« Fertiliser » les océans pour capter le CO₂ : solution miracle ou mirage écologique ?

Aider les océans à capturer davantage de CO2 en y déversant du fer pour stimuler la croissance du phytoplancton : cette approche relevant de la « bioingénierie » du climat est vantée par plusieurs start-ups. Elle est pourtant risquée, car les incertitudes autour des mécanismes naturels à l’œuvre sont nombreuses.
Alors que les concentrations de CO2 dans l’atmosphère atteignent des niveaux inédits, les stratégies de capture du carbone se multiplient. Parmi elles, les approches dites « océaniques » gagnent en popularité.
Séduisantes, elles misent sur un argument de choc : elles pourraient stocker le carbone pour un dixième du coût de la capture directe du CO₂ dans l’air, méthode gourmande en énergie et dont la technologie est aujourd’hui mise en doute.
L’une de ces approches, testée depuis les années 1990, mais récemment remise en avant par des start-ups, consiste à fertiliser les océans avec du fer pour stimuler la photosynthèse du phytoplancton. Mais, derrière cette idée alléchante, que cache réellement la fertilisation de l’océan par le fer (Ocean Iron Fertilization en anglais, ou OIF) ?
La pompe biologique, moteur invisible du climat
Comme les plantes terrestres, le phytoplancton – ces microalgues qui dérivent à la surface des océans – réalise la photosynthèse : il capte du dioxyde de carbone (CO2) et libère du dioxygène (O2), produisant à lui seul près de 50 % de celui que nous respirons.
Mais son rôle ne s’arrête pas là. Une fois mort ou consommé, le phytoplancton transporte une partie de ce carbone vers les profondeurs océaniques sous forme de particules connues sous le nom de « neige marine ».

Henk-Jan Hoving/GEOMAR
Ce phénomène, appelé « pompe biologique », permet chaque année de transférer environ 10 milliards de tonnes (gigatonnes) de carbone vers les fonds marins. Des travaux ont montré que ce mécanisme, à lui seul, a permis de stocker environ 1 300 gigatonnes de carbone dans l’océan sur une période de cent vingt-sept ans, contribuant ainsi à maintenir les niveaux de CO2 atmosphérique plus bas qu’ils ne le seraient en l’absence de ce mécanisme.
Sans cette pompe biologique, notre atmosphère contiendrait 200 à 400 ppm de CO2 en plus, et notre planète serait globalement a minima 3 °C plus chaude.
Mais, pour fonctionner, cette pompe a besoin de nutriments, et notamment d’un micronutriment essentiel : le fer. Il existe de multiples sources de fer pour les océans. Le ruissellement des fleuves, l’érosion des marges continentales ou les sources hydrothermales sont autant de processus contribuant à l’apport de fer aux eaux océaniques. Les apports atmosphériques sont aussi une source importante de fer pour l’océan du large. Les poussières, transportées par les vents et principalement en provenance des grands déserts, en fournissent la principale source.
L’« hypothèse du fer »
À la fin des années 1980, l’océanographe américain John Martin a proposé ce qu’on appelle l’« hypothèse du fer ». À savoir, dans certaines régions océaniques, riches en macronutriments (nitrates, phosphates), la croissance du phytoplancton serait freinée par un manque de fer. Il suffirait donc d’y parsemer le métal pour déclencher un « bloom » de phytoplancton, captant ainsi davantage de CO2.

Nasa/Goddard Space Flight Center/Jeff Schmaltz/the MODIS Land Rapid Response Team
Les régions carencées en fer, appelées HNLC (High Nutrient, Low Chlorophyll), couvrent un tiers des océans mondiaux, dont l’océan Austral, véritable « géant endormi » de la séquestration carbone.
Des expérimentations scientifiques à petite échelle ont montré qu’une tonne de fer pouvait permettre de capturer de 30 000 à 110 000 tonnes de CO2. À l’échelle planétaire, une étude de 2023 a estimé que l’ajout d’un million à deux millions de tonnes de fer par an dans les océans pourrait permettre de capter jusqu’à 45 milliards de tonnes de CO2 d’ici 2100. De quoi faire rêver les promoteurs de la géo-ingénierie.
Mais, au-delà des incertitudes scientifiques, les risques écologiques sont bien réels. Une fertilisation massive pourrait altérer les réseaux trophiques (terme qui désigne l’ensemble des chaînes alimentaires d’un milieu donné), appauvrir la biodiversité, provoquer des zones mortes ou encore des proliférations d’algues toxiques. Une modélisation récente indique que l’OIF pourrait entraîner une diminution de 5 % de la biomasse halieutique (c’est-à-dire liée à la pêche) tropicale, en plus des 15 % déjà attendus d’ici la fin du siècle du fait du changement climatique.
C’est pourquoi l’OIF a été interdite à des fins commerciales en 2013, dans le cadre du protocole de Londres sur la pollution marine.
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Les promesses fragiles de la fertilisation
Pourtant, certaines entreprises cherchent à relancer la machine, appâtées par la promesse de crédits carbone à faible coût.
À l’inverse de ces initiatives privées, les chercheurs plaident pour une évaluation rigoureuse des risques environnementaux et une gouvernance internationale claire avant toute expérimentation à grande échelle.
Derrière les chiffres prometteurs souvent avancés sur la fertilisation en fer des océans se cachent des incertitudes majeures. Un point crucial tient à la nature même du fer utilisé. En effet, toutes les formes de fer ne sont pas assimilées de manière égale par le phytoplancton : sa biodisponibilité dépend fortement de sa composition chimique et de sa provenance.
Une étude que j’ai menée dans les eaux de l’océan Austral, publiée en 2023 dans la revue Science Advances, a montré que le fer libéré par la fonte glaciaire est jusqu’à 100 fois plus biodisponible pour le phytoplancton que celui apporté par les poussières atmosphériques.
En d’autres termes, deux régions présentant des concentrations similaires en fer dissous dans l’eau – mais de biodisponibilité différente – peuvent avoir des réponses biologiques très contrastées. Cette variabilité rend hasardeuse toute projection simpliste, en particulier lorsqu’il s’agit de fertilisation artificielle à grande échelle.
Dans cet article, nous avons souligné que cette complexité contraste fortement avec la manière dont certaines approches de bio-ingénierie présentent l’ensemencement en fer, décrit comme une solution simple et efficace de séquestration du carbone. Cette mise en garde a été relayée également par le CNRS.
À cela s’ajoute un autre facteur souvent négligé : le phytoplancton n’est pas le seul organisme à consommer du fer. Il entre directement en compétition avec les bactéries marines, qui ont besoin de fer pour respirer, relâchant à leur tour du CO2. Si ce dernier remonte en surface, il peut alors retourner dans l’atmosphère. Et dans ce cas, la balance n’est pas forcément positive : il n’y a pas forcément de gain net en matière de stockage de carbone.
D’autres recherches montrent aussi que modifier les communautés de phytoplancton, comme le ferait une fertilisation artificielle, pourrait altérer les chaînes alimentaires marines. En effet, en changeant la composition du phytoplancton, on modifie l’alimentation du zooplancton, et donc le devenir du carbone dans l’océan.
Avant de pouvoir prédire l’efficacité réelle de ces technologies, il est essentiel de mieux comprendre ces dynamiques écologiques et de développer des outils de suivi robustes.
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La fonte des glaciers, un accélérateur pour l’absorption océanique du CO₂ ?
Face aux incertitudes que soulèvent les projets de fertilisation artificielle, certains processus naturels méritent d’être mieux compris. C’est notamment le cas des apports de fer issus de la fonte des glaciers.
Les régions polaires se réchauffent bien plus rapidement que le reste de la planète – de quatre à sept fois plus vite que la moyenne mondiale. Cette fonte accélérée des calottes glaciaires du Groenland et de l’Antarctique entraîne le déversement dans l’océan de 370 milliards de tonnes d’eau douce par an, chargée en fer.
Libéré en quantité croissante sous l’effet du réchauffement climatique, ce fer pourrait, dans certaines conditions, stimuler localement la productivité marine et activer la pompe biologique de manière naturelle. Mais les mécanismes en jeu restent encore mal compris, tout comme l’ampleur réelle du stockage de carbone associé.

Férial, Fourni par l’auteur
Pour approfondir cette question, une campagne océanographique est prévue courant 2026 en mer de Ross, en Antarctique. Elle mobilisera le voilier Persévérance, une goélette polaire de 42 mètres conçue pour les expéditions scientifiques dans les environnements extrêmes.
Cette mission, menée en collaboration avec le laboratoire de Takuvik (CNRS/Université Laval/Sorbonne Université), visera à étudier in situ les interactions entre les apports de fer glaciaire et la dynamique du phytoplancton, afin de mieux comprendre le rôle potentiel de ces processus naturels dans la séquestration du carbone.
L’océan, un allié qu’il ne faut pas surexploiter
Aujourd’hui, l’océan absorbe environ 30 % de nos émissions de CO2. Il le fait naturellement, via deux « pompes » complémentaires : la pompe physique (dissolution des gaz dans les eaux froides, brassage vertical) et la pompe biologique. Bien que la pompe physique reste dominante, la capacité de la pompe biologique à s’adapter aux changements climatiques est l’un des grands enjeux scientifiques actuels.
C’est aussi un sujet qui attire, à juste titre, l’attention des acteurs économiques de la décarbonation. S’il est tentant de chercher dans l’océan des solutions rapides et peu coûteuses au dérèglement climatique, nous devons rester prudents. L’océan est un formidable régulateur du climat, mais ce n’est pas un puits sans fond.
Marion Fourquez a été financée par le Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS, bourses PP00P2_138955 et PP00P2_166197), ainsi que par le programme de recherche et d’innovation Horizon 2020 de l’Union européenne (convention de subvention no 894264, projet BULLE). Cette étude a bénéficié du soutien du Projet 16 de l’expédition de circumnavigation en Antarctique (ACE) sous l’égide de l’Institut Polaire Suisse (SPI), avec le soutien financier de la Fondation ACE et de Ferring Pharmaceuticals.
Auteur : Marion Fourquez, Research scientist, Mediterranean Institute of Oceanography (MIO) (IRD, AMU, CNRS), Institut de recherche pour le développement (IRD)
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