Économistes et historiens : je t’aime moi non plus

Décryptage technologique

Un chassé-croisé s’observe entre la science économique et historique. Les deux approches, loin d’être opposées, peuvent être complémentaires, comme le montrent les travaux sur la révolution industrielle. Histoire et économie ont tout à gagner à approfondir le dialogue.

Cet article est publié dans le cadre du partenariat les Rencontres économiques d’Aix–The Conversation. L’édition 2025 de cet événement a pour thème « Affronter le choc des réalités ».


Le pivotement des économistes vers l’histoire, en particulier économique, depuis 30 ans, est spectaculaire. En attestent les prix Nobel attribués en 2023 à Claudia Goldin pour son apport à la compréhension de l’évolution du travail des femmes et en 2024 à Daron Acemoglu, Simon Johnson et James Robinson pour leur travail sur le rôle des institutions et leur impact sur la croissance économique.

Au même moment, du moins en France, les historiens pivotaient dans le sens inverse avec un certain désintérêt pour l’histoire économique de la part des générations nées après 1950, alors que la génération précédente avait témoigné d’un intérêt considérable pour le domaine économique comme en témoignent les travaux de Marc Bloch, Fernand Braudel, Christian Labrousse, Emmanuel Le Roy Ladurie et Jean-Claude Perrot pour ne citer que quelques noms liés à l’École des Annales. Ces deux disciplines semblent avoir joué à « je t’aime moi non plus » depuis cent ans. Cette recension est évidemment trop schématique car il faudrait citer l’école de la régulation apparue dans les années 70 (Michel Aglietta, André Orléan, Robert Boyer) qui a toujours donné une place centrale à l’histoire.




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Quels rapports ces deux disciplines entretiennent-elles aujourd’hui ? Un livre que j’ai coordonné avec l’historienne spécialiste de l’Inde moderne et contemporaine, Arundhati Virmani, offre des aperçus en donnant la parole à parité à des historiens et des économistes en tentant d’établir un dialogue sur les méthodes utilisées par les deux disciplines pour établir des faits scientifiques et les restituer.

Les reines de leurs domaines

L’histoire et l’économie sont les deux disciplines reines des sciences humaines et sociales en France et dans le monde. Il ne s’agit pas d’émettre un jugement de valeur quant au domaine étudié et la qualité des recherches qui y sont menées. Cette affirmation peut être étayée sur deux faits quantitatifs. Le premier provient d’une étude de l’observatoire des sciences et techniques (OST), le second sur l’outil de recherche des articles parus dans le journal Le Monde.

L’OST a procédé dans son étude publiée en décembre 2024 à l’évaluation de la position scientifique de la France dans le monde et en Europe. Seuls les articles dans les revues scientifiques sont répertoriés. L’histoire est classée dans les sciences humaines, l’économie dans les sciences sociales. Chacune apparaît en tête de son domaine, quant au nombre de publications aussi bien en France que dans le monde. La France apparaît comme très spécialisée en histoire et un peu plus spécialisée que les autres pays en économie.

Le champ historique semble constituer, par ailleurs, un socle de résistance à la langue anglaise car seul un quart des publications sont en anglais, alors que les publications des économistes français se font d’une manière écrasante dans cette langue (plus de 90 %). Le facteur d’impact des publications des chercheurs français, que cela soit en histoire et en économie, apparaît en retrait de l’ordre de 10 % par rapport à la moyenne mondiale.

Pour les historiens, ce résultat décevant pourrait s’expliquer par la non-prise en compte de la publication d’ouvrages (l’étude se limitant aux articles publiés dans des revues scientifiques) qui sont pourtant un vecteur essentiel de la dissémination des recherches. À noter que pour les économistes français, ne sont pas pris en compte les travaux de nombre d’entre eux en fonction dans des universités étrangères.


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Qui écrit des tribunes ?

En tout cas, les historiens devraient être rassurés en apprenant que lorsqu’on s’amuse à compter le nombre de tribunes, d’interviews ou de notices nécrologiques d’historiens parues dans les pages du journal le Monde pendant les cinq premiers mois de 2025, il dépasse allégrement celui des économistes (167 contre 139). Ils distancent sans aucune discussion possible le nombre d’occurrences des autres sciences sociales. Et les historiens sont loin de s’exprimer uniquement sur des faits passés. Ils sont fréquemment sollicités pour commenter l’actualité.

Comme l’écrit le professeur au Collège de France Patrick Boucheron justement dans un article du même journal.

« Le temps impose parfois à l’historien de rentrer dans la mêlée » !

Mais si l’impartialité de l’historien le met en surplomb s’agissant du passé, peut-il encore l’invoquer lorsque son expertise est convoquée pour commenter par exemple la seconde présidence de Donald Trump ? La solidité du travail sur les sources, la prise en compte de tous les effets de contexte, leur connaissance bibliographique de nature encyclopédique et le fait de raconter un tout sous la forme d’un récit écrit dans une belle langue font l’admiration de tous les autres spécialistes des sciences humaines et sociales. Les historiens sont de vrais littéraires, à l’encontre des économistes qui sont plus tournés vers les chiffres et le langage mathématique et statistique.

En tout cas, depuis une dizaine d’années, les économistes se mettent à copier les historiens sur un point de méthode. Pour rendre compte des résultats d’une analyse économétrique appliquée sur un sujet, il est devenu d’usage de tenter de la raconter d’abord sous la forme d’une histoire.

INA Culture.

De l’impossibilité d’isoler une cause unique

Sur un autre point, les historiens et économistes butent sur la même difficulté, lorsqu’il s’agit d’essayer d’expliquer un phénomène inédit dans l’histoire de l’humanité comme la première révolution industrielle. L’événement s’étend sur plus d’un siècle, met en jeu des forces et des mécanismes économiques, des innovations technologiques et scientifiques, le financement d’activités risquées, des rapports sociaux. Par conséquent, il est par nature presque impossible d’arriver à isoler une ou plusieurs causes d’une façon irréfutable car les boucles de rétroactions entre toutes ces forces sont multiples.

Sur ce sujet, la mêlée est générale car les économistes et historiens sont en quelque sorte à fronts renversés. Alors que les premiers en général défendent des thèses mettant en avant les institutions et la culture, les historiens insistent sur les ressources naturelles et la géographie.

Pour ne donner qu’un exemple, alors que l’économiste Joel Mokyr met en avant la culture du progrès scientifique et technique propre à l’Europe de l’Ouest depuis la Renaissance, l’historien Kenneth Pommeranz choisit de mettre l’accent sur la présence d’abondantes mines de charbon et l’accès aux ressources et au marché du nouveau monde. Ces deux facteurs de chance géographiques battent en brèche la supposition que l’économie s’intéresse à des causes plus matérialistes car plus quantitatives que l’histoire qui serait plus englobante car en capacité d’intégrer des facteurs culturels, sociaux et institutionnels qui sont plus qualitatifs. C’est dire à quel point histoire et économie ont tout intérêt à dialoguer et confronter leurs méthodes de travail.


Cet article est publié dans le cadre d’un partenariat de The Conversation avec les Rencontres économiques organisées par le Cercle des économistes, qui se tiennent du 3 au 5 juillet, à Aix-en-Provence.

Économistes et historiens : je t’aime moi non plus

Alain Trannoy ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

Auteur : Alain Trannoy, Enseignant chercheur Ecole d’économie d’Aix Marseille EHESS, Aix-Marseille Université (AMU)

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Artia13

Bonjour ! Je m'appelle Cédric, auteur et éditeur basé à Arles. J'écris et publie des ouvrages sur la désinformation, la sécurité numérique et les enjeux sociétaux, mais aussi des romans d'aventure qui invitent à l'évasion et à la réflexion. Mon objectif : informer, captiver et éveiller les consciences à travers mes écrits.

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