Inde : la fragile mémoire de la catastrophe de Bhopal (1984)

Alfonso Pinto , Fourni par l'auteur
Plus de quarante ans se sont écoulés depuis la fuite d’un gaz hautement toxique à l’usine de pesticides de l’entreprise américaine Union Carbide, à Bhopal, en Inde centrale, dans la nuit du 2 décembre 1984. Entre 8 000 et 25 000 personnes ont péri au cours des jours qui ont suivi, et presque 500 000 ont été intoxiquées. En Inde comme ailleurs, la Bhopal gas tragedy est considérée comme la plus grave catastrophe industrielle du XXe siècle. Aujourd’hui encore, des problèmes de santé imputables à la fuite des gaz affectent bon nombre d’habitants des quartiers autour de l’usine. Mais dans une ville qui change et veut oublier cette page douloureuse de son passé, la mémoire de la catastrophe de 1984 se fragilise.
Loin de former un espace politique homogène et consensuel, la mémoire collective de la catastrophe de 1984 apparaît profondément fragmentée. Bien que la fuite de gaz de Bhopal soit emblématique des accidents industriels à l’échelle internationale, au même titre que ceux de Tchernobyl et de Seveso, le rapport des Bhopalais à cet événement reste profondément ambigu, partagé entre colère et désir de passer outre : « La catastrophe, plus personne n’en parle, c’était il y a très longtemps ; mais tous ceux qui étaient là s’en souviennent », résume bien un chauffeur de taxi.
Quand les émotions politiques s’opposent
Chaque année, au début du mois de décembre, l’hôpital Bhopal Memorial, achevé en 2000 et construit spécifiquement pour soigner les patients souffrant d’une maladie imputable à la fuite de gaz, organise une cérémonie annuelle en grande pompe. Celle des 3 et 4 décembre 2024 a été doublement importante, car elle marquait à la fois les 40 ans de la catastrophe et les 25 ans de l’hôpital. Une enveloppe commémorative a été éditée par les services postaux et vendue à cette occasion.

F. Provost, Fourni par l’auteur
Au cours de la rencontre, des représentants religieux prennent successivement la parole avant de céder la place à une remise de prix et de « health kits » à des patients de l’hôpital ayant survécu à la fuite de gaz. Il s’agit d’un hommage : les noms et âges des patients sont énoncés à mesure que des membres de l’hôpital et des personnalités politiques locales leur remettent la distinction. Le ton de la cérémonie est à l’apaisement, à la réconciliation entre autorités et victimes, et à la célébration du travail accompli pour ces dernières. La mise en scène laisse entendre que, après tant d’années de souffrance et tant de dévouement du personnel soignant, les efforts ont porté leurs fruits.

Alfonso Pinto, Fourni par l’auteur
Au contraire, c’est la colère qui anime les événements organisés par les associations et ONG de défense des victimes. Lors des conférences de presse, marches aux flambeaux et tables rondes qu’ils organisent, les militants, loin de toute attitude célébratoire, présentent la catastrophe comme une blessure encore ouverte. Cette perspective apparaît clairement lors de la pratique de l’effigy burning.
Depuis la fin des années 1980, pendant les commémorations, les manifestants brûlent des fantoches représentant les dirigeants d’Union Carbide, en particulier son président Warren Anderson. Après la mort de ce dernier en 2014, les fantoches ont pris la forme d’un monstre à tête noire représentant la multinationale Dow Chemical, laquelle a acquis Union Carbide en 2001.
Vers la fin du rassemblement organisé par des nombreuses associations de victimes au parc Neelam, le 2 décembre 2024, nous avons vu comment la violence de la mise à feu s’accompagne d’un engagement physique intense : tour à tour, les femmes du groupe saisissent un bâton et frappent le mannequin en flammes avec détermination. Les coups ne cessent que lorsque, face à l’effigie réduite en cendres incandescentes, un homme allège l’atmosphère en s’exclamant sur un ton espiègle : « Il doit être mort, maintenant ! »

Alfonso Pinto, Fourni par l’auteur
Cette colère est ancrée en premier lieu dans l’injustice ressentie à l’égard des procédures judiciaires. Bon nombre de Bhopalais partagent l’impression d’une impunité des dirigeants de la multinationale, ce qu’ils vivent comme une situation inacceptable. Les accords sur les dédommagements pour les victimes ont constitué une autre source de mécontentement. Union Carbide a versé une somme de 476 millions de dollars, plus 17 millions ultérieurement pour la construction d’un hôpital spécialisé, mais les activistes considèrent que cette somme était en réalité largement insuffisante.
La colère des manifestants concerne également les problèmes de santé qui affectent aujourd’hui les quartiers entourant l’usine. Ces maladies sont imputables pour partie à la fuite de gaz de 1984, mais d’après plusieurs ONG, elles sont majoritairement dues à l’activité à long terme d’Union Carbide. Certains militants parlent de « seconde catastrophe » (en anglais second disaster) pour désigner ce phénomène. Il est avéré que, bien avant l’accident de 1984, Union Carbide déversait d’importantes quantités de résidus toxiques dans les terrains voisins de l’usine, entraînant une contamination des sols et des nappes phréatiques : la seconde catastrophe correspond aux cancers, maladies neurologiques, malformations congénitales et problèmes cardiaques récurrents chez celles et ceux qui ont bu l’eau des puits, ainsi que chez leurs enfants.
Le passé gênant d’une ville qui change
Dans le contexte des accidents industriels, on pourrait imaginer que le relâchement à l’air libre de produits toxiques affecte l’ensemble de la population sans distinction de classe, genre ou religion. En pratique, cependant, ce sont les habitants des quartiers pauvres construits autour de l’usine qui ont subi les conséquences les plus meurtrières.
Le désir d’oublier 1984 appartient davantage aux habitants issus de milieux sociaux privilégiés, peu exposés au gaz et à ses effets. Les populations des beaux quartiers se montrent agacées par l’association du nom de leur ville à un accident industriel et critiquent le maintien en activité des gas rahat hospitals – les hôpitaux publics construits afin de traiter les patients souffrant de troubles liés à l’inhalation des gaz toxiques. « Si quelqu’un tousse aujourd’hui, est-ce que cela est dû à des gaz inhalés en 1984, ou bien est-ce parce qu’il fume depuis plus de 40 ans ? », avons-nous entendu dire par un homme d’affaires proche des milieux politiques et industriels de la ville.

Alfonso Pinto, Fourni par l’auteur
Il n’est donc pas étonnant de constater que la volonté de présenter Bhopal sous un nouveau jour est devenue une véritable priorité publique. Connue pour ses lacs artificiels dont le plus ancien, le Bhojtal, date du XIe siècle, Bhopal semble désormais en voie de devenir un site touristique majeur et un pôle économique d’importance nationale. Une inscription lumineuse géante « Welcome to the city of lakes », inspirée du fameux panneau « Hollywood » de Los Angeles, est visible depuis les luxueux hôtels construits sur la rive opposée.
Toute une série d’équipements a été mise en place dans le cadre de Smart City Bhopal, vaste programme de développement urbain lancé en 2015 par le premier ministre Narendra Modi, et qui vise à moderniser les infrastructures de 100 villes dans le pays, dont Bhopal. Certes, une partie des ambitieuses transformations programmées dans ce cadre n’a toujours pas vu le jour, ce qui suscite quelques railleries de la part des habitants. Cependant, malgré ou à cause de son état de chantier permanent, la ville incarne l’idée d’un espace en transition, tourné vers l’avenir.
On ne peut que s’interroger sur la place de la catastrophe de 1984 dans ces transformations. Un indice important se trouve dans deux changements récents au sein de l’offre muséale de la ville : en 2013, le musée d’art tribal de Bhopal, conçu selon le principe d’une architecture épurée et d’une scénographie contemporaine, ouvrait ses portes au beau milieu de la ville nouvelle – celle qui héberge les classes les plus aisées ; moins de dix ans plus tard, le musée Remember Bhopal, espace d’exposition entièrement consacré à la catastrophe et situé dans les quartiers pauvres d’Old Bhopal, fermait faute de ressources. Tout se passe comme si l’enjeu de ces efforts d’embellissement et de réaménagement de la ville était de détourner l’attention des traces matérielles de la catastrophe.

Alfonso Pinto, Fourni par l’auteur
Entre oubli et réinvention : la mémoire de la catastrophe en mouvement
Lors de notre visite en décembre 2024, nous avons aperçu les deux anciens gigantesques réservoirs de déchets toxiques de l’usine, situés au cœur d’une zone densément peuplée où aucune mesure de dépollution n’a été prise. Aujourd’hui, tandis que la position officielle consiste à pointer et traiter les effets à long terme du gaz libéré en 1984, les ONG soulignent la persistance de substances toxiques cancérigènes et mutagènes dans l’environnement direct de l’usine. Ainsi, quand un habitant souffre d’un cancer, les médecins des gas rahat hospitals se demandent en quoi la maladie est liée aux événements de 1984, tandis que les activistes l’associent à l’ingestion d’eau contaminée. Lorsqu’un nouveau-né souffre d’une malformation, certaines ONG le considèrent comme une victime, pas les hôpitaux gouvernementaux.
Début 2025, le gouvernement du Madhya Pradesh a décidé d’incinérer 337 tonnes de déchets toxiques solides qui se trouvaient dans les ruines de l’usine. Un convoi hypersécurisé a ainsi emmené les déchets dans un site d’incinération situé à Pithampur, à environ 250 kilomètres à l’ouest de Bhopal. Comme l’affirme la presse locale, cette décision a suscité de nombreuses réactions d’inquiétude et de mécontentement chez les habitants de cette petite ville. Malgré les efforts des autorités pour rassurer la population, deux hommes se sont immolés en signe de protestation. Quarante ans après la fuite de gaz, les divergences dans la perception de l’histoire et de l’avenir de Bhopal n’en finissent pas de se manifester.
Cet article a été publié en partenariat avec le blog Carnets de Terrain, associé à la revue Terrain.
Alfonso Pinto est membre de l'Association Cité Anthropocène et du collectif Dissidenze Visual Lab. Il n'a pas reçu de financements.
Fabien Provost a reçu un financement du CNRS.
Auteur : Alfonso Pinto, Géographe, laboratoire RURALITES (Rural URbain Acteurs LIens Territoires Environnement Sociétés) – UR-13 823, Université de Poitiers
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