Jeffrey Herf : «L’enthousiasme pour le progrès technologique ne garantit en rien l’adoption d’une modernité politique»
Série « La science et le nazisme » (3/3) – Les nazis vénéraient le progrès technique et haïssaient la raison. Telle est la contradiction de leur rapport aux Lumières, explique l’historien américain Jeffrey Herf. Tour d’horizon des avatars de ce que l’universitaire appelle le « modernisme réactionnaire », qui veut la technologie sans les sciences, des nazis à Elon Musk.
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Sciences Critiques – Comment résumer ce qu’est le modernisme réactionnaire ? Est-ce que la formule « haine de la raison et culte de la technologie », qui est le sous-titre de l’édition française[1]− L’Echappée, 2018, traduit par Frédéric Joly. jQuery(‘#footnote_plugin_tooltip_5823_2_1’).tooltip({ tip: ‘#footnote_plugin_tooltip_text_5823_2_1’, tipClass: ‘footnote_tooltip’, effect: ‘fade’, predelay: 0, fadeInSpeed: 200, delay: 400, fadeOutSpeed: 200, position: ‘top center’, relative: true, offset: [-7, 0], }); de votre livre Reactionary modernism[2]– Cambridge University Press, 1984. jQuery(‘#footnote_plugin_tooltip_5823_2_2’).tooltip({ tip: ‘#footnote_plugin_tooltip_text_5823_2_2’, tipClass: ‘footnote_tooltip’, effect: ‘fade’, predelay: 0, fadeInSpeed: 200, delay: 400, fadeOutSpeed: 200, position: ‘top center’, relative: true, offset: [-7, 0], });, vous paraît pertinente ?
Jeffrey Herf – Oui, tout à fait. Cette formule résume le paradoxe central de l’idéologie antidémocratique de la droite allemande, pendant la République de Weimar puis le Troisième Reich, à savoir la manière dont des écrivains, des penseurs et des ingénieurs ont adopté avec enthousiasme la technologie moderne tout en rejetant le libéralisme politique associé aux Lumières, et tout particulièrement aux Lumières françaises.
maîtriser et exploiter la nature par la technique, tout en rejetant l’égalité politique et l’émancipation par l’exercice de la raison.
Si l’on perçoit un paradoxe dans « modernisme réactionnaire », c’est que l’on suppose que les Lumières sont un bloc, un tout. Que l’on ne peut pas diviser l’héritage. Mais le modernisme réactionnaire montre, au contraire, que l’on peut choisir ce que l’on veut dans l’héritage des Lumières, par exemple de prendre la volonté de maîtriser et exploiter la nature par la technique tout en rejetant l’égalité politique et l’émancipation par l’exercice de la raison. Il existe de nombreux exemples d’adoption sélective de certains aspects, mais pas d’autres, de la modernité politique et culturelle des Lumières.
Il y avait certainement au début des années 1980, quand vous avez écrit votre livre, un paradoxe à observer le positionnement à la fois moderne et réactionnaire des nazis. Mais ressentez-vous toujours ce paradoxe aujourd’hui ? Est-ce que l’on ne s’est pas habitué ?
Pour les chercheurs en sciences sociales et les historiens des années 1950 et 1960, l’Allemagne avait emprunté un « chemin propre » (Sonderweg) pour accéder à la modernité, combinant progrès technologiques et politiques antilibérales. En fait, ce chemin était assez commun et bien moins « spécial » que ne le pensaient les premiers théoriciens de la modernisation. Quand j’écrivais ce livre, j’avais en tête l’ayatollah Khomeiny qui utilisait les cassettes vidéo – à l’époque à la pointe de la technique – pour diffuser son obscurantisme religieux.
Le Hezbollah et la République islamique d’Iran sont aujourd’hui des exemples frappants de modernisme réactionnaire.
Aujourd’hui, il est évident que l’enthousiasme pour le progrès technologique ne garantit en rien l’adoption d’une modernité politique ou culturelle. C’est évident pour Trump et Elon Musk mais aussi, dans une forme plus extrême, dans les serveurs informatiques découverts dans les tunnels construits sous Gaza par les ingénieurs du Hamas. Le Hezbollah et la République islamique d’Iran sont aujourd’hui des exemples frappants de modernisme réactionnaire, puisqu’ils sont à la fois profondément réactionnaires sur le plan politique et culture et épris de technologies modernes comme les réseaux sociaux, les missiles balistiques et, dans le cas de l’Iran, d’armement atomique.

Et les États-Unis de Trump ?
L’administration Trump a nommé à des postes importants des gens qui ne comprennent pas ou ne font pas confiance à la science et la médecine modernes. Trump lui-même combine cette défiance avec une hypertrophie du pouvoir exécutif qui aurait beaucoup plu au juriste Carl Schmitt, un des théoriciens du modernisme réactionnaire.
Il y a cependant une différence importante. Le modernisme réactionnaire était et est associé au mépris du capitalisme et de la bourgeoisie. Dans la mesure où l’on peut qualifier les développements de l’ère Trump de forme de modernisme réactionnaire, il est important de les considérer comme un phénomène distinctement américain, qui n’a rien à voir avec le mépris pour la bourgeoisie des fascistes, des nazis ou des islamistes des dernières décennies. Le modernisme réactionnaire est arrivé aux États-Unis sous la forme « Make America Great Again » (MAGA), en combinant la nostalgie du passé et la fascination pour la technologie moderne − l’escroquerie des crypto-monnaies en est le dernier exemple. Il trouve surtout ses racines dans les formes distinctives du nativisme américain et du pessimisme culturel.
Vous décrivez le modernisme réactionnaire comme un mélange de « pessimisme culturel et de fascination pour le progrès technique ». Quelles formes prend aujourd’hui ce pessimisme culturel ?
Le pessimisme culturel est bien présent dans la dénonciation de « l’Occident » par les islamistes. La charte du Hamas de 1988, qui combine haine des juifs, antisionisme et dénonciation du libéralisme moderne, en est un bon exemple. On retrouve aussi ce pessimisme dans la suspicion à l’égard des élites libérales, la méfiance à l’égard de la médecine et de la science modernes et l’indifférence à l’égard de la gravité du changement climatique, de Trump et de son mouvement MAGA comme de la droite dure européenne.
Le post-modernisme a certaines filiations idéologiques avec le fascisme et le nazisme même s’il se pense comme progressiste et de gauche.
Il existe aussi des versions de gauche de ce pessimisme culturel, dans la mouvance universitaire woke qui décrit la modernité comme un cauchemar de racisme et de sexisme. Le post-modernisme a certaines filiations idéologiques avec le fascisme et le nazisme même s’il se pense comme progressiste et de gauche. On pourrait parler d’anti-modernisme progressiste. L’opposition au nucléaire en Allemagne a par exemple empêché les efforts de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Cette opposition reposait en partie sur le scepticisme et la méfiance à l’égard de la technologie moderne et des scientifiques, qui ont perdu la bataille de l’opinion face aux activistes.
Quelle est la base sociale du modernisme réactionnaire ? Du temps du nazisme, et aujourd’hui dans ses différents avatars ?
Le modernisme réactionnaire était, et demeure, un ensemble d’idées dont la base sociale est, par conséquent, dans les milieux les plus éduqués, particulièrement dans les humanités et les sciences sociales, qui influencent à leur tour les ingénieurs. Mais la question de la base sociale est moins importante que celle du moment et des circonstances d’émergence du phénomène.
Les idées du modernisme réactionnaire influencent les ingénieurs.
La première vague de modernisme réactionnaire est née du choc de la transition vers des sociétés industrielles en Europe, puis de transitions comparables hors d’Europe. Le modernisme réactionnaire des cinquante dernières années – que l’on observe en Iran ou au sein des organisations terroristes islamiques – est également apparu dans le contexte de transitions très rapides vers l’économie globalisée. Dans les deux cas, les modernistes réactionnaires cherchent à préserver leur vision de la pureté nationale, ou religieuse, tout en adoptant la technologie moderne, en particulier en matière d’armement[3]– NDLR : Lire la tribune libre de Simon Charbonneau, Religiosité de la technoscience, 30 avril 2016. jQuery(‘#footnote_plugin_tooltip_5823_2_3’).tooltip({ tip: ‘#footnote_plugin_tooltip_text_5823_2_3’, tipClass: ‘footnote_tooltip’, effect: ‘fade’, predelay: 0, fadeInSpeed: 200, delay: 400, fadeOutSpeed: 200, position: ‘top center’, relative: true, offset: [-7, 0], });.
Vous écriviez que l’orientation moderniste réactionnaire du nazisme a contribué à son échec, notamment dans son incapacité à mener à bien des programmes d’armement très sophistiqué. Le pensez-vous toujours ? Après tout, le modernisme réactionnaire nazi n’a pas empêché un Werner van Braun de développer, avec le succès que l’on sait, ses fusées.
Il y a d’excellentes études universitaires sur les raisons de l’échec – heureux ! – du régime nazi à se doter de l’arme nucléaire. La dénonciation d’Einstein et de la physique juive au nom de l’antisémitisme nazi a eu pour conséquence bienvenue d’entraver les ambitions nucléaires de l’Allemagne nazie.
Vous avez raison de souligner que le régime a aussi pu montrer une certaine sophistication technologique. Cependant, le cœur du modernisme réactionnaire est irrationnel. Cette irrationalité a contribué à empêcher les nazis – c’est en tout cas certain pour Hitler – d’appréhender le monde tel qu’il est vraiment en s’aveuglant sur une supposée conspiration juive internationale et sur la possibilité que l’Allemagne puisse vaincre l’Union soviétique, les États-Unis, le Royaume-Uni et les autres nations de la coalition anti-hitlérienne.
Vous avez forgé ce concept de « modernisme réactionnaire ». Pensez-vous que les nazis s’y seraient reconnus ? Et Elon Musk ?
Je pense que Goebbels et Hitler se seraient reconnus dans cette description même s’ils auraient été furieux de se voir qualifier de réactionnaires puisqu’ils se pensaient eux-mêmes comme dirigeant une révolution national-socialiste. Elon Musk est fier de ses idées très à droite. Il est impossible de savoir si cet homme est capable de pensées plus complexes qu’un tweet, et j’hésite donc à le mettre dans la même catégorie que les intellectuels qui ont, par leurs livres, forger le modernisme réactionnaire. Son influence tient à ses affaires et à ses succès technologiques, certainement pas à ses déclarations.
Propos recueillis par Nicolas Chevassus-au-Louis, journaliste / Sciences Critiques.
> Les deux autres volets de notre série sur la science et le nazisme :
> Photo à la Une : La machine Enigma utilisée par les nazis pour chiffrer leurs communications commerciales, diplomatiques et militaires, et déchiffrer celles de leurs ennemis. / Wikicommons
References
↑1 | − L’Echappée, 2018, traduit par Frédéric Joly. |
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↑2 | – Cambridge University Press, 1984. |
↑3 | – NDLR : Lire la tribune libre de Simon Charbonneau, Religiosité de la technoscience, 30 avril 2016. |
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Auteur : Anthony Laurent / Sciences Critiques
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