Espaces « no kids » : une discrimination contraire au vivre-ensemble ?
Depuis les années 2000 se développe une offre de séjours, d’espaces touristiques ou de restaurants estampillés « no kids » dont les pouvoirs publics s’alertent. Que dit ce phénomène de ségrégation générationnelle de notre capacité à faire société ? Comment la place des enfants dans les espaces publics évolue-t-elle ?
Depuis une dizaine d’années fleurissent des initiatives estampillées « no kids » : restaurants, hôtels, avions ou événements festifs déconseillent voire interdisent la présence d’enfants. Encore marginal en France, le phénomène se développe rapidement en France.
Le 27 mai 2025, Sarah El Haïry, haute-commissaire à l’enfance, a reçu les fédérations du tourisme pour marquer sa désapprobation face à ce courant d’exclusion. Elle annonce à cette occasion la possibilité d’une charte à hauteur d’enfant qui rendrait illégale une telle ségrégation. Cette prise de conscience politique n’est pas nouvelle. En avril 2024, la sénatrice socialiste Laurence Rossignol avait déposé une proposition de loi visant à « reconnaître la minorité comme un facteur de discrimination afin de promouvoir une société ouverte aux enfants ».
Comment définir ce phénomène de ségrégation générationnelle ? En quoi la question de la place accordée aux enfants dans l’espace public devient-elle un révélateur de notre capacité collective à faire société ?
Un « adult only » commercial
La tendance « adult only » est née dans le secteur du tourisme balnéaire international et s’est développée dans les années 2000 en Europe méditerranéenne. En 2023, près de 1 600 hôtels dans le monde auraient été recensés comme « adult only », soit deux fois plus qu’en 2016. Ces établissements visent à exclure les enfants de certains espaces, voire de l’ensemble de l’offre, dans le cadre de stratégies marketing ciblant les adultes sans enfants ou dont les enfants sont devenus grands.
Le concept s’étend désormais au-delà du secteur hôtelier : il touche aussi la restauration, les croisières, les résidences de vacances ou encore certains parcs de loisirs. L’argument est toujours le même : une demande croissante d’adultes en quête de sérénité, qui déplorent les pleurs, le bruit ou les comportements jugés dérangeants des enfants.
C’est la question des droits fondamentaux des enfants dans la société qui est ici posée. Dès 1959, la Déclaration des droits de l’enfant adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies affirme la nécessité de protéger les plus jeunes. Ce principe a été renforcé par la Convention relative aux droits de l’enfant, adoptée en 1989, qui précise, notamment dans son article 2, le droit de chaque enfant à la non-discrimination et, dans son article 31, le droit de participer pleinement à la vie culturelle, artistique, récréative et aux loisirs.
Dans cette vision, toute exclusion systématique des enfants de certains lieux publics va à l’encontre de ces engagements internationaux et remet en cause leur pleine intégration dans la société. À cet égard, la chercheuse Zoe Moody insiste sur l’importance de considérer les enfants non seulement comme des êtres à protéger, mais aussi comme des acteurs sociaux à part entière, titulaires de droits, capables de participer à la vie sociale et d’être entendus dans l’espace public.
Les travaux de la pédopsychiatre Laelia Benoit introduisent le concept d’« infantisme », discrimination à l’égard des enfants, qui conduit à les exclure de certains espaces ou à refuser de les considérer comme des sujets de droit à part entière.
« Mioche et gênant » : vers une discrimination ordinaire
Le statut des enfants dans notre société demeure marqué par une forme de discrimination ordinaire, souvent banalisée et peu remise en question.
Cette discrimination se traduit notamment par la persistance et la légitimation de certaines violences éducatives dites « ordinaires », malgré l’entrée en vigueur de la loi du 10 juillet 2019 qui interdit explicitement toute forme de violence éducative. Ces pratiques, parfois tolérées au nom de la tradition ou de l’autorité parentale, contribuent à maintenir l’idée que l’enfant doit être contrôlé et corrigé, plutôt qu’écouté et respecté.
Par ailleurs, l’éducation positive fait régulièrement l’objet de critiques, souvent relayées par des discours plus médiatiques que scientifiques, qui la présentent comme laxiste ou inefficace. Cette défiance à l’égard de méthodes éducatives respectueuses des droits de l’enfant révèle une difficulté persistante à reconnaître l’enfant comme un sujet de droit à part entière.
L’enfant n’est pleinement accepté que s’il reste discret, docile et presque invisible, ce qui limite profondément sa liberté d’expression et d’existence dans l’espace public, « territoire de liberté qui se restreint pour les enfants ». Le 19 février 2024, le quotidien Libération titrait en une « Moi, mioche et gênant », en analysant une exclusion de plus en plus assumée des enfants, depuis les années 1990. L’espace public s’est peu à peu adapté aux besoins de la voiture, les reléguant dans des espaces sécurisés et balisés, tels que les aires de jeux ou les cours d’école, et limitant leur autonomie de déplacement, dans une ville morcelée.
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Le constat est clair, depuis plusieurs décennies, du déclin de la présence des enfants dans l’espace public. Les recherches de Clément Rivière ont mis en évidence ce repli des enfants vers l’intérieur. Un repli qui maintient aussi une inégalité de genre face à un extérieur perçu comme dangereux.
En octobre 2024, le Haut conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge (HCFEA) posait la question : quelle place des enfants dans les espaces publics et la nature ? Avec un constat alarmant, plus de 37 % des 11-17 ans ont un mode de vie sédentaire très élevé. S’intéresser à la place des enfants dans la ville, c’est donc aborder un véritable enjeu de santé publique, mais aussi de citoyenneté et d’autonomie.
À hauteur d’enfant
Un autre mouvement, celui de « villes à hauteur d’enfant », s’affirme dans de nombreuses collectivités territoriales. Cette démarche vise à repenser la ville en tenant compte des besoins, des droits et de la participation des enfants, afin de leur permettre de se réapproprier l’espace urbain et d’y exercer pleinement leur citoyenneté.
Le concept s’est développé en France et en Europe à partir des années 2010, s’inspirant de démarches pionnières menées notamment en Italie à Fano, sur la côte adriatique, dans les années 1990 par le sociologue Francesco Tonucci. Cette tendance ne constitue pas une réaction directe au phénomène « no kids », mais elle répond plus largement à une prise de conscience des effets négatifs de l’urbanisation, de la domination de la voiture et de la diminution de l’autonomie des enfants dans la ville.
En France, les premières chartes « à hauteur d’enfant » de la métropole lilloise ou de Montpellier reposent sur l’idée que les enfants, comme tous les autres membres d’un territoire, ont le droit de se réapproprier les espaces publics, et que leur participation doit contribuer à repenser la ville.
Le sujet suscite un intérêt grandissant au sein des politiques publiques locales. Le mouvement connaît une diffusion croissante : de nombreuses collectivités, telles que Tours, Nantes, Rennes, Strasbourg, Lyon, Marseille ou Paris, s’engagent dans des démarches participatives associant les enfants à la réflexion sur l’aménagement urbain.
La reconnaissance de la place des enfants en ville se traduit par des aménagements variés, tels que la création de rues scolaires piétonnisées ou apaisées aux abords des écoles pour sécuriser les trajets quotidiens, le développement de parcours ludiques, d’espaces verts accessibles et de terrains d’aventure. Elle passe aussi par l’adaptation du mobilier urbain (bancs à hauteur d’enfant, fontaines, signalétique adaptée) ainsi que par le réaménagement de places publiques pour favoriser les rencontres intergénérationnelles et le jeu libre.
Entre l’essor des espaces « no kids » et le développement de politiques urbaines inclusives pour les enfants, notre société oscille entre deux visions du vivre-ensemble. La première, centrée sur l’exclusion et le confort individualisé, révèle un malaise face à la diversité des usages de l’espace public. La seconde, inclusive et participative, suggère que penser pour et avec les enfants permet de mieux vivre ensemble.
L’enjeu est donc double : reconnaître l’enfant comme sujet social et politique, et questionner les logiques d’exclusion qui fragilisent les liens intergénérationnels. Car une société qui tolère mal ses enfants est peut-être une société qui peine à se projeter dans l’avenir.
Sylvain Wagnon ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
Auteur : Sylvain Wagnon, Professeur des universités en sciences de l’éducation, Faculté d’éducation, Université de Montpellier
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