De la bulle spéculative à la bouteille traçable : quel avenir pour les NFT dans le vin ?
Technologie présentée comme révolutionnaire il y a quelques années, les NFT, ces jetons non fongibles adossés à une blockchain, semblent avoir disparu du paysage médiatique et entrepreneurial. Ils peuvent pourtant apporter de nombreuses solutions à un marché du vin en pleine réinvention.
La bulle sur les non fungible tokens (jetons non fongibles ou NFT) a éclaté, et avec elle des milliards de valorisation virtuelle et une partie de la crédibilité médiatique du Web3, le nom donné aux usages liés aux technologies de la blockchain. L’art numérique, les objets de collection ou encore les jeux vidéo ont alimenté la première vague d’émission des NFT en 2021. Mais, ces émissions s’accompagnaient rarement d’une utilité concrète. Cependant, des secteurs, où la valeur repose sur l’authenticité, la traçabilité, l’engagement ou l’expérience client, ont redonné un sens concret à cette technologie. C’est notamment le cas de l’industrie viticole qui, à la croisée de la tradition et de l’innovation, offre un terrain d’expérimentation idéal pour un Web3 utile, discret, et intégré.
De l’éclatement de la bulle…
En mars 2021, l’œuvre numérique Everydays : The First 5000 Days de Beeple était adjugée 69,3 millions de dollars chez Christie’s. À la même époque, les avatars de la collection Bored Ape Yacht Club voyaient leur valeur flamber, portés par une spéculation effrénée nourrie par des effets d’entraînement et d’anticipations autoréalisatrices. Quatre ans plus tard, le contraste est saisissant. Selon le rapport Dead NFTs, 96 % des NFT émis ne valent aujourd’hui plus rien. Le prix médian d’un jeton sur le marché secondaire est proche de zéro, même pour les collections phares comme les Bored Ape Yacht Club qui ont perdu plus de 90 % de leur valeur par rapport à leur pic de 2022.
Cette chute spectaculaire s’explique par une combinaison de facteurs, dont :
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la remontée des taux d’intérêt, à la suite du pic inflationniste post-Covid et de la guerre en Ukraine, qui a freiné l’engouement des investisseurs et l’endettement ;
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l’absence d’utilité concrète : les NFT ont été souvent des promesses symboliques dans des univers communautaires éphémères ;
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l’absence de régulation qui a ouvert la porte à de multiples pratiques frauduleuses telles que le rug pull (disparition des créateurs après levée de fonds sans livrer le projet), le pump and dump (manipulation du marché par achat massif puis revente au prix fort), le copy-minting (plagiat), le wash trading (achats/ventes fictifs entre comptes liés pour gonfler artificiellement les volumes) ou le phishing (vols de NFT par de faux sites, de fausses apps ou des liens frauduleux). Ces pratiques ont discrédité le marché.
Une technologie réorientée vers des usages concrets
Malgré l’éclatement de la bulle, la technologie NFT n’a pas, pour autant, disparu. Bien au contraire, elle trouve aujourd’hui des usages utiles et ciblés dans de nombreux secteurs bien identifiés, loin de l’illusion du simple « JPEG cher ». Citons, en vrac :
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l’industrie du luxe où la garantie de l’authenticité et de la traçabilité des produits est un gage d’exclusivité ;
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la billetterie comme celle de la tournée de la chanteuse belge Helena,afin de lutter contre la fraude et de permettre la revente sécurisée de billets d’événements sportifs et culturels sur des plateformes dédiées ;
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les jeux vidéo pour posséder des objets, des terrains ou des avatars (in-app purchases) dans des jeux blockchain ;
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l’art numérique où le NFT permet de certifier l’authenticité et de gérer les droits d’auteur sur les œuvres ;
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l’immobilier tokenisé pour fractionner la propriété de biens ou représenter un titre foncier numérique ;
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ou encore, la traçabilité alimentaire pour enregistrer l’origine et les étapes de transformation d’un produit.
Le NFT tend ainsi à se détacher de sa dimension purement spéculative pour devenir un vecteur de services, de traçabilité et d’interactions enrichies entre les producteurs et les consommateurs
Les NFT et le vin : un assemblage prometteur ?
Le secteur des vins est un terrain d’expérimentation fécond des NFT, car il combine plusieurs dynamiques : l’authenticité, le patrimoine, le storytelling, l’investissement et l’expérience sensorielle.
La contrefaçon est un phénomène massif dans les vins (et spiritueux) puisque l’Office de l’Union européenne pour la propriété intellectuelle (EUIPO) estime les pertes annuelles dans l’UE à 2,4 milliards d’euros, les AOP françaises étant les plus touchées. Outre la dégradation de l’image, le commerce illicite entraîne une perte de revenus pour les producteurs et de recettes fiscales pour l’État, mais aussi des pertes d’emplois. L’émission d’un NFT permet à une bouteille de vin de devenir « phygitale » : sa réalité physique est doublée d’une identité numérique, a priori unique et inviolable. Chaque bouteille peut être associée à un NFT infalsifiable certifiant, par exemple, son origine et son millésime, et sa logistique (enregistrement des conditions de transport, stockage, localisation…).
Le NFT permet également de donner des informations sur la transparence environnementale et sociétale. Des projets, comme Wine in Block par exemple, permettent de tracer les pratiques agricoles durables, les conditions de travail et l’empreinte carbone des productions. En utilisant des blockchains à faible impact énergétique, ces initiatives associent éthique, traçabilité et innovation technologique, répondant aux attentes croissantes des consommateurs en matière de responsabilité.
Le NFT permet non seulement de tracer chaque étape de la production et de circulation d’une bouteille, mais aussi de garantir ses conditions de conservation et de consigner l’historique complet des transactions. Il ouvre également la voie à un modèle économique inédit : le viticulteur pourrait, via un smart contract, percevoir automatiquement une part des reventes sur le marché secondaire. Ce système de royalties est notamment appliqué dans le domaine artistique, mais pas encore dans le secteur vitivinicole, car le cadre juridique en Europe ne prévoit pas explicitement de royalties sur la revente de biens physiques par les NFT.
Dans l’univers des grands crus, l’histoire, la provenance et le savoir-faire sont des ressources précieuses. Mais elles ne suffisent plus à fidéliser des clients en quête de surprise, de sens et d’expériences. Pour éviter la prévisibilité, les domaines doivent renouveler leur storytelling et innover, sans renier leur héritage. Par exemple, Château Angelus a lancé, en 2021, un NFT lié à une barrique de son millésime 2020. Outre la possession d’une œuvre numérique des célèbres cloches du domaine, le jeton donnait accès à une dégustation privée avec la propriétaire, un séjour lors des vendanges et une expérience gastronomique avec un chef étoilé. Le NFT devient alors un outil de narration et de fidélisation, mêlant la tradition et le numérique.
Le storytelling et l’expérience exclusive peuvent être des moyens de séduire les millenials et la génération Z qui semblent, pour l’instant, se désintéresser du vin. Dans une logique de consommation plus consciente (mindful drinking), les jeunes générations recherchent des expériences qualitatives et responsables. Un quart des millennials et de la génération Z prévoient de réduire leur consommation d’alcool pour des raisons de santé et de bien-être. Les NFT peuvent alors servir de support à des formats œnologiques plus réfléchis, choisis, en phase avec cette mutation culturelle.
Dans le domaine des vins, où la valeur repose sur la traçabilité, l’authenticité et l’émotion, les NFT trouvent un terrain d’expression crédible pour renouveler la relation entre le producteur et le consommateur. Il reste néanmoins un défi de taille à régler, celui de l’accessibilité. Pour sortir de son actuelle niche technophile, les NFT doivent désormais s’adapter aux usages du grand public.
Jean-Marc Figuet a reçu des financements publics pour sa recherche.
Auteur : Jean-Marc Figuet, Professeur d’économie, Université de Bordeaux
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