Face à la transformation des gares, quelles expériences-voyageurs offertes et vécues ?
De plus en plus, les gares se transforment. Parallèlement, les besoins des usagers changent aussi. Comment ces deux mutations s’articulent-elles ?
Depuis quelques années, tant en France qu’à l’international, les gares connaissent des transformations majeures dues conjointement à la forte croissance des différentes formes de mobilités et à la digitalisation des comportements et des offres commerciales. Ces dernières s’invitent dans l’espace public de la gare en le privatisant partiellement, et modifient les flux de voyageurs par des aménagements de juxtaposition, d’insertion voire d’interaction entre infrastructures de transport, de commerce, de déambulation et d’attente.
Juxtaposition, lorsque la zone commerciale est différenciée des zones de transit, c’est-à-dire accolée à l’espace de la gare, chaque sphère ayant sa propre logique et bénéficiant des flux de l’autre sphère, comme c’est le cas dans la gare Saint-Lazare à Paris. Insertion, lorsque le commerce s’insère et s’adapte aux flux de voyageurs pour la maximisation de surfaces commerciales fréquentées par de très nombreux clients potentiels comme cela se passe à la gare de l’Est (Paris). Interaction, lorsque le schéma des flux est pensé́ en globalité, pour une répartition homogène entre voyage et consommation, avec un repérage facilité, une optimisation de l’espace commercial et des offres adaptées aux différents flux (gares du Nord et de Montparnasse à Paris, gare Saint-Pancras à Londres). Nous savons que ces transformations suscitent de vifs débats, comme cela a été le cas pour la gare du Nord à Paris.
Dans ce contexte, l’offre d’expériences en gare s’enrichit, et le vécu par les usagers de la gare évolue. Notre première recherche s’intéresse à l’offre d’expériences dans les gares de nouvelle génération. Nos investigations auprès des professionnels « parties prenantes » de ces transformations (SNCF Gare et Connexion, concessionnaires, enseignes, experts…) ont montré que les expériences rendues possibles par les nouveaux aménagements se répartissent dans les sphères du voyage, de la consommation personnelle ou professionnelle.
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Des voyageurs connectés via leur smartphone
Cette offre multisituationnelle repose sur une constellation de points de contacts humains, matériels et digitaux qui sont, certes, mis en place et contrôlés par la SNCF, mais aussi, et de plus en plus, par ses partenaires commerciaux et par les usagers eux-mêmes, voyageurs ou passants. Dans cette constellation, le digital, porté par les usages croissants du smartphone, joue un rôle de plus en plus important. Il subsiste cependant un déséquilibre dans l’offre de points de contact : si l’offre de situations expérientielles est déjà très poussée vers une imbrication fluide entre voyage et consommation, nous recommandons aux opérateurs publics et privés de combler le peu de possibilités offertes aux voyageurs désireux de mener de façon autonome leurs activités personnelles et professionnelles en gare.
Notre seconde recherche s’est intéressée à ce que vivent les voyageurs régulièrement confrontés à ces évolutions majeures des gares. En effet, sur fond de mobilités multiples accentuées par la crise sanitaire et de considérations environnementales, les vies professionnelles et personnelles des individus se sont orientées vers davantage de tourisme domestique et de télétravail. Les nouveaux termes comme « tracances » ou « vatrail » en français, équivalents nuancés de workcation (contraction de work et vacation) en anglais, illustrent ces nouveaux comportements de digital nomads en proximité.
De nouveaux usages des gares
La hausse combinée du tourisme domestique et du phénomène d’entremêlement entre travail et vie personnelle a pour effet d’augmenter le nombre de voyageurs réguliers, ces personnes qui utilisent plusieurs fois dans l’année les mêmes gares pour des trajets nationaux. D’un voyage à l’autre, ces voyageurs réguliers rencontrent les évolutions successives opérées dans leur gare et en subissent les avantages comme les inconvénients : nouveaux flux pour les voyageurs, nouveaux magasins, nouvelles salles d’attente, nouveaux services, zones de travaux, déplacement des panneaux indicateurs, etc.
Par exemple, à Paris, la transformation de la gare Montparnasse s’est déroulée sur une période de quatre ans entre 2017 et 2021, et la dernière étape de la modernisation de la gare de Lyon s’achèvera en 2028. Durant ces longues périodes, les voyageurs doivent s’adapter aux changements successifs sur leurs parcours en gare. Ce phénomène de transformation des gares en espaces multimodaux et commerciaux touche les gares de tous les pays du monde et cela nous a paru être une bonne raison pour nous intéresser aux réactions des voyageurs réguliers.
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Nos observations en gare, suivies d’entretiens approfondis avec de nombreux voyageurs réguliers, mettent en évidence les trois stratégies d’adaptation déployées par les individus : la stratégie interactive, la stratégie de routine et la stratégie d’évitement.
Minimiser les désagréments
Dans la stratégie interactive, les voyageurs s’adaptent aux changements dans la gare en interagissant directement avec le personnel d’accueil en gare, avec d’autres voyageurs ou encore avec le personnel commercial des boutiques. Ces interactions se déroulent aussi online, par des échanges avec les outils numériques proposés par la SNCF, et par des échanges, récréationnels ou utilitaires, par courriels ou réseaux sociaux.
Dans cette stratégie basée sur les interactions, les voyageurs sont plutôt ouverts aux changements opérés dans la gare, ils tentent d’en minimiser les désagréments et de se rassurer par des relations sociales, physiques ou virtuelles, dans la sphère du voyage, de la consommation et leurs sphères personnelles. Mais, lorsqu’ils ne trouvent pas suffisamment de réassurance dans les interactions, les voyageurs adoptent aussi des routines spatiales et temporelles.
Adaptation des rituels
Dans la stratégie de routine, les voyageurs adaptent leurs anciens rituels aux nouveaux espaces-temps générés par la transformation de la gare. Tout d’abord, dans la sphère du voyage, le repérage au même panneau indicateur, l’emploi du même escalier mécanique à la sortie du métro, la vérification au dernier moment du numéro du quai sur l’application, sont des gestes routiniers adoptés lors de chaque voyage. Dans la sphère de la consommation, ensuite, les achats très imbriqués dans le voyage sont aussi routiniers : le passage au kiosque à journaux ou l’achat d’un café ou d’un sandwich, non seulement dessinent le rituel du trajet physique dans la gare, mais sont anticipés et conditionnent l’heure d’arrivée à la gare.
Enfin, dans la sphère personnelle aussi, les routines se mettent en place pour accomplir certaines tâches avant le voyage, comme vérifier ses mails et y répondre, contacter ses proches. Ces différentes routines provoquent l’imbrication des sphères du voyage, de la consommation et des sphères personnelle et professionnelle, et révèlent que la préoccupation première du voyageur est de garder la maîtrise de l’espace et du temps avant de prendre son train. Il se laisse difficilement dévier de ses routines, préfère ponctuer son parcours en gare par des étapes prédéfinies et choisies et ne privilégie pas la flânerie. Cependant, lorsque ni les interactions ni les routines ne rendent le parcours en gare sécurisant et agréable, certains voyageurs choisissent d’éviter l’espace mouvant de la gare.
Comportements contemplatifs
Dans leur stratégie d’évitement, et ce malgré les améliorations apportées par le nouvel environnement de la gare, les individus s’échappent avant tout en se réfugiant dans leur bulle virtuelle sur leur smartphone. Dans ce cas, ils n’utilisent pas les parcours de déambulation proposés ; ils adoptent un comportement statique et regardent des séries, traitent des dossiers professionnels ou agissent sur leurs réseaux sociaux avec leurs propres communautés. D’autres adoptent des comportements contemplatifs, écoutant le pianiste ou admirant les éléments architecturaux de l’édifice. Plus radicalement, certains sortent de la gare et préfèrent profiter des aménités extérieures (parcs, commerces) qu’intérieures. Dans cette stratégie d’évitement, les individus sont peu sensibles aux améliorations dans la gare, certains exprimant le fait de tromper l’ennui, d’autres montrant une forme de résistance au « tout commerce » qu’ils perçoivent comme manipulateur.
Ces trois stratégies, qui peuvent se cumuler (interagir avec sa bulle personnelle de façon rituelle permet de s’échapper), montrent, premièrement, que le voyageur, même régulier et donc habitué aux espaces, souhaite garder la maîtrise de son parcours ; contrairement aux aéroports où le voyageur est totalement pris en charge une fois passées les barrières de l’enregistrement et de la sécurité, les gares n’offrent pas de possibilités de se décharger complètement des contraintes de l’espace et du temps. De ce point de vue, le « paysage de services de la gare » (railwaystationscape, en anglais) est vraiment différent de celui de l’aéroport (airportscape).
Deuxièmement, ces trois stratégies montrent que les usages digitaux sont, sans surprises, hyper déployés dans les trois sphères du voyage, de la consommation personnelle et professionnelle, et facilitent le passage de l’une à l’autre. Cela doit inciter les professionnels responsables de la transformation des gares à fournir aux usagers des infrastructures équipées de moyens de connexion performants, aussi bien dans le domaine marchand que non marchand.
Les résultats cumulés de ces deux recherches montrent, en effet, que, loin d’être passifs en attendant leur train, les voyageurs réguliers des gares en transformation interagissent, planifient leur trajet ou s’en échappent de façon proactive. Cet « empowerment » des voyageurs est à prendre en compte pour la mise à disposition d’espaces de gratuité qualitatifs au sein des parcours marchands, qui restent cependant indispensables pour assurer la rentabilité des infrastructures.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
Auteur : Marie-Catherine Paquier, Enseignant-chercheur en marketing, EBS Paris
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