Emmanuel Macron en Asie du Sud-Est : des ambitions renouvelées dans une région sous tension
La tournée d’Emmanuel Macron en Asie du Sud-Est, au cours de laquelle il a notamment prononcé le discours inaugural de l’édition annuelle du Dialogue de Shangri-La, a été l’occasion pour Paris d’avancer ses pions dans une région dont l’importance stratégique ne cesse de croître, et où la France cherche à incarner une troisième voie susceptible de séduire les pays désireux d’échapper, au moins partiellement, aux influences de la Chine et des États-Unis.
Du 26 au 31 mai 2025, Emmanuel Macron a effectué en Asie du Sud-Est un déplacement de six jours comprenant trois visites d’État successives au Vietnam (26-27 mai), en Indonésie (28-29 mai) et à Singapour (29-30 mai).
Point d’orgue de ce voyage : la participation du président français au 22ᵉ Dialogue de Shangri-La, principal forum régional consacré aux questions de sécurité, où il a été invité à prononcer le discours d’ouverture – une première pour un chef d’État européen.
Cette invitation de prestige reflète l’influence croissante de Paris dans l’ensemble régional indo-pacifique. À l’heure où la relation Pékin-Washington se dégrade et où les deux superpuissances n’hésitent pas à recourir à des actions coercitives unilatérales – qu’il s’agisse des tarifs douaniers imposés par Washington ou de l’irrédentisme de Pékin en mer de Chine – Paris cherche à s’affirmer comme un acteur à la fois crédible, légitime et inclusif dans la zone.
Un pivot sud-est asiatique ?
Depuis la formulation de sa stratégie indo-pacifique en 2018, la France s’est principalement appuyée sur deux leviers pour asseoir ses ambitions dans la région. D’une part, l’exercice de sa souveraineté dans les collectivités ultramarines de l’océan Indien (La Réunion, Mayotte, les Terres australes et antarctiques françaises) et du Pacifique océanien (Nouvelle-Calédonie, Wallis-et-Futuna, Polynésie française) ; d’autre part, ses partenariats bilatéraux structurants avec plusieurs puissances régionales, notamment l’Inde, les États-Unis et le Japon.
Toutefois, les recompositions géopolitiques à l’œuvre dans la région semblent avoir incité Paris à accentuer l’attention portée à l’Asie du Sud-Est. La tournée d’Emmanuel Macron a été l’occasion de mettre en valeur les partenariats bilatéraux denses, différenciés et complémentaires que la France a noués avec le Vietnam, l’Indonésie et Singapour : histoire commune et partenariat économique avec Hanoï ; profondeur stratégique et ambitions internationales avec Jakarta ; connectivité numérique et excellence technologique avec la cité-État de Singapour.
Au total, l’Élysée a annoncé pas moins de 26 milliards d’euros d’accords, concrétisés par la mobilisation conjointe de nombreux chefs d’entreprise, acteurs culturels et scientifiques. En s’appuyant sur ces relations bilatérales fortes, Paris entend désormais faire de l’Asie du Sud-Est non plus un second cercle, mais un axe central de sa stratégie indo-pacifique. Le Dialogue de Shangri-La était l’occasion idéale pour décliner cette nouvelle ambition.
Une « troisième voie » étroite
Dans un discours prononcé intégralement en anglais, le président a réitéré les fondements de la stratégie française dans l’Indo-Pacifique, à commencer par la nécessité de défendre un ordre international fondé sur le droit et de rejeter les logiques de blocs.
Présentant la France comme une « force de paix et d’équilibre », il a dit souhaiter incarner une « troisième voie » régionale, singulière et inclusive. Comprendre : être libre de la coercition chinoise sans pour autant s’aligner systématiquement sur les États-Unis, tout en appelant à la constitution de « coalitions d’indépendants » fondées sur le respect de la souveraineté de chacune des parties prenantes.
L’« autonomie stratégique » prônée par Emmanuel Macron – qui a cité de Gaulle et son discours de Phnom Penh prononcé en 1966 – fait d’ailleurs écho au positionnement de neutralité, de non-alignement voire de multialignement revendiqué par certains États de l’Association des nations d’Asie du Sud-Est (Asean). En ce sens, la France ne cherche pas à imposer une vision, mais à construire un espace de stabilité partagée, compatible avec les principes de gouvernance régionale.

@EmmanuelMacron
Dans une région tiraillée entre dépendance économique vis-à-vis de la Chine et partenariats stratégiques forts avec les États-Unis – où interdépendance, neutralité et réalisme sont des valeurs cardinales –, nul doute que le discours de Macron a été apprécié. Il convient pourtant de ne pas surjouer le rôle de la France, puissance bienvenue mais secondaire dans une zone en proie à des tensions géopolitiques récurrentes.
Fragmentations indo-pacifiques
Le déplacement d’Emmanuel Macron est intervenu dans une période de grande incertitude, alors que les relations sino-américaines – élément structurant et polarisant de la géopolitique régionale – sont au plus bas.
Cette dégradation accroît l’incertitude pour les pays d’Asie du Sud-Est. La politique commerciale de Washington suscite leur irritation. Les nouveaux droits de douane imposés par l’administration Trump, qui ont durement frappé les pays de l’Asean – 49 % pour le Cambodge, 46 % pour le Vietnam, 32 % pour l’Indonésie –, bien que momentanément suspendus, sont perçus comme des mesures unilatérales et brutales. Même Singapour, pourtant relativement épargné (10 %), a exprimé sa profonde déception : « On ne fait pas ça à un ami », a déclaré le premier ministre Lawrence Wong. Le secrétaire à la Défense américain, Peter Hegseth, également présent à Singapour, a tenté de rassurer les partenaires régionaux, sans convaincre pleinement tant l’attitude de Washington paraît de plus en plus imprévisible.
De son côté, la Chine a dépêché à Singapour une délégation de second rang, sans ministre – une première depuis 2019 –, signe de l’agacement de Pékin vis-à-vis d’un forum qu’elle juge trop critique à son égard. Comme souvent, c’est l’attitude assertive et l’irrédentisme chinois en mer de Chine méridionale qui sont pointés du doigt, le sujet ayant donné lieu à des échanges houleux entre le secrétaire d’État philippin et des membres de la délégation chinoise lors de la dernière session du forum.
Par ailleurs, des tensions récurrentes polarisent l’ensemble de la région. En Birmanie, la guerre civile en cours depuis 2021, aggravée par un récent tremblement de terre, accentue une situation humanitaire déjà critique. Pour l’instant, l’Asean n’a pas trouvé de solution, et reste arc-boutée sur un consensus en cinq points dont l’intérêt se dilue, et dont la mise en œuvre demeure au point mort. Au sein même de l’organisation, les tensions frontalières entre la Thaïlande et le Cambodge ont récemment dégénéré, causant la mort d’un soldat.
Sur le sous-continent indien, le Cachemire a de nouveau été le théâtre d’une escalade militaire en avril 2025 entre l’Inde et le Pakistan – tous deux représentés au Dialogue de Shangri-La. Si un cessez-le-feu a été signé le 10 mai, les tensions persistent et étaient palpables lors du forum. La France s’est retrouvée, à son insu, impliquée dans ce conflit, l’hypothèse relayée sur les réseaux sociaux selon laquelle un Rafale indien aurait été abattu début mai par un missile chinois alimentant les campagnes de désinformation et mettant indirectement en cause le matériel français.
Bâtir sur le bilatéral pour consolider le régional
Pas facile, donc, pour la France de naviguer dans cette région éruptive de l’Indo-Pacifique. Néanmoins, cette séquence diplomatique aura permis de réaffirmer l’ambition française d’être un acteur respecté, défendant une approche équilibrée. Les principes portés par Emmanuel Macron – souveraineté, coopération et autonomie stratégique – ont trouvé un certain écho comme en témoignent les nombreuses références à son discours tout au long du week-end du Shangri-La Dialogue. Mais pour donner du poids à cette « troisième voie », il faudra transformer ces principes en actions concrètes et durables.
Dans ce cadre, Paris pourrait prochainement élargir le champ de ses partenariats stratégiques à d’autres pays de la région avec lesquels elle entretient déjà de bonnes relations. La Malaisie, par exemple – dont le premier ministre, Anwar Ibrahim, est attendu à Paris en juillet et qui a prononcé un discours très francophile lors du Dialogue de Shangri-La –, ou encore les Philippines, où le porte-avions Charles-de-Gaulle a fait escale en début d’année.
Enfin, une implication accrue de l’Union européenne, notamment à travers un rapprochement avec l’Asean, permettrait de valoriser le potentiel de coopération multimodal entre les 700 millions d’habitants d’Asie du Sud-Est et les 450 millions d’Européens. Les deux organisations collaborent déjà activement et ont signé un partenariat stratégique en 2020, mais pour la première fois, le président a évoqué l’idée d’un rapprochement entre l’UE et le CPTPP, un accord de libre-échange réunissant 12 pays de la région, ouvrant la voie à une réflexion sur une intégration économique plus large entre Europe et Indo-Pacifique.
C’est également un objectif du président Macron dans la région : que la France devienne le porte-étendard des intérêts européens en Indo-Pacifique.
Paco Milhiet ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
Auteur : Paco Milhiet, Visiting fellow au sein de la Rajaratnam School of International Studies ( NTU-Singapour), chercheur associé à l’Institut catholique de Paris, Institut catholique de Paris (ICP)
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