Décryptage technologique

Série « La science et le nazisme » (1/3) – L’immensité des crimes, des destructions et des souffrances causés par les douze années de Troisième Reich a longtemps interdit de se demander comment pensaient les nazis. Quatre-vingt ans plus tard, leur vision du monde se révèle fondée sur les concepts de race, de sélection darwinienne et de lutte pour la vie qui étaient au cœur de la biologie des années 1930.

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ES NAZIS n’ont rien inventé. Ils n’ont fait qu’ordonner, mettre en cohérence, et parfois pousser à leur paroxysme des idées extrêmement répandues dans l’Europe de l’entre-deux-guerres. Plus troublant encore, nombre de ces idées provenaient des savoirs scientifiques de l’époque. Comme le déclare en 1934 Rudolf Hess, aide de camp et bras-droit de Hitler, « le national-socialisme n’est rien d’autre que de la biologie appliquée ».

La conception moderne de l’histoire du vivant, toujours admise dans ses grandes lignes aujourd’hui, remonte à la publication de L’Origine des espèces de Charles Darwin en 1859. Le grand naturaliste britannique y décrit un monde vivant gouverné par une lutte incessante entre individus pour la survie, le fameux struggle for life, qui s’avérait si bien en phase avec le développement accéléré du capitalisme en cette révolution industrielle anglaise.

 

le national-socialisme n’est rien d’autre que de la biologie appliquée.

 

L’époque est aussi à l’expansion mondiale du capitalisme européen, à la recherche de matières premières autant que de débouchés. Le Royaume-Uni, la France, et dans une bien moindre mesure l’Allemagne, l’Italie ou le Portugal édifient des empires coloniaux. Des peuples européens imposent, par le fer et le sang, leur domination à des peuples africains ou asiatiques, vite transformés par leurs savants en races.

Pour l’anthropologie du début du XXe siècle, il ne fait aucun doute que l’espèce humaine est divisée en races, possédant leurs caractères physiques et intellectuels propres. S’en suit, pour la très grande majorité des anthropologues, l’idée d’une inégalité des races, chaque nation européenne ayant naturellement tendance à juger la sienne au sommet de la hiérarchie. Pour les nazis, la race germanique, déjà décrite par Tacite comme ayant exceptionnellement résisté à la domination romaine, est à l’évidence la meilleure.

 

AMÉLIORER LA RACE
PAR L’EUG
ÉNISME

 

Qu’est-ce qui fonde une race ? Ses gènes, unités élémentaires de l’hérédité. Le concept est alors très loin d’avoir l’acception qu’on lui donne aujourd’hui. Le terme est du reste rarement utilisé hors du très petit milieu des généticiens qui, rappelons-le, ignoreront jusqu’en 1944 que l’ADN est le support biochimique des gènes. On parle plus couramment d’hérédité ou de sang. Mais tous pensent qu’il existe, au sein même d’une race, de mauvaises hérédités, à l’origine de pathologies notamment mentales. Les médecins en sont les plus convaincus, tout comme ils le sont de la nécessité d’éviter la diffusion de ces mauvais gènes. Le mouvement eugéniste se fixe ainsi pour objectif d’améliorer la race. Y compris par la stérilisation des individus atteints de ces tares héréditaires.

 

Éviter la diffusion des « mauvais gènes ».

 

La biologie apporte le concept de compétition entre individus comme entre espèces. L’anthropologie fournit le concept de race, en lutte entre elles pour la survie. La médecine, alliée à la jeune génétique, propose de combattre la dégénérescence de la race par l’eugénisme. On tient déjà là l’essentiel de l’appareil conceptuel de cette « biologie appliquée » qu’est le national-socialisme. La construction de l’édifice suppose encore deux autres piliers, cette fois plus spécifiques au nazisme.

 

Du nazisme comme biologie appliquée
> Tableau montrant la classification des personnes juives et les restrictions au mariage dans l’Allemagne nazie après l’adoption des lois de Nuremberg en septembre 1935. / VolksVeritas (CC BY-SA)

 

Le premier est la conviction qu’existe une « race juive » radicalement et de tout temps ennemie la plus absolue de la race germanique. L’antisémitisme était de longue date répandu dans toute l’Europe. L’originalité du nazisme a été de le relier aux théories raciales alors en vigueur en allant jusqu’à sortir les Juifs de l’espèce humaine et de ses supposées races. « Contrairement à ce que l’on dit souvent, [la hiérarchie du vivant propre au nazisme] ne consiste pas en une échelle plaçant des Aryens en haut et des Juifs en bas, mais en une topologie plus complexe – en haut les Aryens et tous les animaux de proie, les humanités mélangées, puis les Noirs, les Slaves et les Asiates en bas. Les Juifs sont à côté, ailleurs : ni proprement humains ni vraiment animaux, ils ressortissent au bactériologique », écrit l’historien Johann Chapoutot dans La Loi du sang.[1]– Johann Chapoutot, La Loi du sang. Penser et agir en nazi, Gallimard, 2014. jQuery(‘#footnote_plugin_tooltip_5786_14_1’).tooltip({ tip: ‘#footnote_plugin_tooltip_text_5786_14_1’, tipClass: ‘footnote_tooltip’, effect: ‘fade’, predelay: 0, fadeInSpeed: 200, delay: 400, fadeOutSpeed: 200, position: ‘top center’, relative: true, offset: [-7, 0], });

Le second pilier est la notion d’espace vital ou Lebensraum, qui n’est autre qu’une germanisation du concept biologique, de racine grecque, de biotope. Après avoir connu une croissance démographique exceptionnelle entamée au milieu du XIXe siècle et poursuivie même après la saignée de la Première Guerre mondiale, le peuple allemand se sent à l’étroit entre Français à l’ouest, Slaves à l’est et Alpes au sud. La crainte de la dégénérescence de la race rejoint ici celle de manquer d’espace.

 

La crainte de la dégénérescence de la race rejoint celle de manquer d’espace.

 

Les pièces de la vision du monde nazie s’assemblent alors. Toutes les races sont en compétition. La race germanique est la meilleure. Pour le rester, elle doit à la fois s’améliorer en s’épurant, tout en menant une lutte à mort contre la race juive supposée être sa plus farouche ennemie. Elle doit, du fait de son exceptionnelle vitalité, se conquérir un espace vital à l’est. De la stérilisation (à partir de 1935) puis l’assassinat (de 1939 à 1941) des malades mentaux à l’invasion de la Pologne (1939) puis de l’URSS (1941), en passant évidemment par l’entreprise de destruction des Juifs qui se poursuivra jusqu’aux dernières semaines du régime, on tient là la feuille de route du nazisme.

 

UNE POLITIQUE FONDÉE
SUR LA SCIENCE RACIALE

 

La force de ce « narratif » comme on dit aujourd’hui, de cette Weltanschauung (vision du monde) comme aiment à le répéter les nazis, est qu’elle repose sur un savoir réputé scientifique. Le projet du Troisième Reich n’est rien d’autre que d’appliquer les lois de la nature. La quasi-totalité des élites intellectuelles allemandes le répète après le départ en exil, ou l’internement, des indésirables juifs ou opposants politiques.

Dans un échantillon de 440 biologistes travaillant dans les universités ou les centres de recherche, l’historienne des sciences Ute Deichmann[2]– Ute Deichmann, Biologists under Hitler, Harvard University Press, 1996. jQuery(‘#footnote_plugin_tooltip_5786_14_2’).tooltip({ tip: ‘#footnote_plugin_tooltip_text_5786_14_2’, tipClass: ‘footnote_tooltip’, effect: ‘fade’, predelay: 0, fadeInSpeed: 200, delay: 400, fadeOutSpeed: 200, position: ‘top center’, relative: true, offset: [-7, 0], }); a relevé, après le départ en exil de 13 % d’entre eux, 57 % de membres du parti nazi. Parmi les médecins allemands, 44 % adhèrent au parti nazi, ce qui en fait une des professions les plus surreprésentées par rapport à son poids dans la population. Ces médecins siègent dans les « tribunaux de santé héréditaire » qui décident de 300 000 stérilisations, puis mettront en œuvre « l’action T4 », par laquelle 75 000 malades seront assassinés.

 

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> Le médecin Karl Brandt a été reconnu coupable de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité lors du procès de Nuremberg. Il avait participé et donné son consentement à l’enrôlement de détenus des camps de concentration dans des expériences médicales. / Wikipedia Commons.

 

Ces élites médicales et scientifiques nazifiées, on ne le soulignera jamais assez, ne font que pousser à leur paroxysme des idées alors très répandues. L’existence de races humaines, alors que les Etats européens dominent colonialement le monde et que les Etats-Unis vivent sous la ségrégation raciale, est une évidence pour les anthropologues. Même les courants les plus progressistes, comme au sein du musée de l’Homme à Paris ou en URSS, l’admettent, leur originalité étant de contester que l’on puisse établir une hiérarchie entre elles. L’eugénisme est également largement partagé. La stérilisation des supposés porteurs de tares héréditaires est imposée par la loi aux Etats-Unis entre 1907 et 1935, puis dans les pays scandinaves à partir de 1934, précisément sous l’influence allemande.

 

Le projet du Troisième Reich n’est rien d’autre que d’appliquer les lois de la nature.

 

Là encore, les nazis ne font que se montrer particulièrement conséquents dans leur volonté de fonder leur politique sur la science raciale. Comme le reconnaît en 1943 l’anthropologue Eugen Fisher, directeur de l’institut Kaiser Wilhelm d’anthropologie, de génétique humaine et d’eugénisme, « c’est une chance rare et toute particulière, pour une recherche en soi théorique, que d’intervenir à une époque où l’idéologie la plus répandue l’accueille avec reconnaissance et, mieux, où ses résultats pratiques sont immédiatement acceptés et utilisés comme fondement de mesures prises par l’Etat ».

La « biologie appliquée » nazie porte cependant en elle une contradiction. D’un côté, elle se fonde sur les sciences, sur le projet des Lumières de décrire et comprendre le monde. De l’autre, elle prend l’exact et délibéré contre-pied des Lumières en refusant à chaque individu sa liberté politique pour l’assigner à son sang, à sa race, en faisant de lui un membre de la Volksgemeinschaft, une communauté du peuple à laquelle il appartient par naissance et ne peut pas ne pas appartenir. Les deux prochains volets de cette série développeront cette contradiction intrinsèque au rapport aux sciences du nazisme.

Nicolas Chevassus-au-Louis, journaliste / Sciences Critiques.

> Les deux autres volets de notre série sur la science et le nazisme :

> Photo à la Une : Bagages des victimes d’Auschwitz, Musée d’Auschwitz (Jorge Láscar / Creative Commons CC BY)

 

References[+]

References
1 – Johann Chapoutot, La Loi du sang. Penser et agir en nazi, Gallimard, 2014.
2 – Ute Deichmann, Biologists under Hitler, Harvard University Press, 1996.

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Auteur : Anthony Laurent / Sciences Critiques

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Artia13

Bonjour ! Je m'appelle Cédric, auteur et éditeur basé à Arles. J'écris et publie des ouvrages sur la désinformation, la sécurité numérique et les enjeux sociétaux, mais aussi des romans d'aventure qui invitent à l'évasion et à la réflexion. Mon objectif : informer, captiver et éveiller les consciences à travers mes écrits.