Entreprises : du vol à la rêverie, nous sommes presque tous un peu « déviants » au travail
Dans l’entreprise, tout n’est pas blanc ou noir, notamment quand on s’intéresse aux comportements s’éloignant de la norme. Tous les salariés ou presque s’éloignent des règles édictées, de façon plus ou moins grave. La recherche montre que leur motivations sont multiples et sont souvent liées à une insatisfaction professionnelle. Le type de personnalité influera sur les manifestations du mécontentement. Décryptage de nos écarts au travail.
On pense en général que les comportements déviants sur le lieu de travail sont le fait de quelques « cas isolés » – les perturbateurs qui bâclent intentionnellement leurs tâches, volent dans les caisses de l’entreprise ou entrent en conflit ouvert avec leurs collègues. Mais si la gamme de ces comportements comprenait également des transgressions plus subtiles – rêvasser, prendre des pauses café trop longues ou lancer des plaisanteries douteuses pendant une réunion ? En réalité, on trouve l’une ou l’autre de ces transgressions mineures chez la plupart des employés, ce qui modifie notre conception de la déviance au travail.
Traditionnellement, la recherche classe la déviance dans le cadre professionnel en catégories bien nettes : les mauvais comportements sont soit interpersonnels (dirigés contre des collègues), soit organisationnels (dirigés contre l’entreprise). Mais la majorité des employés ne peut pas se ranger dans des catégories rigides de « bons » ou « mauvais », et les individus ne se cantonnent pas à un seul type de transgression. En réalité, beaucoup de salariés s’adonnent à un éventail de transgressions mineures, moins gênantes.
Analyse des transgressions
Notre recherche a examiné différents styles ou « catégories » de transgression sur le lieu de travail. Nous avons pratiqué une méta-analyse des réactions de plus de 6 000 employés à travers 20 études primaires aux États-Unis et ailleurs, et conduit de multiples études complémentaires dans différents pays et domaines d’activité.
En ayant recours à des techniques de modélisation statistique, notre analyse des études antérieures a dégagé cinq types spécifiques de « déviants » au travail. Dans plusieurs cas, ils sont irréductibles aux catégories traditionnelles – bon/mauvais ou personne/organisation. Nous avons ensuite mené une deuxième étude comprenant 553 participants, laquelle a donné des conclusions semblables, et montré que les comportements de ces types d’individus sont liés au degré de satisfaction sur le lieu de travail, à l’intention de rotation et autres perspectives professionnelles.
Cinq types de perturbateurs
Voici une liste des cinq types de « perturbateurs » que nous avons identifiés grâce à notre étude complémentaire :
- Les travailleurs en retrait (39 % des participants à notre étude). On ne verra pas ces employés provoquer des scènes. Il se pourrait même qu’on ne les voie pas beaucoup. Loin du profil classique du perturbateur, ces individus expriment leur mécontentement en négligeant leurs tâches, en arrivant en retard, et en se tenant à l’écart de la vie de l’entreprise, parfois de manière très marquée. La prévalence de cette catégorie, qui n’avait pas été bien caractérisée lors des précédentes études sur la déviance, reflète le phénomène du « quiet quitting » (démission en sourdine) qui s’est popularisé ces dernières années.
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Les saboteurs (9 %). Cette catégorie fait montre de la même productivité basse et du même retrait que la précédente, mais avec davantage de morgue. Ces individus évitent leurs tâches, travaillent lentement, prennent de longues pauses et se montrent souvent grossiers avec leurs collègues.
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Les travailleurs stagnants (21 %). Désinvestis, mais pas ouvertement nuisibles, ces employés rêvassent et arrivent occasionnellement en retard sans provoquer de troubles apparents. La plupart du temps, ils ne se font pas remarquer, mais, en cas de crise, on peut remarquer qu’ils n’assurent pas leur part d’effort. Ces travailleurs peuvent saper les tentatives de transformations organisationnelles et éroder peu à peu une culture d’entreprise positive.
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Les déviants aggravés (4 %). Les fameuses « pomme pourries ». Les individus de cette catégorie s’adonnent à toutes les transgressions décrites ci-dessus, vraisemblablement en raison d’un taux élevé d’insatisfaction professionnelle.
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Les déviants mineurs (27 %). Les membres de ce groupe évitent la plupart des comportements déviants et sont en général de bons citoyens sur leur lieu de travail. Même si ce pourcentage est surestimé – le biais de désirabilité sociale, ou la tendance des individus à se présenter sous un bon jour peut avoir empêché les participants de reconnaître tous leurs manquements – il reste relativement modeste, ce qui est parlant – une grande majorité des travailleurs de notre échantillon reconnaissent certaines transgressions, même mineures.
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Fondations sapées en silence
Nos données montrent qu’il n’est pas toujours question de transgressions flagrantes : celles-ci, en réalité, restent une rareté ! Si des actes graves, comme le vol (qu’il s’agisse d’un vol caractérisé ou d’une falsification de reçus) et l’agression franche demeurent exceptionnels, des petits manquements comme rêvasser, prendre des pauses supplémentaires et faire des remarques sarcastiques, sont assez fréquents.
Il est facile de passer à côté de ces petites déviances banales, dans la mesure où elles ne suscitent pas de réactions viscérales de la part des managers ou collègues ; il n’empêche qu’elles peuvent s’ajouter et éroder, à terme, une culture d’entreprise positive de façon invisible jusqu’au moment où un incident conséquent se produit.
L’injustice, aux sources de la déviance
Les employés qui s’adonnent à des transgressions le font souvent parce qu’ils s’estiment lésés par une personne ou une situation, ou en raison de motivations plus profondes, liées à des traits de personnalité propices à la déviance. Notre étude renforce cette idée, tout en offrant un éclairage supplémentaire. Comme on pouvait s’y attendre, quand un travailleur s’estime lésé – par un patron exigeant, des collègues hostiles ou un manque de soutien de la part de l’entreprise – il a plus de chance de se rebeller par un type de transgression ou l’autre. La présence d’un supérieur au comportement excessif augmente la probabilité d’avoir des membres de la catégorie des « déviants aggravés », tandis que le fait d’être ostracisé produit le plus souvent des spécimens de celle des « travailleurs stagnants ».
On pourrait réfléchir à ce qui vient en premier – l’abus subi ou l’abus commis –, mais les schémas que nous avons mis au jour confirment des travaux antérieurs montrant un lien de causalité entre l’injustice et la déviance.
Si l’on regarde au-delà du milieu professionnel, on a également découvert que certains traits de personnalité permettent de prédire le genre de « déviant » qu’un travailleur est le plus susceptible de devenir. Un fort taux d’agréabilité, par exemple, est associée aux catégories de déviance les moins ostensibles, comme les « travailleurs stagnants » ou les « travailleurs en retrait ». Fait notable, si le fait d’être une personne consciencieuse prédit l’appartenance à la catégorie des « déviants mineurs », nos données tendent à montrer que les personnes les plus consciencieuses peuvent aussi à l’occasion être à l’origine de passages à l’acte caractérisés, en général avec un mélange de retrait et de grossièreté (rejoignant les « saboteurs »).
En bref, les personnes hautement consciencieuses ont de fortes attentes à l’égard de leur propre travail et de celui des autres, et il peut leur arriver de présenter face au stress, ou à un affront, une vive réaction qui rendra apparente leur déception.
Un impact global difficile à appréhender
Toute transgression a un poids sur les performances d’une équipe et la rotation au sein de celle-ci. Notre étude montre que les employés de la catégorie « déviants mineurs » ont généralement de bons résultats, offrant un soutien positif à leurs coéquipiers et un bon niveau de satisfaction au travail, tandis que ceux des catégories présentant un fort taux de déviance ont de moins bons résultats et n’offrent en général aucun soutien à leurs collègues. Cependant, si nos résultats confirment qu’une « pomme pourrie » peut nuire à toute une équipe, la déviance et ses effets peuvent s’avérer plus complexes dans certains cas.
Prenons les catégories relativement bénignes des « travailleurs stagnants » et des « travailleurs en retrait », dont les membres expriment une volonté relativement forte de démissionner et, par conséquent, obtiennent de moins bons résultats que les autres. Ces employés peuvent longtemps passer inaperçus tout en sapant le potentiel d’une entreprise.
Zone grise
Les travailleurs de la catégorie des « saboteurs » présentent des schémas comportementaux contradictoires : ils sont prêts à négliger entièrement certaines parties de leur travail et à se comporter grossièrement envers certains collègues, mais peuvent par ailleurs maintenir des niveaux de performance plus élevés, et se donner parfois du mal pour aider certains autres collègues. Par conséquent, les managers se trouvent souvent en zone grise : quels compromis sont admissibles, et où se trouve la frontière entre l’expression raisonnable et la violation franche ?
Nos données montrent que la plupart des employés s’adonnent plutôt à des transgressions mineures, comme prendre des pauses trop longues ou rêvasser, qu’à des actes graves comme le vol. Bien souvent, ils ne se contentent pas d’un ou deux types de déviance, mais présentent des schémas comportementaux complexes, schémas qui peuvent être prédits de façon fiable par des facteurs liés à leur personnalité et aux caractéristiques de leur situation. Si l’on n’y prête pas attention, leurs transgressions mineures, qui apparaissent souvent en réaction au burn-out ou à un moral bas, peuvent passer inaperçues, ce qui fait qu’elles ne seront pas prises en charge. Ce faisant, cela risque de conduire, en s’accumulant, à de gros problèmes pour les entreprises.
Au-delà des mauvaises intentions, gérer le stress quotidien
Notre étude contredit également l’idée que la transgression est le fait de quelques « pommes pourries », déterminées à créer des problèmes, et contribue à ouvrir le champ de la recherche sur une perspective visant, non plus à se demander qui est à l’origine des déviances sur le lieu de travail, mais pourquoi les travailleurs se livrent à ces comportements.
Pour beaucoup d’employés, les petites transgressions ne relèvent pas d’une intention de nuire, mais d’une tentative de gérer le stress quotidien.
Les motifs de transgression peuvent se révéler très variés. Par exemple, certains travailleurs « en retrait » peuvent prendre du recul afin de s’occuper de problèmes de santé, tandis que d’autres manifestent simplement un faible investissement personnel dans l’entreprise.
Comprendre la gamme de ces raisons pourrait permettre de mieux répondre à ces comportements.
Un phénomène majoritaire
Si la déviance est considérée en général comme un phénomène rare, notre étude montre un tableau plus complexe. D’un côté, seuls 4 % des participants ont rapporté de hauts degrés de déviance dans tous les domaines, ce qui tendrait à confirmer cette idée. Cependant, seul un quart (27 %) des employés affirme éviter absolument toute transgression. Il y a donc plus de deux tiers (69 %) des employés qui entrent dans des schémas de déviance plus légers et nuancés.
Cela nous aide à comprendre la déviance comme une part ordinaire de la vie professionnelle. Ce fait complique également la réponse que peuvent y apporter les managers : leur façon de concevoir, de pénaliser et de décourager ces transgressions.
En l’absence de leviers aidant les employés à réduire leur niveau de stress ou compensant les facteurs incontrôlables (comme le gel des salaires à l’échelle d’une entreprise), les managers peuvent être poussés à accepter certaines formes de déviance comme des impondérables, tout en restant vigilants envers les infractions les plus intentionnelles et flagrantes.
Brad Harris ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
Auteur : Brad Harris, Professor of management, associate dean of MBA programs, HEC Paris Business School
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