Edouard Glissant, poète du tremblement et penseur des arts

Jusqu’au 30 juin, le Centre Pompidou (Paris) présente l’exposition « Paris noir. Circulations artistiques et luttes anticoloniales, 1950-2000 ». Elle y rend principalement hommage à des artistes plasticiens, mais offre également une place de choix au poète-philosophe Édouard Glissant. Retour sur la relation de celui-ci avec les artistes.
Des Afriques aux Amériques, la ville-monde de Paris se déploie en archipel transatlantique et carrefour panafricain, accompagnant l’expression esthétique anticoloniale dans toutes ses dimensions, pendant cinquante ans d’émancipation. Tel est le cœur de l’exposition « Paris noir », avec 150 artistes africains, caribéens et africains-américains, du créateur béninois Christian Zohoncon à la Haïtienne Luce Turnier, du peintre Beauford Delaney au Sud-Africain Gerard Sekoto.
Les plasticiens et expérimentateurs mettent en vibration de nouvelles liaisons magnétiques et artistiques, par l’émergence de formes afro-modernes inédites. S’y joue un dialogue entre histoires et cultures, qui relie art et mémoire en un laboratoire des imaginaires : du mouvement de la négritude à la politique des identités, du premier numéro de Présence africaine (1947) au lancement de la Revue noire (1991), les esthétiques et politiques relationnelles explorent les retours et détours de l’Afrique vers le Tout-monde. Par d’étroites alliances, qui croisent poètes, artistes et théoriciens, le combat anticolonial est une révolte menée sur plusieurs fronts, comme le rappelle le catalogue de l’exposition Paris noir, citant le moderniste nigérian Ben Enwomwu :
« L’artiste africain moderne doit faire face à une double responsabilité : trouver un credo artistique et une philosophie pour étayer ses idées révolutionnaires. »
D’autres dimensions intellectuelles pionnières émergent, portées par les écrivaines Paulette et Jane Nardal, les poètes Suzanne et Aimé Césaire ou le psychiatre Frantz Fanon. Parmi ces personnalités martiniquaises engagées, Édouard Glissant (1928-2011) participe du renouveau culturel antillais et international.
Quelle est la relation de Glissant aux artistes ?
Le poète-philosophe s’intéresse aux arts : théâtre, cinéma, danse, architecture, street art, photographie, sculpture, musique ou peinture. Passionné par la diversité des expressions, voies d’accès au sensible, Glissant fréquente les artistes tout au long de sa vie. Il se rend aux ateliers, discute avec les plasticiens, commente les œuvres ; il préface les catalogues d’exposition, participe aux festivals de musique, attentif aux chorégraphies expérimentales et invente la pratique des chaos-opéras.
Sur plusieurs décennies, Glissant est proche d’artistes cubains – les peintres et sculpteurs Wifredo Lam et Agustín Cárdenas, martiniquais – le céramiste Victor Anicet, du Chilien Roberto Matta, de l’Argentin Antonio Segui, de l’Uruguayen José Gamarra, du Vénézuélien Pancho Quilici, de l’Italien Valerio Adami, du peintre états-unien Irving Petlin, de la plasticienne polonaise Gabriela Morawetz ou du peintre-graveur libanais Assadour.
La philosophie de l’art chez Glissant ne se limite pas à une théorie lisse et unifiée, comme dans la hiérarchie classique des arts – présente dans les branches du savoir au XVIIIe siècle européen. Au contraire, la puissance chaotique des créations se déploie en pratique des traces, vitesses et rythmes.
Elle approche le sensible par le tremblement et la démesure. Loin du système des arts, la réflexion de Glissant sur la création est une chaosthétique : ouverture multiple, tremblante, intuitive et polyphonique sur le monde, passant par l’oscillation et la déambulation, le déferlement et le brisement.
Un rapport sensible et intuitif à l’art
Glissant entretient un rapport pluri-sensible aux objets esthétiques. Les découvertes artistiques le guident, non pas au beau abstrait, mais aux beautés sensibles, sur gravure ou dessin. Glissant définit l’art en geste inachevé :
« C’est dévoiler ce qu’on ne voit pas, prévoir cela que la plupart ne cherchent pas, fouiller le paysage qui est autour, accorder ensemble des rythmes qui ne se sont jamais connus. »
Pour Glissant, la démarche classique cède le pas à une intuition du monde. Le savoir rationnel traditionnel se réinvente par lignes de force en créolisation, constellation hybride faite de traversées et d’échappées. En rupture avec l’uniformité et la normalité des conventions, Glissant privilégie l’intuition chaotique : sens, sensations et sensibilités.
Dans son approche de l’art, la créolisation offre trois expressions subjectives : plongée vibrante dans la matière, trouble dans le baroque archipélique et éphémère chaotique du vivant constituent des mosaïques du monde. Verbale, plastique, sonore, tactile, visuelle ou gestuelle, la démesure ouvre sur les corps, mouvements, images, mémoires, traumatismes et réparations. Glissant précise :
« Figurons cet infigurable, ce mouvement, multiplié dans les espaces et dans les durées des peuples, pour autant qu’il s’agit d’un art des mots et non pas de celui des formes et des harmonies. »
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Un insaisissable chaos
Chaque œuvre invite à un autre « art des mots » sur les imaginaires du Tout-monde. Tel est le plurivers et ses rythmes, qui renvoie dos à dos les visions de l’Un – l’unicité du monde – et du dualisme – la division entre corps et esprit, âme et matière. Ni système unifié ni binarisme thèse/antithèse : Glissant inscrit l’art dans l’insaisissable chaos, le profond devenir en mouvement. Pour incarner l’énergie chaosthétique, Glissant cite le peintre Wifredo Lam :
« Des ailes d’évasion, des présages d’oiseaux en plein vol effleurant nos yeux en contemplation de leur fuite, de leur exode, comme des langues de feu dans l’infini anxieux. »
Penseur du déploiement inachevé et démesuré, Glissant défie la vision cloisonnée du réel et rejette les séparatismes figés. Les créations se créolisent : elles dépassent les frontières, déploient des lignes de fuite dans l’étendue, vaste et indémêlable. Philosophe de l’identité-relation multiple, opposée à la fixité-racine unique, Glissant rompt avec le dogmatisme théorique. Il défend le devenir-minoritaire au cœur de la poétique de la relation, proche de la multiplicité du rhizome. Dans une conférence sur l’art, en juin 2010, au premier colloque du Centre Pompidou-Metz, Glissant précise :
« La fixité formelle est d’autant plus belle que le tremblement par-dessous anime la vie d’une matière, qui est celle du monde. »
La Galerie du Dragon
La sensibilité de Glissant s’appuie sur sa première grande expérience artistique en France, la Galerie du Dragon à Paris. Dès son arrivée pour ses études en 1946 et pendant plusieurs décennies, il assiste aux expositions à la galerie du 19, rue du Dragon. Animé par le poète Max Clarac-Sérou et la diplomate Cécilia Ayala, ce lieu accueille la peinture onirique et surréaliste, dans l’esprit politique de l’avant-garde.
De jeunes écrivains, Glissant, Michel Butor ou Henri Michaux y rencontrent des artistes-plasticiens, graveurs ou sculpteurs, Matta et Giacometti, Jean Hélion ou Bernard Saby. De solides amitiés y voient le jour, autour des peintures balnéaires de Leonardo Cremonini, évoquant la lumière des îles Éoliennes, ou des sculptures en marbre de Jean Robert, dit Ipoustéguy.
Ainsi, Victor Brauner, figure majeure dadaïste, y présente une exposition en 1961. À son propos, Glissant écrit :
« Ainsi apprenons-nous à fréquenter le Monde, ses éclats irréductibles et ses lumières répandues, unies comme des limons de fleuves qui s’enlacent. »
Pour Glissant, les artistes de la Galerie du Dragon élaborent des fréquentations sensibles du monde. Leurs créations engagent paysages et mémoires multiples. Un réel inédit est approché. Pour Glissant, l’art, c’est la recherche de la différence, non de l’identique :
« La particule élémentaire du tissu du vivant, ce n’est pas le même, c’est le différent. Si on ajoute le même au même, on obtient le même. Mais si on ajoute du différent au différent, on obtient de l’inédit, de l’imprévisible, du nouveau. »
Glissant participe aussi de cette découverte de la nouveauté : sa pensée des arts, ni simple commentaire d’un tableau ni regard sur une installation, est une texture plastique, une inventivité originale, insolite et sans équivalent.
Aliocha Karol Wald Lasowski ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
Auteur : Aliocha Karol Wald Lasowski, Professeur des Universités en Littérature, HDR et Directeur du département (Licence, Master & Doctorat), Institut catholique de Lille (ICL)
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