Décryptage technologique

Les aires marines protégées sont-elles vraiment efficaces pour protéger la vie marine et la pêche artisanale ? Alors que, à la suite de l’Unoc-3, des États comme la France ou la Grèce annoncent la création de nouvelles aires, une étude, parue ce 24 juillet dans la revue Science, montre que la majorité de ces zones reste exposée à la pêche industrielle, dont une large part échappe à toute surveillance publique. Une grande partie des aires marines ne respecte pas les recommandations scientifiques et n’offre que peu, voire aucune protection pour la vie marine.


La santé de l’océan est en péril, et par extension, la nôtre aussi. L’océan régule le climat et les régimes de pluie, il nourrit plus de trois milliards d’êtres humains et il soutient nos traditions culturelles et nos économies.

Historiquement, c’est la pêche industrielle qui est la première source de destruction de la vie marine : plus d’un tiers des populations de poissons sont surexploitées, un chiffre probablement sous-estimé, et les populations de grands poissons ont diminué de 90 à 99 % selon les régions.

À cela s’ajoute aujourd’hui le réchauffement climatique, qui impacte fortement la plupart des écosystèmes marins, ainsi que de nouvelles pressions encore mal connues, liées au développement des énergies renouvelables en mer, de l’aquaculture et de l’exploitation minière.

Les aires marines protégées, un outil efficace pour protéger l’océan et l’humain

Face à ces menaces, nous disposons d’un outil éprouvé pour protéger et reconstituer la vie marine : les aires marines protégées (AMP). Le principe est simple : nous exploitons trop l’océan, nous devons donc définir certaines zones où réguler, voire interdire, les activités impactantes pour permettre à la vie marine de se régénérer.

Les AMP ambitionnent une triple efficacité écologique, sociale et climatique. Elles permettent le rétablissement des écosystèmes marins et des populations de poissons qui peuvent s’y reproduire. Certaines autorisent uniquement la pêche artisanale, ce qui crée des zones de non-concurrence protégeant des méthodes plus respectueuses de l’environnement et créatrices d’emplois. Elles permettent aussi des activités de loisirs, comme la plongée sous-marine. Enfin, elles protègent des milieux qui stockent du CO2 et contribuent ainsi à la régulation du climat.

La majorité de la pêche industrielle dans les aires marines protégées échappe à toute surveillance
Les aires marines protégées permettent le rétablissement des populations de poissons, protègent des habitats puits de carbone comme les herbiers marins et peuvent protéger des activités non industrielles comme la pêche artisanale ou la plongée sous-marine.
Jeff Hester, Umeed Mistry, Hugh Whyte/Ocean Image Bank, Fourni par l’auteur

Dans le cadre de l’accord mondial de Kunming-Montréal signé lors de la COP 15 de la biodiversité, les États se sont engagés à protéger 30 % de l’océan d’ici 2030. Officiellement, plus de 9 % de la surface des océans est aujourd’hui sous protection.

Pour être efficaces, toutes les AMP devraient, selon les recommandations scientifiques, soit interdire la pêche industrielle et exclure toutes les activités humaines, soit en autoriser certaines d’entre elles, comme la pêche artisanale ou la plongée sous-marine, en fonction du niveau de protection. Or, en pratique, une grande partie des AMP ne suivent pas ces recommandations et n’excluent pas les activités industrielles qui sont les plus destructrices pour les écosystèmes marins, ce qui les rend peu, voire pas du tout, efficaces.

Réelle protection ou outil de communication ?

En effet, pour atteindre rapidement les objectifs internationaux de protection et proclamer leur victoire politique, les gouvernements créent souvent de grandes zones protégées sur le papier, mais sans réelle protection effective sur le terrain. Par exemple, la France affirme protéger plus de 33 % de ses eaux, mais seuls 4 % d’entre elles bénéficient de réglementations et d’un niveau de protection réellement efficace, dont seulement 0,1 % dans les eaux métropolitaines.

Lors du Sommet de l’ONU sur l’océan qui s’est tenu à Nice en juin 2025, la France, qui s’oppose par ailleurs à une réglementation européenne visant à interdire le chalutage de fond dans les AMP, a annoncé qu’elle labelliserait 4 % de ses eaux métropolitaines en protection forte et qu’elle y interdirait le chalutage. Le problème, c’est que la quasi-totalité de ces zones se situe dans des zones profondes… où le chalutage de fond est déjà interdit.

La situation est donc critique : dans l’Union européenne, 80 % des aires marines protégées en Europe n’interdisent pas les activités industrielles. Pis, l’intensité de la pêche au chalutage de fond est encore plus élevée dans ces zones qu’en dehors. Dans le monde, la plupart des AMP autorisent la pêche, et seulement un tiers des grandes AMP sont réellement protégées.

De plus, l’ampleur réelle de la pêche industrielle dans les AMP reste largement méconnue à l’échelle mondiale. Notre étude s’est donc attachée à combler en partie cette lacune.

La réalité de la pêche industrielle dans les aires protégées

Historiquement, il a toujours été très difficile de savoir où et quand vont pêcher les bateaux. Cela rendait le suivi de la pêche industrielle et de ses impacts très difficile pour les scientifiques. Il y a quelques années, l’ONG Global Fishing Watch a publié un jeu de données basé sur le système d’identification automatique (AIS), un système initialement conçu pour des raisons de sécurité, qui permet de connaître de manière publique et transparente la position des grands navires de pêche dans le monde. Dans l’Union européenne, ce système est obligatoire pour tous les navires de plus de 15 mètres.

Le problème, c’est que la plupart des navires de pêche n’émettent pas tout le temps leur position via le système AIS. Les raisons sont diverses : ils n’y sont pas forcément contraints, le navire peut se trouver dans une zone où la réception satellite est médiocre, et certains l’éteignent volontairement pour masquer leur activité.

Pour combler ce manque de connaissance, Global Fishing Watch a combiné ces données AIS avec des images satellites du programme Sentinel-1, sur lesquelles il est possible de détecter des navires. On distingue donc les navires qui sont suivis par AIS, et ceux qui ne le sont pas, mais détectés sur les images satellites.

Carte du monde sur fond noir représentant les bateaux transmettant leur position GPS et ceux qui ne l’émettent pas
Global Fishing Watch a analysé des millions d’images satellite radar afin de déterminer l’emplacement des navires qui restent invisibles aux systèmes de surveillance publics. Sur cette carte de 2022 sont indiqués en jaune les navires qui émettent leur position GPS publiquement via le système AIS, et en orange ceux qui ne l’émettent pas mais qui ont été détectés via les images satellites.
Global Fishing Watch, Fourni par l’auteur

Les aires sont efficaces, mais parce qu’elles sont placées là où peu de bateaux vont pêcher au départ

Notre étude s’intéresse à la présence de navires de pêche suivis ou non par AIS dans plus de 3 000 AMP côtières à travers le monde entre 2022 et 2024. Durant cette période, deux tiers des navires de pêche industrielle présents dans les AMP n’étaient pas suivis publiquement par AIS, une proportion équivalente à celle observée dans les zones non protégées. Cette proportion variait d’un pays à l’autre, mais des navires de pêche non suivis étaient également présents dans les aires marines protégées de pays membres de l’UE, où l’émission de la position via l’AIS est pourtant obligatoire.

Entre 2022 et 2024, nous avons détecté des navires de pêche industrielle dans la moitié des AMP étudiées. Nos résultats, conformes à une autre étude publiée dans le même numéro de la revue Science, montrent que la présence de navires de pêche industrielle était en effet plus faible dans les AMP réellement protégées, les rares qui interdisent toute activité d’extraction. C’est donc une bonne nouvelle : lorsque les réglementations existent et qu’elles sont efficacement gérées, les AMP excluent efficacement la pêche industrielle.

En revanche, nous avons tenté de comprendre les facteurs influençant la présence ou l’absence de navires de pêche industrielle dans les AMP : s’agit-il du niveau de protection réel ou de la localisation de l’AMP, de sa profondeur ou de sa distance par rapport à la côte ? Nos résultats indiquent que l’absence de pêche industrielle dans une AMP est plus liée à son emplacement stratégique – zones très côtières, reculées ou peu productives, donc peu exploitables – qu’à son niveau de protection. Cela révèle une stratégie opportuniste de localisation des AMP, souvent placées dans des zones peu pêchées afin d’atteindre plus facilement les objectifs internationaux.

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Exemple de détections de navires de pêche industrielle suivis par AIS (en bleu) ou non suivis (en beige), le long de la côte atlantique française, à partir des données de l’ONG Global Fishing Watch. Les délimitations des aires marines protégées, selon la base de données WDPA, sont en blanc. Les images satellites du programme Sentinel-1 servent de fond de carte.
Raphael Seguin/Université de Montpellier, Fourni par l’auteur

Une pêche méconnue et sous-estimée

Enfin, une question subsistait : une détection de navire de pêche sur une image satellite signifie-t-elle pour autant que le navire est en train de pêcher, ou bien est-il simplement en transit ? Pour y répondre, nous avons comparé le nombre de détections de navires par images satellites dans une AMP à son activité de pêche connue, estimée par Global Fishing Watch à partir des données AIS. Si les deux indicateurs sont corrélés, et que le nombre de détections de navires sur images satellites est relié à un plus grand nombre d’heures de pêche, cela implique qu’il est possible d’estimer la part de l’activité de pêche « invisible » à partir des détections non suivies par AIS.

Nous avons constaté que les deux indicateurs étaient très corrélés, ce qui montre que les détections par satellites constituent un indicateur fiable de l’activité de pêche dans une AMP. Cela révèle que la pêche industrielle dans les AMP est bien plus importante qu’estimée jusqu’à présent, d’au moins un tiers selon nos résultats. Pourtant, la plupart des structures de recherche, de conservation, ONG ou journalistes se fondent sur cette seule source de données publiques et transparentes, qui ne reflète qu’une part limitée de la réalité.

De nombreuses interrogations subsistent encore : la résolution des images satellites nous empêche de voir les navires de moins de 15 mètres et rate une partie importante des navires entre 15 et 30 mètres. Nos résultats sous-estiment donc la pêche industrielle dans les aires protégées et éludent complètement les petits navires de moins de 15 mètres de long, qui peuvent également être considérés comme de la pêche industrielle, notamment s’ils en adoptent les méthodes, comme le chalutage de fond. De plus, les images satellites utilisées couvrent la plupart des eaux côtières, mais pas la majeure partie de la haute mer. Les AMP insulaires ou éloignées des côtes ne sont donc pas incluses dans cette étude.

Vers une véritable protection de l’océan

Nos résultats rejoignent ceux d’autres études sur le sujet et nous amènent à formuler trois recommandations.

D’une part, la quantité d’aires marines protégées ne fait pas leur qualité. Les définitions des AMP doivent suivre les recommandations scientifiques et interdire la pêche industrielle, faute de quoi elles ne devraient pas être considérées comme de véritables AMP. Ensuite, les AMP doivent aussi être situées dans des zones soumises à la pression de la pêche, pas seulement dans des zones peu exploitées. Enfin, la surveillance des pêcheries doit être renforcée et plus transparente, notamment en généralisant l’usage de l’AIS à l’échelle mondiale.

À l’avenir, grâce à l’imagerie satellite optique à haute résolution, nous pourrons également détecter les plus petits navires de pêche, afin d’avoir une vision plus large et plus complète des activités de pêche dans le monde.

Pour l’heure, l’urgence est d’aligner les définitions des aires marines protégées avec les recommandations scientifiques et d’interdire systématiquement les activités industrielles à l’intérieur de ces zones, pour construire une véritable protection de l’océan.

The Conversation

Raphael Seguin est membre de l’association BLOOM.

David Mouillot a reçu des financements de l’ANR.

Auteur : Raphael Seguin, Doctorant en écologie marine, en thèse avec l’Université de Montpellier et BLOOM, Université de Montpellier

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Artia13

Bonjour ! Je m'appelle Cédric, auteur et éditeur basé à Arles. J'écris et publie des ouvrages sur la désinformation, la sécurité numérique et les enjeux sociétaux, mais aussi des romans d'aventure qui invitent à l'évasion et à la réflexion. Mon objectif : informer, captiver et éveiller les consciences à travers mes écrits.