se révèlent favorables ou non. L’environnement intervient ensuite en sélectionnant les individus et les populations les mieux adaptés (on parle de « sélection naturelle »).
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Si la théorie de l’évolution peut expliquer nos caractéristiques physiques et certains de nos comportements naturels, n’est-ce pas manquer ce qui fait le propre de la création artistique que de vouloir la réduire à un improbable avantage adaptatif ?
Une approche portée par le philosophe australien Stephen Davies
Plusieurs auteurs posent un regard nouveau sur les arts à la lumière de la théorie de l’évolution, à l’image de Stephen Davies, philosophe australien formé en Angleterre qui s’est d’abord fait connaître pour ses travaux sur la fonction expressive de la musique et pour sa contribution au débat sur la définition de l’art. C’est sa découverte émerveillée du théâtre balinais et de ses modes raffinés de ritualisation qui vont infléchir sa perspective dans un sens plus anthropologique.
Stephen Davies présente et défend ce projet dans l’Espèce créative dont la traduction française vient de paraître. Circonstance importante, cette approche évolutionniste rencontre de nombreuses résistances, en particulier en France où elle est largement absente des recherches et des publications consacrées à l’art. Ces résistances sont autant le fait des esthéticiens (qui la méprisent) que des chercheurs en biologie (qui la négligent).
Une prudence méthodologique à saluer
Pour mener à bien son projet, Stephen Davies mobilise une documentation très solide et diversifiée (philosophie, histoire, archéologie, paléontologie, biologie, etc.) et se garde de positions a priori et de généralisations hâtives. Dès sa publication en 2012, on a également loué l’ouvrage pour la remarquable qualité pédagogique de sa réalisation.
L’auteur ne se départit jamais de sa prudence méthodologique. Il accompagne les hypothèses et les résultats des recherches d’un examen critique minutieux, et identifie leurs angles morts et leurs éventuelles faiblesses.
C’est tout spécialement le cas pour la sociobiologie et la psychologie évolutionniste avec lesquelles Stephen Davies prend fermement ses distances tout au long du livre, les suspectant de n’apporter souvent que des « histoires comme çà » largement spéculatives, sinon dogmatiques, et qu’il est à peu près impossible de tester.
Sur quelles bases l’art repose-t-il ?
Stephen Davies mène en parallèle une double enquête qui porte sur l’art en général, en tant que moyen d’expression développé dans toutes les formes de société et à toutes les époques, et sur la genèse propre à chaque art. Il replace la question de la nature de l’art dans la perspective large d’une activité qui n’est pas seulement sa propre finalité mais qui participe à l’ensemble des productions et activités humaines.
Il pose également la question des limites de l’art : est-il une activité spécifiquement humaine ou existe-t-il au sein du règne animal des ébauches ou des signes annonciateurs de son développement ? Même si c’est le cas, quelle est la part d’héritage génétique (nature humaine) et d’acquis culturel dans le processus de maturation ? Et selon quels critères comparer des productions hétérogènes en provenance de cultures disparates où jouent également des formes d’échange et d’acculturation ?
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Stephen Davies examine les trois principales hypothèses épistémologiques censées apporter un modèle explicatif fécond sur les liens que l’art entretient avec l’être humain : l’art comme produit direct de la sélection au sens darwinien, l’art comme sous-produit dérivé d’une adaptation antérieure (pendentif), et l’art comme réalisation d’une technologie.
L’art résulte-t-il directement d’une adaptation biologique ?
Les représentants de la conception adaptative de l’art raisonnent en termes d’avantage reproductif et de valeur sélective (fitness). Pour qu’un nouvel aspect (issu d’une mutation aléatoire) soit sélectionné, il faut qu’il apporte un gain pour la diffusion des gènes.
Au premier abord, ceci paraît plus facilement applicable à des caractères physiques (allongement du bec chez les oiseaux fouisseurs) qu’à une activité qu’il est difficile d’identifier en termes de gain de performance.
Une réponse courante passe par la sélection sexuelle qui a été surtout développée par le généticien Ronald Aylmer Fisher chez l’animal dans the Genetical Theory of Natural Selection. Concernant plusieurs espèces d’oiseaux, il pointe le rôle positif de la beauté (des plumes, par exemple chez le paon, ou des nids décorés chez les oiseaux à berceaux) dans le choix des femelles, y compris dans le cas paradoxal du « principe du handicap » où un signal coûteux (queue du paon, bois du cerf) est la preuve vivante que l’individu qui en est porteur possède effectivement les qualités requises d’un excellent reproducteur.
Autre hypothèse : l’art comme sous-produit de l’évolution
Le mécanisme de base dans la seconde hypothèse est celui d’exaptation, c’est-à-dire l’usage opportuniste d’une adaptation mise au service d’une fonction pour laquelle elle n’avait pas d’abord été sélectionnée. Le développement de l’oreille interne à partir de l’os de la mâchoire est un des exemples classiques présentés par ceux qui soutiennent cette approche.
Ce qu’il y a de tentant dans le recours au « pendentif » est l’espoir de concilier le cadre adaptatif (puisqu’on a un sous-produit évolutionniste) avec une relative liberté d’utilisation. Mais le risque de cette hypothèse est alors de condamner l’art à n’être qu’une sorte d’appendice dénuée de signification profonde.
L’art, une invention culturelle ? l’exemple de la musique
Enfin, le modèle technologique a l’avantage de pouvoir justifier aisément la diversité des phénomènes artistiques puisque leur base est tenue pour culturelle.
La tentative la plus développée a été menée par le neuroscientifique Ani Patel dans le cas de la musique. L’idée de base est celle d’une technologie transformationnelle, qui produit des effets durables sur l’esprit et le cerveau, de telle sorte qu’une fois adoptée on ne peut plus s’en passer.
Ani Patel propose une analogie entre la musique et le feu : faire du feu n’exige aucun mécanisme cognitif spécialisé mais c’est le contrôle des avantages positifs du feu (cuisson des éléments, défense contre les prédateurs, durcissement des flèches, etc.) qui l’a rendu indispensable.
Il en va de même à ses yeux pour la musique qui présente de multiples bénéfices tant au niveau personnel que collectif. Mais Ani Patel a tendance à exagérer les différences entre langage et musique et il sous-évalue les mécanismes de coévolution entre gène et culture.
Un lien entre art, biologie et jugement esthétique difficile à contester
Parvenu au terme de ses investigations, Stephen Davies conclut qu’aucune des hypothèses en conflit ne l’emporte de façon indiscutable sur ses concurrentes. Cela peut sembler de prime abord frustrant. Mais c’est surtout un aveu de lucidité devant l’insuffisance des données disponibles, en particulier lorsqu’il s’agit des phénomènes de la préhistoire qui n’ont laissé aucune trace matérielle.
C’est tout spécialement le cas des attitudes esthétiques (schématiquement, le fait d’apprécier « le beau », ndlr) auxquelles l’auteur accorde une attention particulière : la relation entre hommes et animaux (sauvages et domestiqués), le choix de lieux de vie et des paysages où ils s’insèrent, et les préférences en matière de beauté corporelle qui reflètent également des préoccupations d’ordre comportemental et social.
Qu’il s’agisse d’arts ou de pratiques esthétiques, s’il y a une conclusion qui n’est jamais remise en cause, c’est bien l’existence d’un lien nécessaire entre la biologie et la culture : lui seul en effet est en mesure d’établir qu’ils possèdent des racines profondes dans la nature humaine, ce qui justifie in fine que nous leur accordons une place aussi considérable.
Jacques Morizot ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
Auteur : Jacques Morizot, Professeur honoraire d’esthétique, Aix-Marseille Université (AMU)
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