Des enseignants-chercheurs à la recherche du temps perdu : regard sur le malaise universitaire
Alors que l’enseignement supérieur se transforme, les charges administratives s’accroissent et la course aux publications s’accélère. Comment les universitaires vivent-ils leur métier aujourd’hui ? C’est ce qu’éclaire la grande enquête Enseignants-chercheurs : un grand corps malade, publiée en mai 2025 aux éditions Le Bord de l’eau, dont nous vous proposons de lire un extrait consacré à leur rapport au temps.
Les multiples activités liées à la recherche demandent à la fois du temps pour agir et pour penser, imaginer, échanger. Les chercheurs ont besoin de concentration, de recul réflexif, d’échanges formels (en réunion) et informels (autour d’un café ou entre deux réunions), donc de disponibilité d’esprit, tout le contraire de la surcharge cognitive actuelle. Il leur faut aussi, voire surtout, des temps de latence, de prise de distance, de conceptualisation. Or, ces temps-là, apparemment improductifs, mais en réalité créatifs et indispensables, varient d’un chercheur à un autre, d’un sujet à un autre, d’un moment à un autre de sa carrière. Il ne s’agit pas seulement de temps, mais aussi de concentration et de disponibilité d’esprit.
Ces temps ne peuvent suivre des normes quantifiables. Ils ne se mesurent pas en comptabilisant des publications et des citations dans des articles ou livres, la logique qui est désormais au cœur des modalités d’évaluation des chercheurs et des unités de recherche. De telles évaluations quantitatives sont incapables de prendre en considération les processus cumulatifs de construction de savoirs qui s’opèrent en se complétant et en se complexifiant.
Un résultat de recherche donnant lieu à une communication ou une publication une année N est souvent le produit de nombreuses années de recherche, de tâtonnement, de progression et d’erreurs corrigées, mais grâce auxquelles on a progressé. C’est un travail peu visible et que chaque chercheur est en général lui-même incapable de quantifier. Or, l’évaluation de plus en plus présente et déterminante pour le devenir des équipes est organisée au prix de « « dérive managériale et technocratique, [d’]individualisation de l’évaluation, [d’] effets pervers des procédures bibliométriques… ».
Organiser des recherches implique d’accepter que du temps soit « perdu » pour que des connaissances nouvelles soient « gagnées ». Cette logique essentielle est incompatible avec le culte de l’urgence et de l’évaluation court-termiste qui règne aujourd’hui et crée des contraintes qui obligent à précipiter des travaux de recherche et des publications dans un contexte où « le comptable se substitue au stratège, le court terme au long terme, la recherche du gain immédiat à la mise en place d’une production de qualité ».
L’évolution des critères d’évaluation de la recherche correspond à une dérive productiviste :
« Dans ce régime de concurrence généralisée, la notion de productivité académique intervient à tous les niveaux pour orienter l’allocation des ressources, depuis l’Université prise dans son ensemble jusqu’à chaque enseignant-chercheur pris individuellement, en passant par les départements, les maquettes et les équipes de recherche. »
La recherche de productivité et l’évaluation qui en est faite ont des effets de transformation du travail :
« Dans la recherche académique, le principal critère retenu pour mesurer la productivité d’un enseignant-chercheur est la production individuelle d’articles dans des revues répertoriées dans des listes hiérarchisées. […] Les dispositifs de bibliométrie favorisent en effet des formes de pilotage automatique de l’action évaluatrice. Néanmoins, ces avantages immédiats occultent la question centrale de la finalité de l’action : la course à la publication pour accroître un avantage bibliométrique, et pour faire de l’enseignant-chercheur un “acteur productif”, conduit-elle nécessairement à une amélioration de la réalisation de la diversité des missions qui lui incombent, et à une amélioration de la qualité des résultats scientifiques ? Cette mesure de la productivité des enseignants-chercheurs permet-elle d’assurer la qualité scientifique des individus, et la qualité globale de l’action – par exemple – du corps des économistes ? Les crises économiques, écologiques et sociales que produit le capitalisme contemporain permettent d’en douter ! »
Non seulement, cette évolution risque de fragiliser la fiabilité des résultats et des publications scientifiques, mais aussi de provoquer désillusion, découragement et désengagement parmi les enseignants-chercheurs, notamment sous l’effet d’« injonctions comptables » portant atteinte au sens de leurs missions.
« Ce que ça a changé, c’est aussi une concurrence accrue entre les enseignants-chercheurs. De mon point de vue, cela ne fait pas forcément avancer la science parce qu’ils passent énormément de temps à chercher des ressources financières. Et en plus, ils sont jugés sur cette recherche des finances. […] On parle des publications et on parle de moins en moins de l’enseignement et des responsabilités, mais la part de l’argent devient de plus en plus importante. Donc on quantifie le travail du chercheur par, allez, je vais un peu exagérer, mais c’est fait exprès, par le chiffre d’affaires qu’il va réaliser, par le nombre de projets qu’il va ramener » (Thierry, PU en automatisme en université).
« On met beaucoup plus de pression pour la publication. Moi, je ne me sens pas très impactée par ça parce que je suis pratiquement en haut de l’échelle. Donc, du coup, je me dis que je ne publierai peut-être plus, mais ça a zéro impact sur ma vie, zéro ! » (Emmanuelle, PU en informatique en université).
« Si c’est pour être des enseignants insignifiants qui produisent des recherches insignifiantes, c’est-à-dire qui ne produisent pas de sens, ce n’est pas la peine » (Aminata, PU en sciences de l’éducation et de la formation en université).
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« Je suis à deux ans de la retraite et je n’attends que de partir. Bon ça, c’est aussi un phénomène pré-retraite, je pense que ça existe de tout temps. Mais je suis quand même une militante dans ma vie et là, je suis complètement découragée » (Élise, PU en civilisation américaine en université).
« Nous, à l’université, on se ment avec cette idée que nous sommes toujours des universitaires, des enseignants-chercheurs, la réalité, c’est que nous sommes des profs de super lycée pour 80 % d’entre nous. Nous travaillons en licence avec des gens qui ne deviendront pas juristes, ou sociologues, ou psychologues. Je pense qu’on se ment aussi sur notre statut social. Évidemment, moi, je peux porter la robe, mais quand on regarde le niveau des rémunérations et même le prestige social dans la société, on voit bien qu’il n’est plus ce qu’il a été. Donc, je pense qu’on se ment. Et moi, je voudrais juste qu’on arrête de se mentir, mais qu’on arrête de se mentir à tous les niveaux » (Tom, PU en droit public en université).
Ce phénomène vient aggraver la transformation des activités de recherche en variable d’ajustement dans les emplois du temps des EC.
« J’observe qu’on recrute les enseignants-chercheurs sur leurs qualités en recherche. Et si c’est pour les mettre sur des situations où ils ne pourront plus faire de la recherche, il y a un problème dans le système. On ne peut pas à la fois demander aux gens d’être visibles internationalement et ensuite être dans un truc où finalement ce sont juste des enseignants un peu moins bien payés que des profs de classe préparatoire. Il y a un problème » (Amin, PU en mathématiques en université).

Il est en effet impossible de repousser la préparation des cours et de ne pas être présent en cours ou en TD, il est tout aussi impossible à toutes celles et ceux qui ont une ou plusieurs responsabilités (de diplôme ou de département) de ne pas réaliser dans les délais les tâches qui reviennent à chaque rentrée (gestion des effectifs, des calendriers, des répartitions de cours, etc.) et, à chaque fin, de semestre (évaluations, retour et compilation des notes, jurys, etc.). C’est alors les temps de recherche, consacrés à des enquêtes ou des expériences, à de la lecture ou à de la rédaction qui sont repoussés, voire sacrifiés.
On notera au passage que la semestrialisation (intervenue en 2002) a multiplié par deux le nombre de rentrées et de fins de sessions de cours à gérer. Un des effets indirects majeurs de ce redécoupage est que le début de l’année universitaire se fait de plus en plus tôt (en septembre au lieu d’octobre pour la plupart des étudiants, et donc dès le 15 août pour de nombreux enseignants et administratifs) et que la fin de l’année a lieu plus tard, le temps de terminer les cours du second semestre, d’organiser les examens et de plus, dans un délai de plus en plus court, les rattrapages (autrefois organisés en septembre, avec de vraies périodes de révision pour les étudiants). Ce processus a été intensifié avec les nouvelles procédures de candidature et de recrutement des étudiants (Parcourssup et MonMaster).
Dominique Glaymann ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
Auteur : Dominique Glaymann, Professeur émérite en sociologie, Université d’Evry – Université Paris-Saclay
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