Entre ambition scientifique et militarisation, quel avenir pour le programme spatial russe ?

blank

Le 19 août 2023, les débris de l’alunisseur Luna-Globe-Lander s’éparpillaient à proximité du cratère Pontécoulant, marquant l’échec de la mission russe Luna 25. La fin brutale de cette nouvelle campagne vers la Lune soulevait de nombreuses questions chez les observateurs et les experts concernant les capacités et les ambitions spatiales de la Russie. Dans un monde marqué par de profonds changements géostratégiques, aggravés par l’invasion russe de l’Ukraine en février 2022, les superpuissances mondiales renouent avec les velléités de « course à l’espace ». Tandis que les États-Unis travaillent à renvoyer des équipages humains sur la Lune, et potentiellement sur Mars, la Chine terminait d’assembler sa station spatialestation spatiale Tiangong en novembre 2022, tout en visant des expéditions habitées vers notre satellite naturel avant 2030.

Si cette nouvelle configuration semble reprendre des allures de guerre froide, la Russie a toutefois perdu sa prédominance d’antan, accusant les 30 ans de bouleversements internes après la chute du bloc soviétique en 1991. Plusieurs défis attendent désormais l’agence spatiale russe, Roscosmos, afin de maintenir une présence technologique et humaine au-delà de l’atmosphèreatmosphère terrestre. Qu’attendre du programme spatial russe à l’horizon 2030 ? Le Kremlin maintient une forme d’opacité autour de cette question, à laquelle tentent de répondre plusieurs organismes internationaux.

L’impact de la guerre en Ukraine

En 2014, suivant la révolte ukrainienne de l’Euromaïdan, plusieurs régions de l’est de l’Ukraine s’embrasent. Des séparatistes pro-russes, assistés par le gouvernement de Vladimir Poutine, déclarent sécession dans les oblasts de Louhansk et Donetsk. En février et mars, l’armée russe lance une invasion de la Crimée aboutissant à l’annexion de la province ukrainienne.

Ces évènements provoquent une première rupture diplomatique entre la Russie et l’Occident. Plusieurs pays européens et les États-Unis imposent de sévères restrictions sur l’exportation de technologies vers la Russie. Le 31 juillet 2014, la directive No. 833/2014 promulguée par la Commission européenne entérine les sanctions à l’encontre de la Russie. Pour le général de corps aérien Jean-Marc Laurent, responsable de la chaire Défense et Aérospatial de Sciences Po Bordeaux, « les sanctions européennes et américaines ont largement freiné, sans les interrompre, les capacités de développement de la Russie dans le domaine du spatial ».

 

La Russie attaque l’Ukraine – Le Dessous des Cartes. © Arte

Malgré les actions russes en Ukraine, un statu quo est maintenu concernant les activités spatiales. En 2011, la navette spatiale STS-135 se pose pour la dernière fois, mettant un coup d’arrêt provisoire à l’envoi d’astronautes dans l’espace depuis la Floride. L’administration Obama inflige alors d’importantes coupes budgétaires à la Nasa, dont le financement le plus bas est atteint en 2013. La Russie prend le relais pour transporter des équipages vers la Station spatiale internationale (ISS) depuis le cosmodrome de BaïkonourBaïkonour, au Kazakhstan.

Mais l’offensive russe du 24 février 2022 sur l’Ukraine rebat de nouveau les cartes, après des années de cristallisation des tensions. En Europe, l’Agence spatiale européenneAgence spatiale européenne (ESA) suspend, voire avorte, toutes les missions à venir en partenariat avec Roscosmos, dont l’importante campagne ExoMarsExoMars et son futur roverrover Rosalind Franklin. Des décisions marquant une rupture durable entre l’ESA et les scientifiques russes, selon le spécialiste en politique spatiale de l’Université de Durham Bleddyn E. Bowen. « Au sein de plusieurs projets, dont Rosalind Franklin, Roscosmos a été écartée. L’Union européenne ne se risquera pas à renouer des partenariats, même dans l’hypothèse où la guerre s’arrête en Ukraine. Ils n’en ont tout simplement pas besoin. »

L’axe de la militarisation

Si Vladimir Poutine souhaite rétablir la Russie comme une puissance spatiale au cours des années 2000, le budget alloué à l’agence spatiale reste relativement maigre comparé aux États-Unis ou à la Chine. En 2023, la Nasa percevait 25 milliards de dollars, contre 14 milliards pour la China National Space Administration (CNSA). La même année, la Russie dédiait 3,8 milliards de dollars à son programme. « La guerre de la Russie en Ukraine absorbe 40% de son PIBPIB, l’innovation est donc forcément restreinte dans d’autres secteurs, dont le spatial civil. La Russie a bien des cerveaux, et d’indéniables capacités  technologiques, sa priorité n’est pas le spatial d’exploration. Même si la guerre s’arrêtait demain, la Russie resterait en grande difficulté financière pendant plusieurs années. Toutefois, le Kremlin, motivé par le souci d’apparaître comme une grande puissance spatiale, pourrait faire en sorte de rétablir un programme marquant pour la prochaine décennie », explique le général Laurent.

Malgré le faible budget de Roscosmos, la Russie n’écarte toutefois pas ses vues sur l’espace sécuritaire. L’orbiteorbite basse (LEOLEO, low earth orbit) est désormais le cadre de débats sur la militarisation. Les satellites espions et autres appareils employés par les armées sont devenus des outils indispensables dans l’acquisition de données IMINT (image intelligenceintelligence), SIGINT (signal intelligence) ou encore GEOINT (géospatial intelligence). Le site NanoAvionics dénombre 11 833 satellites actifs, dont 84 % positionnées en LEO. Dans le lot, la Russie possède 157 satellites militaires destinés au renseignements, à la navigation ou encore aux communications. Mais l’un des principaux sujets d’inquiétude de la communauté internationale se révèle être la « nucléarisation » de l’espace par le gouvernement russe.

Pour cause, le 19 novembre 2024, Vladimir Poutine ratifiait la modification de la doctrine nucléaire, assouplissant l’utilisation hypothétique d’ogives tactiques ou stratégiques en cas de menaces territoriales. En parallèle, le Département de la Défense des États-Unis relayait une thèse défendue par plusieurs officiels au Pentagone, selon laquelle la Russie développerait une arme nucléaire à placer en orbite terrestre, malgré le fait qu’elle ait ratifié en 1992 le traité de l’espace, proscrivant de telles actions.

« Sur le plan technologique, cela est relativement simple à concevoir », pour Bleddyn Bowen. Mais, une telle décision serait un non-sens pour le docteur Isabelle Sourbès-Verger, géographe et directrice de recherche spécialisée sur l’espace extra-atmospérique au CNRS. « La Russie pourrait utiliser du nucléaire en orbite, mais cela concernerait possiblement des moteurs nucléaires intégrés sur des satellites. Une bombe nucléaire en orbite, vous pouvez la faire exploser et détruire tous les satellites dans un rayon déterminé, y compris les vôtres. Et mettre une tête nucléaire en orbite pour la faire redescendre et frapper une région au sol serait aussi particulièrement coûteux et nécessiterait d’être extrêmement précis ! »

Une observation partagée par le général Laurent. « On peut parler de « nucléarisation de l’espace », pour signifier des usages différents qui ne sont pas spécifiquement militaires. Ainsi, des sondes civiles, militaires et d’exploration du Système solaireSystème solaire peuvent s’équiper de réacteurs nucléaires pour produire de l’énergieénergie ou générer une force propulsive. Concernant une utilisation militaire offensive, il y a déjà eu dans les années 1960 des tests d’explosion nucléaire en orbite. Le but était de créer des impulsions électromagnétiques pouvant impacter les systèmes électroniques adverses. Mais l’effet était indifférencié, pouvant  se retourner contre ceux l’ayant déclenché. » Enfin, le responsable de la chaire Défense et Aérospatial souligne que les missiles balistiques, nucléaires ou conventionnels, « sont aussi des engins spatiaux, leur trajectoire pouvant culminer à plusieurs milliers de kilomètres d’altitude pour mener une frappe intercontinentale ». Placer une ogive en orbite basse n’aurait aucune pertinence stratégique, tout en se révélant dispendieux pour la Russie.

Dans l’ombre de la Chine ?

La conquête spatiale est un domaine dual, entre le militaire et le civil. Et l’aspect purement scientifique du programme spatial russe semble pourtant s’être effacé depuis 2023 et l’échec de Luna-25. En juin 2021, la Russie annonçait une collaboration à venir avec la CNSA dans l’objectif d’établir une base scientifique sur la Lune, l’International Lunar Research Station (ILRS), avant 2030. « On observe une volonté d’afficher une alternance au modèle américain. Artemis est sous le leadership des États-Unis, le modèle sino-russe se veut alternatif, ouvert à tout le monde, libéral, afin de parler au monde entier dont au Sud global », constate le docteur Sourbès-Verger. « Le spatial russe est résiduel, coincé par les sanctions occidentales. La Chine réussit de très belles missions avec un excellent taux de réussite, avec des plans quadriennaux n’étant pas soumis aux fluctuations politiques et idéologiques. La Russie restera une puissance spatiale et sait comment concevoir l’aéronautique, mais il est peu probable qu’elle soit à l’origine de ruptures technologiques majeures », ajoute la chercheuse.

Le 2 juillet 2024, Roscosmos dévoilait sa feuille de route pour construire sa propre station spatiale, composée de quatre modules principaux. Le début de la constructionconstruction est prévu pour 2027, avec une complétion attendue en 2030. Le coût total du programme est estimé à environ 7 milliards de dollars par les autorités russes.

Après l’échec de Luna-25, l’ancien directeur de Roscosmos, Yuri Borisov, assurait la volonté du gouvernement de retourner sur la Lune, pour « assurer les capacités défensives et la souveraineté technologique » de la Russie. Suivant les effets d’annonce, aucune mission commune n’a été formellement annoncée entre la Russie et la Chine. Le Parti communiste chinois opère avec subtilité, dévoilant au compte-gouttes ses futures opérations dans l’espace. Bleddyn Bowen considère que le terme de « vassalisation » serait trop fort concernant le rapport de force entre la Chine et la Russie. « Toutefois, il serait difficile de considérer la Russie comme un partenaire égal sur le dossier de l’ILRS. Roscosmos aurait sûrement un rôle mineur, avec relativement peu de ressources à consacrer à l’exploration humaine et robotiquerobotique. Mais la Russie reste une puissance spatiale, en déclin certes, mais maintenant une capacité de lancement et un réseau satellitaire important offrant une infrastructure militaire et civile importante. Leurs systèmes peuvent parfois être qualifiés de rudimentaires, mais ils font la différence », conclut le spécialiste.

Le 6 février 2025, Vladimir Poutine nommait à la tête de Roscosmos Dmitry Bakanov, les résultats de Yuri Borisov étant considérés comme décevants par le Kremlin, rapporte le media Meduza. Diplômé en économie et âgé de seulement 39 ans, Bakanov a collaboré sur le système de communication Gonets au cours des années 2010. Aucune annonce n’est venue agrémenter l’arrivée du nouveau directeur de Roscosmos. L’avenir du programme spatial russe reste, pour l’heure, nimbé d’incertitudes et d’inconnues.

Auteur : Dorian De Schaepmeester, Rédacteur scientifique

Aller à la source

Ce que ces nouveaux satellites peuvent faire va vous surprendre : l’espace entre dans une nouvelle ère Entre ambition scientifique et militarisation, quel avenir pour le programme spatial russe ? Que va faire cette nouvelle sonde japonaise sur la Lune ? Mars : ces petites sphères noires découvertes sur une roche intriguent les scientifiques Sunbird : Le vaisseau qui veut diviser par deux le temps de voyage vers Mars Et si l’Europe prenait la Lune avant les Américains ? Le scénario d’un incroyable revirement stratégique face à la Nasa Découvrez les corps célestes insolites de Jean-Pierre Luminet Rencontre avec des extraterrestres : ce phénomène clé pourrait en déterminer l’issue Un monde de tech – L’Europe se posera bientôt sur Mars avec le robot Rosalind Franklin Un monde encore plus étrange que dans Star Wars : cette exoplanète orbite perpendiculairement au plan de son étoile double ! Des molécules trop complexes pour être anodines : la vie sur Mars redevient une hypothèse sérieuse Terraformer Mars : des chercheurs ont trouvé la solution en déclenchant une apocalypse contrôlée !