Faux experts, vrais influenceurs : un défi pour les marques
Certains consommateurs, forts de leur expérience avec un type de produit, se perçoivent comme experts au point de se sentir légitimes pour diffuser leur avis tout en rejetant toute information nouvelle. Ce phénomène de dogmatisme acquis peut poser de sérieux problèmes aux marques, notamment sur les réseaux sociaux.
Dans l’un de ses sketchs, l’humoriste Fabrice Éboué évoque un certain Dédé, l’idiot du village, figure comique des conversations de comptoir. Les habitués du bistrot se moquent de lui pour ses affirmations péremptoires, que Dédé défend avec une conviction absolue. Pourtant, ce Dédé a peut-être passé du temps à consulter des sites – pas toujours les plus fiables –, à échanger sur des forums avec d’autres passionnés – pas toujours les plus compétents –, jusqu’à se forger un fort sentiment d’expertise. Si la figure de Dédé amuse, elle inquiète davantage lorsqu’avec les réseaux sociaux, comme l’évoque Fabrice Éboué, les Dédés de différents villages se regroupent, diffusent leurs convictions, et finissent par devenir une voix influente.
Dans une version moins caricaturale, le Dédé 2.0 existe bel et bien : il s’exprime sur les forums, publie des avis tranchés, et se présente comme connaisseur. En effet, certains consommateurs s’estiment hautement compétents sur un type de produit ou une marque, convaincus d’avoir atteint un niveau de connaissance tel qu’ils n’auraient plus rien à apprendre – et qu’ils sont légitimes pour donner leur avis. Ils adoptent alors une posture dogmatique. Ne ressentant pas le besoin de mettre à jour leurs connaissances, ces consommateurs peuvent diffuser des informations erronées, décrédibiliser un produit, et semer le doute chez d’autres acheteurs potentiels.
Nous avons étudié cette forme acquise de dogmatisme et ses effets pour les marques. Quels sont les ressorts de ces discours ? Quelles sont les conditions qui les favorisent ? Pour cela, nous avons étudié plusieurs marchés où l’on trouve des passionnés, tels que le sport, le whisky ou encore les jeux vidéo.
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Une norme sociale qui légitime le ton dogmatique
Pour évaluer si le discours dogmatique est perçu comme acceptable, une étude pilote a été menée suivant le protocole suivant : des participants lisaient un commentaire tranché d’un internaute sur une plate-forme spécialisée en jeux vidéo. Selon les cas, l’auteur du commentaire était présenté comme expert ou novice.
Résultat : lorsque le commentaire venait d’un expert, il était perçu comme plus acceptable. Les propos affirmés, voire fermés, étaient moins questionnés. La perception d’expertise joue ici le rôle d’un amplificateur de dogmatisme. Autrement dit, l’expertise perçue confère un droit implicite à l’intransigeance.
Pour aller plus loin, quel profil de personnes adopte davantage ces postures fermées ? Quelles sont leurs motivations ? Le protocole suivi pour identifier les comportements consistait à demander aux participants de remémorer deux situations liées à une discipline sportive : l’une où ils se sentaient compétents, l’autre où ils se percevaient comme novices. Pour chaque situation, ils évaluaient leur propre ouverture d’esprit : leur capacité à envisager d’autres idées, à accepter la contradiction, etc.
Le résultat est que l’ouverture d’esprit diminue significativement dans la situation où le participant se sent expert. Il devient moins attentif, moins curieux, moins réceptif. Ce n’est pas la compétence réelle qui entraîne ce biais, mais le sentiment de compétence. Pour les entreprises, cela signifie que certains consommateurs peuvent devenir imperméables à l’innovation simplement parce qu’ils se croient déjà bien informés.
Gare au faux expert sûr de lui
La relation entre connaissance subjective (ce que l’individu pense savoir) et connaissance objective (évaluée par un quiz) a été ensuite mesurée. Pour cela, le marché du whisky a été retenu. La raison ? Il est relativement propice aux croyances bien ancrées, par exemple l’idée qu’un whisky plus vieux est forcément meilleur.
Résultats : plus la connaissance subjective est élevée, plus la personne se montre dogmatique. Mais surtout : plus la connaissance objective est faible, plus le phénomène s’amplifie. Le dogmatisme atteint son maximum chez ceux qui se croient experts, sans l’être vraiment. À l’inverse, quand les deux niveaux sont élevés, le dogmatisme recule. Cette figure du « faux expert sûr de lui » est particulièrement problématique pour les marques.
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Gare au sentiment d’expertise
Dernière dimension évaluée par notre étude : les intentions de bouche à oreille, autrement dit, les intentions de partager un avis sur un sujet. Les participants devaient indiquer leur envie de partager un avis dans trois cas : un produit pour lequel ils se sentent experts, un autre pour lequel ils ne s’estiment pas compétents, et une catégorie neutre.
Résultat : plus les participants se sentent experts, plus ils souhaitent s’exprimer. Le sentiment d’expertise accroît l’intention de prise de parole. Et lorsqu’ils sont perçus comme experts, leurs propos ne sont que rarement remis en cause. Cela fausse la dynamique d’opinion collective. Les pseudo-experts les plus visibles dans les communautés ne sont pas toujours les mieux informés – ni les plus ouverts.
Ils peuvent entretenir des représentations erronées d’un produit, figer des standards ou nuire à l’acceptation d’innovations. À l’heure où les réseaux sociaux façonnent les perceptions et les comportements d’achat, cette prise de parole biaisée est un enjeu stratégique pour les entreprises.
Que peuvent faire les marques ?
Ces travaux invitent les entreprises à identifier les profils dogmatiques dans leurs communautés et à ajuster leurs stratégies de communication. Voici quelques pistes :
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Proposer des ressources accessibles (FAQ, infographies, actualités sur le produit) pour favoriser une information fiable et actualisée ;
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Développer des partenariats avec des influenceurs capables de remettre leurs connaissances à jour, d’engager le dialogue et d’intégrer la contradiction ;
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Différencier deux grands types de consommateurs : ceux fermés d’esprit et ceux ouverts d’esprit.
Les premiers doivent être ciblés par des messages simples, directs et validés par des figures perçues comme expertes, afin de renforcer leur sentiment de confiance. Il est également stratégique de les fidéliser via des programmes valorisant leur engagement passé, car ils changent rarement d’avis une fois convaincus.
Les consommateurs ouverts d’esprit sont davantage réceptifs aux contenus éducatifs et immersifs qui nourrissent leur curiosité et leur envie de comprendre, comme des comparatifs ou des formats narratifs. Pour renforcer leur engagement, il faut privilégier les interactions, les témoignages utilisateurs, et les expériences participatives ou communautaires.
Il ne faut pas se moquer de Dédé
L’étude révèle que l’expertise perçue, quand elle est surévaluée, peut devenir un piège : elle légitime un discours dogmatique, limite l’ouverture à l’innovation et favorise la diffusion d’informations biaisées. Les marques ne doivent pas se limiter à l’identification des consommateurs parlant le plus fort – encore faut-il comprendre comment ils se positionnent cognitivement.
Favoriser des communautés où la compétence rime avec l’humilité, où l’on sait et où l’on écoute, est sans doute l’un des défis communicationnels les plus importants des années à venir. Car si les Dédés numériques ne sont pas tous malintentionnés, ils peuvent parfois, à force de certitudes mal fondées, faire beaucoup de bruit… et tromper bien des consommateurs.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
Auteur : Damien Chaney, Professor, EM Normandie
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