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Harvard face à l’administration Trump : une lecture éthique d’un combat pour la liberté académique

Washington a décidé de couper les fonds à Harvard, l’université ayant refusé de mettre en œuvre une série de mesures souhaitées par l’administration Trump en matière de contenu des programmes ou de sélection des étudiants et enseignants. Un affrontement qui fait écho à plusieurs préoccupations d’ordre éthique analysées par de nombreux philosophes, d’Aristote à nos jours.


Récemment, la direction de l’université de Harvard a refusé de se conformer aux injonctions de l’administration Trump qui exigeait qu’elle mette fin à ses programmes dits de « Diversité, Égalité et Inclusion » (DEI), accusés d’« alimenter le harcèlement antisémite » ; qu’elle effectue un « audit » des opinions exprimées par ses étudiants et enseignants ; et qu’elle laisse au pouvoir politique un droit de regard sur les procédures d’admission des étudiants et sur les embauches d’enseignants.

Suite à ce refus, le ministère de l’éducation a annoncé le gel de 2,2 milliards de dollars de subventions sur plusieurs années, ainsi que la suspension de « contrats pluriannuels d’une valeur de plusieurs centaines de millions de dollars ». Une décision contre laquelle l’université a déposé un recours en justice.

Cette confrontation ne relève pas d’un simple désaccord administratif ou financier. Elle reflète, en réalité, un affrontement entre deux visions du monde : l’une fondée sur la liberté académique, la diversité des idées et l’autonomie des institutions ; l’autre sur le contrôle idéologique, la polarisation politique et la soumission des savoirs à des intérêts partisans.

Pour comprendre les enjeux de ce conflit, il est utile de mobiliser les outils de l’éthique normative. Quatre grandes théories éthiques permettent d’éclairer les choix de Harvard et les menaces qui pèsent sur l’université et, plus largement, sur nos sociétés.

L’éthique déontologique de Kant

En premier lieu, l’éthique déontologique de Kant affirme qu’une action est moralement juste si elle repose sur un principe universalisable, indépendamment de ses conséquences.

Le refus de Harvard de trier ses étudiants selon leur origine ou leurs opinions, ou de céder à des pressions politiques en échange de financements, s’inscrit dans cette logique.

Il s’agit d’un acte de fidélité à des principes fondamentaux : la liberté de pensée, l’égalité de traitement, l’autonomie institutionnelle. En ce sens, la posture de Harvard est un devoir moral, non négociable, face à une injonction contraire à la dignité humaine.

L’utilitarisme de Mill

L’utilitarisme selon John Stuart Mill estime que la moralité d’une action se mesure à l’aune de ses conséquences sur le bien-être collectif.

En défendant la liberté académique, Harvard ne protège pas seulement ses membres, mais l’ensemble de la société. Une université libre est un pilier absolu de la démocratie : elle a pour vocation de former des citoyens éclairés, de produire un savoir critique, et de garantir la pluralité des idées.


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À long terme, céder à la pression politique de Donald Trump aurait des effets délétères sur la qualité de la transmission des savoirs, la recherche et la confiance dans les institutions d’enseignement supérieur.

L’éthique des vertus d’Aristote

En troisième lieu, l’éthique des vertus fondée par Aristote, et repensée plus près de nous par Alasdair MacIntyre (décédé le 21 mai 2025), met l’accent sur les qualités morales des agents plutôt que sur les règles ou les conséquences.

Harvard face à l’administration Trump : une lecture éthique d’un combat pour la liberté académique
Un étudiant d’Harvard pose aux côté de la statue du fondateur de l’université John Harvard (1607-1638).
B. Venard, Fourni par l’auteur

La décision d’Harvard peut être interprétée comme un acte de courage, de justice et d’intégrité. L’université incarne une vertu civique : celle de résister à la facilité du compromis et de défendre la vérité dans un contexte particulièrement acerbe, mêlant vociférations vulgaires, insinuations sordides et menaces permanentes. Par sa résistance, Harvard est devenue un modèle pour d’autres institutions, en rappelant que la vertu n’est pas un luxe académique, mais une nécessité démocratique.

L’éthique de la sollicitude de Tronto

En dernier lieu, l’éthique de la sollicitude (le « care ») telle que formulée notamment par Joan Tronto requiert de protéger les plus vulnérables.

Cette théorie valorise la responsabilité, l’attention à l’autre et la reconnaissance des vulnérabilités. En refusant de discriminer ses étudiants ou de sacrifier ses principes pour des intérêts politiques, Harvard protège les voix les plus fragiles, parfois étouffées, et même stigmatisées. Elle refuse une logique d’exclusion qui, sous couvert de lutte louable contre l’antisémitisme, instrumentalise la morale pour imposer une pensée unique.

Résister à la corruption du savoir

Ces quatre théories s’autorenforcent dans une convergence légitimant la posture de Harvard. Mais au-delà de l’éthique normative, cette situation révèle un phénomène plus large de corruption institutionnelle. Dans mes travaux (Venard et coll., 2023 ; Torsello & Venard, 2016), j’ai montré que la corruption ne se limite pas à des actes illégaux : elle peut aussi prendre la forme d’une appropriation des institutions par des intérêts politiques ou économiques, qui les détournent de leur mission première.

Par analogie, on peut affirmer que la soumission des universités à des logiques partisanes (comme l’autoritarisme de Trump, mais aussi des dogmatismes religieux ou des idéologues woke) peut détruire des lieux de savoir, atrophier leur légitimité et annihiler leur rôle dans la société. En effet, les tentatives d’emprise sur le supérieur ne se limitent pas aux manigances de Donald Trump.

Par exemple, des religieux peuvent tenter, par prosélytisme, de pénétrer et d’influencer des établissements universitaires dans des pays séculiers comme on a pu le voir en France, sans même parler des théocraties où l’enseignement, à tous les niveaux, est soumis à la doxa religieuse, comme c’est le cas, notamment, en Iran.

Par ailleurs, un pouvoir autoritaire peut se débarrasser de tous les universitaires jugés hostiles, comme Recep Tayyip Erdogan l’a fait ces dernières années en Turquie, et imposer des thèmes de propagande comme l’éducation patriotique désormais obligatoire dans les établissements russes par Vladimir Poutine.

De même – et bien que les déclarations sur ce sujet de Donald Trump et de ses ministres soient clairement outrancières, il est vrai que ce qu’on appelle le wokisme s’est largement diffusé sur de nombreux campus américains, imposant sur certains points un mode de pensée monolithique, impliquant par exemple, une faible présence des idées conservatrices ou la mansuétude de ses partisans à l’égard de certaines dérives.

Au-delà de la guerre ouverte entre Harvard et Trump, la liberté académique n’est pas un privilège de quelques « professeurs Tournesol », arrogants et isolés : c’est une condition de la performance intellectuelle, de la justice sociale et de la démocratie.

The Conversation

Bertrand Venard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

Auteur : Bertrand Venard, Professeur / Professor, Audencia

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Artia13

Bonjour ! Je m'appelle Cédric, auteur et éditeur basé à Arles. J'écris et publie des ouvrages sur la désinformation, la sécurité numérique et les enjeux sociétaux, mais aussi des romans d'aventure qui invitent à l'évasion et à la réflexion. Mon objectif : informer, captiver et éveiller les consciences à travers mes écrits.

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