Décryptage technologique

Israël est-il toujours une démocratie ?

Catastrophe humanitaire à Gaza, plus de 50 000 morts palestiniens, accusations de génocide, d’épuration ethnique et de crimes contre l’humanité, violences policières à l’égard des manifestants pro-paix… Tout cela a provoqué dernièrement des menaces de sanctions à l’encontre d’Israël de la part de ses alliés occidentaux, dont la France, le Royaume-Uni et le Canada, et l’évocation d’un réexamen des accords liant l’UE à Tel-Aviv. Le soutien international à l’État hébreu, qui reste souvent qualifié de « seule démocratie du Moyen-Orient », vacille. Alors que Juifs et Palestiniens paient le prix de l’impasse politique, la question s’impose : peut-on toujours parler de démocratie à propos d’Israël ?


Quelles sont les conditions qui déterminent si un pays est, ou non, démocratique ? La réponse semble consensuelle : l’équilibre des pouvoirs ; la tenue d’élections périodiques et concurrentielles ; le pluralisme politique ; la reconnaissance de garanties du respect des droits fondamentaux des citoyens. L’égalité formelle est un prérequis (le vote), mais elle devrait s’accompagner de la protection des minorités pour éviter le règne de la majorité, l’aspiration à l’égalité matérielle et enfin les efforts coordonnés allant dans le sens de l’égalité épistémologique, assurant l’accès à l’information de qualité à tous.

La Déclaration d’indépendance de 1948, document fondateur d’Israël, vise un idéal démocratique. Elle établit « l’État juif dans le pays d’Israël » qui « assurera une complète égalité de droits sociaux et politiques à tous ses citoyens, sans distinction de croyance, de race ou de sexe ; il garantira la pleine liberté de conscience, de culte, d’éducation et de culture ». Tous ces éléments sont en partie suffisants pour affirmer qu’Israël est une démocratie.

Toutefois, compte tenu de la résurgence sur la scène politique israélienne des idées qui prônent l’établissement d’un État religieux, la Knesset (le Parlement israélien) a décidé en 1985 d’ajouter quelques articles plus explicites à la série de « Lois fondamentales » qui font office de Constitution.

Par exemple, un des amendements affirme que les candidats ne peuvent pas participer aux élections à la Knesset si le programme qu’ils défendent contient « la négation de l’existence de l’État d’Israël en tant qu’État juif et démocratique, l’incitation au racisme ou le soutien à la lutte armée d’un État hostile ou d’une organisation terroriste contre l’État d’Israël ».

Or depuis l’instauration de l’actuel gouvernement en décembre 2022, au moins un, voire deux ministres – Itamar Ben-Gvir et Bezalel Smotrich – défendent des opinions ouvertement contraires à l’idée d’Israël en tant qu’État démocratique. Ils tiennent des propos très clairement racistes à l’égard des Palestiniens et s’opposent à l’égalité des droits sociaux et politiques entre les citoyens.

« Israël : quelle démocratie ? – Une Leçon de géopolitique du Dessous des cartes | Arte » (2022).

Gaza, la catastrophe humanitaire

La démocratie moderne est fondée sur l’idée que les hiérarchies entre les individus introduites par des siècles de représentations conjoncturelles concernant la place des humains dans leur communauté sont injustifiées. Elle se comprend d’abord en pensant aux citoyens d’un pays, mais l’idée de l’universalité des droits humains s’est imposée après la Seconde Guerre mondiale, notamment en 1948 avec la Déclaration universelle des droits de l’homme. Ce souci démocratique et juridique pour les individus transparaît aussi dans les Conventions de Genève, documents qui fondent le droit humanitaire international. Or les actions militaires menées à Gaza contreviennent clairement à ces principes.

L’armée israélienne ignore la notion de « personnes protégées », qui désigne les civils, lesquels ne devraient pas être privés des moyens de subsistance nécessaires, y compris de l’accès à la nourriture. Le droit international humanitaire interdit expressément d’utiliser la famine comme une arme de guerre.

« Gaza, la famine et l’ »éducide » », France 24 (28 mai 2025)

Or Israël, dans sa guerre contre le Hamas, suspend régulièrement l’approvisionnement alimentaire dans la bande de Gaza, ce qui engendre un risque critique de famine. Le ministre de la défense Israel Katz a affirmé le 16 avril 2025 que l’aide humanitaire ne pourra pas entrer dans la bande de Gaza « jusqu’à ce qu’un mécanisme civil soit mis en place pour contourner le contrôle des approvisionnements par le Hamas ». Depuis, plusieurs organisations sur place dénoncent une situation humanitaire catastrophique. Le journal israélien Haaretz arbore un titre sans ambiguïté : « Les gens mangent de l’herbe ».


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Les déplacements forcés annoncés depuis quelques mois sont, eux aussi, contraires au droit humanitaire.

Les pressions internationales et la dénonciation de ces contradictions semblent toutefois porter leurs fruits, au moins partiellement. Le 19 mai, le cabinet de sécurité a décidé de laisser entrer l’aide humanitaire à Gaza, malgré les protestations d’Itamar Ben Gvir, ministre de la sécurité nationale. Mais le général responsable des « actions sur les territoires » Ghassan Alian a prévenu que la nourriture cessera bientôt d’être disponible à Gaza, ce qui témoigne mieux de la réalité du terrain que les déclarations optimistes du gouvernement israélien.

Le consensus semble être le suivant : le retour des opérations militaires (Chariots de Gédéon, opération qui vise à détruire les infrastructures administratives du Hamas et se présente comme préparant à un accord imminent) serait moralement justifié s’il est accompagné de l’aide humanitaire. Il n’en demeure pas moins que, en tout état de cause, plus de 50 000 Palestiniens auraient déjà perdu la vie, et l’ensemble de la population de Gaza restera traumatisée pour des décennies à venir par ses blessures physiques et psychiques. Les amputations sont plus nombreuses chez les enfants de Gaza que nulle part ailleurs dans le monde, selon The Guardian.

Côté israélien, les familles des otages constatent une fois de plus que la vie des dizaines de leurs proches maintenus à Gaza n’est qu’une des variables de l’opération israélienne – et font ce qu’elles peuvent pour s’opposer à cette approche du gouvernement Nétanyahou.

Violences policières contre les manifestants pro-paix

La société civile en Israël continue à se mobiliser, et le traitement de ces mobilisations est l’un des indices de la santé de la vie démocratique. C’est contre cette reprise des combats que protestaient, le 18 mai 2025, des centaines d’activistes et de membres des familles des otages détenus à Gaza depuis 602 jours au moment de l’écriture de ce texte. La manifestation avait lieu le lendemain du lancement de l’opération militaire « Chariots de Gédéon ».

Le 16 mai 2025, Alon-Lee Green, le co-leader (avec Rula Daood) national du mouvement Standing Together, déclarait dans son appel à manifester qu’il était « interdit de fermer les yeux, interdit de rester indifférent » face aux actions du gouvernement qui visent les citoyens et les enfants de Gaza, ainsi que les otages. Les manifestations à la frontière de Gaza – « pour arrêter les massacres, la famine et pour faire revenir les otages » – continuent. Une deuxième a eu lieu le 23 mai, et une troisième est prévue pour les 4-6 juin. Et cela malgré les violences policières et les arrestations, dont celle d’Alon-Lee Green, des participants aux manifestations.

Israël est-il toujours une démocratie ?
Manifestation à la frontière de Gaza, mai 2025.
Anna Zielinska, Fourni par l’auteur

Le combat de Standing Together se caractérise précisément par la volonté suivante : montrer à la société israélienne que ce ne sont pas les lignes de division religieuses ou ethniques qui devraient être déterminantes pour elle. Selon le mouvement, les plus grandes difficultés des habitants de la région sont des conséquences des politiques d’exclusion néolibérales associées à une conception militarisée de l’État du gouvernement actuel, et d’une certaine droite de façon plus générale. Standing Together soutient aussi les manifestants anti-Hamas à Gaza, qui savent qu’ils risquent leur vie et qui pourtant, depuis des mois, s’opposent au régime meurtrier et totalitaire du Hamas.

Populisme de droite

Dans le récit populiste déployé par le gouvernement Nétanyahou repose sur des fantasmes nationalistes imaginés à partir d’une certaine vision de l’histoire analysée par le politiste Dani Filc, où une opposition est créée entre, d’un côté, les « vrais » Juifs et, de l’autre, les traîtres. Ce populisme est politiquement soutenu par l’extrême droite, particulièrement présente parmi les colons installés en Cisjordanie.

La façon de faire de la politique de ces colons n’a rien de démocratique ; elle s’apparente plutôt à un « fascisme clérical », caractérisé par l’union des objectifs religieux et nationaux. Ce fascisme n’a rien d’égalitaire, et s’accommode très bien de rapports de domination socio-économiques de plus en plus tendus. Le fascisme se nourrit du sentiment d’injustice, mais prétend ensuite donner sa propre justification insensée des nouvelles injustices qu’il crée ou qu’il fortifie.

Dans une conversation plus récente toutefois, Dani Filc nuance son récit : le Likoud, après le 7 octobre 2023, quitte progressivement ce terrain populiste pour épouser la rhétorique fasciste. Noa Shpigel l’a noté dans un texte publié par Haaretz, où elle cite Liran Harsgor, de l’École de sciences politiques de l’Université de Haïfa. Pour Harsgor, « les frontières idéologiques et rhétoriques entre le Likoud et Otzma Yehudit (mouvement d’extrême droite d’Itamar Ben Gvir) se sont considérablement estompées ces dernières années ». Toutefois, ce phénomène n’est pas propre à Israël : face à la montée en puissance de mouvements d’extrême droite, les partis de droite classiques adoptent également des positions plus extrêmes.

« Le gouvernement d’extrême droite en Israël, une épreuve pour la démocratie », France 24 (2022)

La direction exclusionnaire est soutenue en même temps par le populisme de droite de Nétanyahou et par les positions anti-démocratiques et pro-militaires de mouvements fascisants tels que Otzma Yehudit. Elle a été symboliquement annoncée en 2018, avec une nouvelle loi à valeur fondamentale, la « Loi Israël, État-nation du peuple juif ». Contrairement à la Déclaration de l’indépendance de 1948, le texte de 2018 ne fait aucune référence à l’égalité, et déclasse la langue arabe, qui jusqu’alors était l’une des deux langues officielles de l’État.

Juifs et Palestiniens ont besoin de la paix

L’Europe doit aider les mouvements, les personnes, les partis et les institutions en Israël et en Palestine qui sont conformes aux valeurs de l’Union européenne, conformes aux exigences de la démocratie au sens fort, qui inclut le respect du pluralisme et des droits humains, et non seulement au sens du règne de la majorité. La tragédie de Gaza doit conduire à l’autodétermination des peuples sur place, donc le plus probablement à deux États. Comme il existe de nombreux pays qui ne possèdent pas d’armées, une telle restriction peut également concerner la Palestine, ce qui fait disparaître l’un des arguments clés contre l’établissement de ce pays. Le Canada, le Royaume-Uni et la France ont déjà fait un pas important dans ce sens, avec une déclaration commune :

« Nous sommes déterminés à reconnaître un État palestinien dans le cadre de la recherche d’une solution à deux États et sommes prêts à collaborer avec d’autres parties à cette fin. »

La démocratie israélienne se défend, comme en témoignaient quasiment tout au long de l’année 2023 des manifestations contre la réforme visant à limiter le pouvoir, et donc l’indépendance, du judiciaire.

Depuis le 7 Octobre, le sentiment d’une menace existentielle a certes modifié la hiérarchie des luttes, et la première semble être celle pour la libération des otages. Mais ce qui est rejeté aujourd’hui, à savoir la politique autoritaire et de conquête, est mené par ce même gouvernement qui a essayé d’introduire des réformes judiciaires qualifiées d’antidémocratiques.

Ce qui manque dans ces revendications est sans doute l’exigence de la fin de l’occupation de la Cisjordanie. S’ajoute au malaise des observateurs un sondage récent montrant qu’en mai 2025, « 82 % des personnes interrogées étaient favorables à l’expulsion des habitants de Gaza, tandis que 56 % étaient favorables à l’expulsion des citoyens palestiniens d’Israël ». L’augmentation de positions aussi hostiles est en grande partie circonstancielle, due à la propagande jouant avec le mythe biblique d’Amalek, l’ennemi ultime à faire disparaître. Le besoin d’une autre façon de penser la politique est urgent.

Aujourd’hui, la ligne de division la plus importante telle qu’elle est perçue par les sondages n’est pas entre les Juifs et les citoyens palestiniens d’Israël, mais entre la gauche et la droite. Toutefois, même si les questions ethniques sont importantes dans les considérations derrière cette polarisation, on peut espérer qu’elle signifie plutôt le retour à la politique dans les débats publics, plutôt qu’à des considérations purement identitaires.

The Conversation

Anna C. Zielinska fait partie des "Friends of Standing Together", mouvement cité dans l'article.



Auteur : Anna C. Zielinska, MCF en philosophie morale, philosophie politique et philosophie du droit, membre des Archives Henri-Poincaré, Université de Lorraine

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Artia13

Bonjour ! Je m'appelle Cédric, auteur et éditeur basé à Arles. J'écris et publie des ouvrages sur la désinformation, la sécurité numérique et les enjeux sociétaux, mais aussi des romans d'aventure qui invitent à l'évasion et à la réflexion. Mon objectif : informer, captiver et éveiller les consciences à travers mes écrits.

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