Détruire une carrière professionnelle, nouvelle forme de harcèlement moral

La menace de détruire la carrière professionnelle se manifeste par des agissements répétés, qui altèrent la santé physique et/ou mentale. Une étude menée dans plus de dix pays analyse les mécanismes de ce phénomène insidieux, avec des codes aussi implicites qu’explicites. Quelles conclusions en tirer ? Quelles recommandations donner aux victimes ?
Le procès de trois anciens cadres d’Ubisoft, accusés notamment de harcèlement moral, s’est clos, à Bobigny, le 5 juin et le jugement est attendu pour le 2 juillet prochain. Une actualité qui illustre la question du harcèlement moral au travail.
Il « se manifeste par des agissements répétés qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte aux droits de la personne du salarié au travail et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel ».
Un phénomène qui est celui qui entraîne le plus de répercussions graves sur les individus, dans une moindre mesure sur les institutions.
Ce sujet est de plus en plus reconnu dans les milieux organisationnels. Une de ses formes n’a pas été étudiée de manière indépendante et approfondie : la menace de détruire la carrière professionnelle des autres.
À travers une étude (à paraître) qualitative de 26 entretiens avec des salariés, issus du secteur public ou privé, au Canada, en France, aux États-Unis, en Allemagne, au Royaume-Uni, au Liban, en Égypte et en Irak, nous nous efforçons d’expliquer le mécanisme de ce phénomène.
Avec quelles conclusions à tirer ? Quelles différences entre pays développés et en développement ? Pour quelles recommandations ?
Environnement professionnel malsain
Ce harcèlement moral repose sur l’utilisation de l’autorité ou de l’influence pour infliger des dommages psychologiques. L’objectif ? Manipuler émotionnellement en menaçant de détruire la carrière d’autrui, ou de nuire réellement à l’avenir professionnel de la victime.
En 2002, les chiffres du baromètre national du harcèlement au travail sont édifiants : 35 % des salariés déclarent avoir déjà été victimes de harcèlement au travail. Certaines catégories d’actifs sont particulièrement touchées, notamment les moins de 35 ans (43 %), les femmes (38 %), même si les hommes sont loin d’être épargnés (31 %).
Ce comportement toxique est souvent motivé par des conflits personnels, la peur de la concurrence, le leadership narcissique, la jalousie, la stigmatisation ou la discrimination, comme l’atteste un salarié interrogé :
« Simplement à cause de mes opinions politiques, on m’a clairement fait comprendre que si je ne m’alignais pas avec certaines vues, mon avenir dans l’entreprise serait compromis. C’est une forme de harcèlement insidieuse, où la liberté d’expression est étouffée sous prétexte de maintenir une “certaine ligne”. »
Les origines de ce type de harcèlement résident dans des environnements professionnels malsains, où les règles sont ambiguës et les relations sont tendues :
« Cette pression constante, associée aux menaces, m’a fait réaliser à quel point le harcèlement peut se manifester dans des espaces de travail où la communication et la confiance font défaut. »
Cette ambiguïté du management peut créer un climat où les salariés restent incertains quant aux attentes à leur égard, générant des tensions, des erreurs et même des conflits.
Menaces explicites et implicites
Ce type d’intimidation s’exerce souvent sous forme de pressions psychologiques, de manipulation émotionnelle ou de menaces voilées. La diffusion de rumeurs malveillantes est l’un des outils les plus courants. Elle vise à ternir la réputation de la victime et à semer le doute sur sa crédibilité. Saboter les projets clés ou retirer des opportunités importantes constitue une autre tactique, privant ainsi la victime des moyens de démontrer ses compétences.
« J’ai rapidement compris que certaines remarques et comportements étaient des menaces subtiles contre ma carrière. C’est une forme de pression insidieuse qui crée un climat de peur et de soumission. »
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Les évaluations professionnelles biaisées ou manipulées peuvent dégrader artificiellement les performances perçues de la personne ciblée. Elles faussent la perception des compétences et des contributions réelles de l’employé, impactant négativement sa trajectoire professionnelle. Des menaces explicites ou implicites de licenciement ou de réduction des avantages professionnels sont fréquemment utilisées pour instiller la peur. Ces méthodes sont souvent complétées par une marginalisation sociale, visant à isoler la victime de ses collègues.
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Chantage permanent
Ensemble, ces tactiques créent une atmosphère toxique qui mine la confiance et bloque tout épanouissement professionnel. La plus grande inquiétude de la victime reste la menace de ternir sa réputation après avoir quitté son travail, notamment auprès d’employeurs potentiels :
« Lors de la réunion au cours de laquelle mes employeurs m’ont dit que j’allais être licencié, sans aucune preuve, je leur ai parlé des organisations où je travaille à temps partiel. La responsable, totalement narcissique, a immédiatement pris le stylo et a commencé à écrire les noms des organisations avec un sourire diabolique sur le visage, dans une tentative apparente de me menacer de les contacter pour me discréditer. »
Voire même aller au-delà du préjudice professionnel… dans la sphère privée. Le harcèlement au travail peut conduire à des menaces judiciaires.
« Lorsque ils ont échoué à fournir une preuve prouvant que j’avais enfreint les règles du travail, ils m’ont soudainement informé qu’une dame se plaignait de moi, affirmant que je l’avais terrifiée en lui parlant. Ce qui est absolument faux. Puis ils ont insinué sournoisement la possibilité d’aller en justice. Bien que je sois innocent à cent pour cent, comparaître devant la justice pour des accusations fausses à mon encontre pourrait effectivement entraîner une décision judiciaire injuste à mon égard. C’est pourquoi, j’ai choisi de garder le silence. J’ai cessé d’affirmer que j’étais victime d’injustice. »
Pression et dépression
Les conséquences de la menace de destruction de carrière sont graves et multiples, affectant aussi bien la victime que l’organisation. Sur le plan psychologique, la victime subit un stress intense, une perte de confiance en soi, et parfois même des troubles émotionnels tels que l’anxiété ou la dépression. Professionnellement, cette pression peut entraîner un ralentissement de la progression de carrière, voire un départ forcé ou volontaire du poste, ou même des dommages à l’avenir professionnel. Pour l’organisation, ces comportements entraînent une baisse de la productivité globale, une augmentation du turnover et une difficulté à retenir ou à attirer les talents ; ce qui nuit à sa réputation et à sa performance.
« Ils ont suivi ma page LinkedIn pour savoir où je travaillerai, pour ruiner ma carrière. Ils sont vraiment cruels. Je n’ai commis aucune erreur. Le problème est que je suis en désaccord avec eux sur les opinions politiques et religieuses. »
Les conséquences pour les salariés dans les pays développés – Canada, en France, aux États-Unis, en Allemagne, au Royaume-Uni – sont généralement moins sévères que dans les pays en développement – Liban, en Égypte et en Irak. En raison de systèmes sociaux et économiques plus robustes, les travailleurs dans les pays développés peuvent bénéficier de prestations de chômage et de réseaux de soutien pour les aider à surmonter le licenciement du travail, par exemple.
Réaction des victimes
Les réactions de la victime varient en fonction de sa personnalité, de son réseau de soutien et des circonstances sociales et professionnelles. Certaines peuvent adopter des stratégies de confrontation directe, tandis que d’autres préfèrent l’évitement ou la soumission.
« Je n’ai jamais gardé le silence. Je l’ai confronté et lui ai dit qu’il s’agissait d’une menace et d’une tentative de manipulation que je n’accepterais pas. »
Les différences entre pays en développement et pays développés sont multiples. Recourir à la justice dans les pays développés est plus sûr et facile si un salarié est exposé à de mauvais traitements au travail. Certains employés peuvent transformer la menace en opportunité en recherchant un meilleur emploi ou en devenant entrepreneurs.
Les conditions organisationnelles, telles que la culture de l’entreprise et les politiques en matière de gestion des conflits, jouent également un rôle crucial dans la manière dont la victime réagit et s’adapte à cette forme de harcèlement.
Pour éradiquer cette forme de harcèlement, les organisations doivent instaurer une culture de respect et de collaboration, mettre en place des politiques claires contre le harcèlement et proposer des canaux de signalement sécurisés pour les employés.
Notre étude tire quelques recommandations à destination de la victime : restez calme, évaluez la situation, documentez tout, communiquez, recherchez du soutien, envisagez une action en justice, concentrez-vous sur votre travail, pratiquez des activités qui vous aident à gérer le stress et planifier votre avenir.
Michel Naim ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
Auteur : Michel Naim, Enseignant chercheur de management, EBS Paris
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