Fin juin, un adolescent a été arrêté en France, soupçonné d’avoir projeté d’attaquer des femmes au couteau. Au Canada, où l’on observe une augmentation des actes violents motivés par la haine de genre, une chercheuse de l’Université de Waterloo – où, il y a deux ans, un homme a poignardé des participants à un cours d’études sur le genre – a analysé plus de 100 manifestes extrémistes au Canada et aux États-Unis notamment. Conclusion : la misogynie est une référence récurrente des assaillants isolés. Décryptage.
Il y a deux ans, un ancien étudiant de 24 ans est entré dans une salle où se tenait un cours d’études sur le genre à l’Université de Waterloo (province d’Ontorio, au Canada), et a poignardé une professeure ainsi que deux étudiants.
L’attaque a profondément secoué le campus et provoqué une vague d’indignation à travers le Canada. Si beaucoup l’ont perçue comme un acte de violence aussi choquant qu’isolé, une lecture attentive du manifeste de 223 mots rédigé par l’assaillant laisse entrevoir une rhétorique que l’on retrouve dans nombre d’autres passages à l’acte de ce type.
Ce qui en ressort, de manière glaçante, est la manière dont une misogynie profondément ancrée, dissimulée sous le masque du ressentiment et de l’indignation morale, peut mener à une violence idéologique. Bien que court, le manifeste est saturé de rhétorique antiféministe et conspirationniste.
En tant que chercheuse travaillant sur l’extrémisme numérique et la violence fondée sur le genre, j’ai analysé plus de 100 manifestes rédigés par des personnes ayant commis des fusillades de masse, des attaques au couteau, des attaques à la voiture-bélier et d’autres actes d’extrémisme violent motivés par l’idéologie, la politique ou la religion au Canada, aux États-Unis et ailleurs.
Ces assaillants n’appartiennent peut-être pas à des organisations terroristes formelles, mais leurs écrits révèlent des schémas idéologiques récurrents. L’un d’eux ressort nettement : la misogynie.
La misogynie comme « drogue d’initiation »
L’attaque de Waterloo n’est pas un cas isolé. Elle est le reflet d’une augmentation des actes violents motivés principalement par la haine de genre. Des rapports de l’Institute for Strategic Dialogue (un think tank) et de Sécurité publique Canada (le ministère chargé de la sécurité du Canada) montrent que l’extrémisme misogyne est en hausse au Canada. Il est souvent mâtiné de nationalisme blanc, de haine anti-LGBTQIA+ et d’hostilité envers l’État.
Selon la sociologue Yasmin Wong, la misogynie agit désormais comme une « drogue d’initiation » [une expression désignant l’usage de certaines drogues comme porte d’entrée vers des drogues plus dures, ndlr] vers des idéologies extrémistes plus larges. C’est particulièrement vrai en ligne, où la haine et les ressentiments sont cultivés de manière algorithmique.
Dans mon analyse des manifestes recueillis entre 1966 et 2025, la violence fondée sur l’identité de genre apparait dans près de 40 % des textes, soit comme la motivation principale, soit comme une motivation secondaire importante. On retrouve dans ces écrits des expressions directes de haine envers les femmes, les personnes transgenres et queer, ainsi que des références aux mouvements féministes ou LGBTQIA+.
L’extrémisme « à la carte »
L’assaillant de Waterloo ne s’est pas explicitement identifié comme « incel » (contraction en anglais de « involuntary celibate » – célibataire involontaire – désignant une sous-culture en ligne caractérisée par une haine des féministes, accusées d’entraver leur accès sexuel aux femmes), mais les termes utilisés dans son manifeste font étroitement écho à ceux que l’on trouve dans le discours incel et plus largement dans la « manosphère ».
Le féminisme y est présenté comme dangereux, les études de genre comme un endoctrinement idéologique, et les universités comme des champs de bataille dans une prétendue guerre culturelle.
À lire aussi :
Projet d’attentat « incel » déjoué : décrypter le danger masculiniste
L’assaillant de Waterloo a détruit un drapeau LGBTQIA+ durant l’attaque, a qualifié la professeure ciblée de « marxiste » et a déclaré à la police qu’il espérait que son geste servirait de « signal d’alarme ».
Il a également fait l’éloge de dirigeants comme le premier ministre hongrois Viktor Orban et l’homme politique canadien d’extrême droite Maxime Bernier en les qualifiant de « based Chads » – un terme d’argot utilisé dans les milieux extrémistes en ligne pour qualifier les hommes dominants et affirmés.
À lire aussi :
Masculinité et politique à l’ère du trumpisme
Au-delà de la rhétorique antiféministe, les écrits de l’assaillant reprennent des narratifs d’extrême droite classiques : peur du « marxisme culturel », mépris pour les élites libérales, et conviction que la violence est nécessaire pour réveiller le public. Il a mentionné des attaques de masse antérieures, dont le massacre d’Utoya et d’Oslo en Norvège en 2011 et l’attaque contre deux mosquées à Christchurch, en Nouvelle-Zélande, en 2019. Ces deux événements sont fréquemment célébrés dans les espaces d’extrême droite.
Ces références l’inscrivent dans une sous-culture numérique transnationale où la misogynie, la suprématie blanche et la violence idéologique sont valorisées.
Cela reflète un « extrémisme à la carte » : une vision du monde où l’on mélange misogynie, nationalisme blanc, haine du gouvernement et pensée conspirationniste pour justifier la violence.
Déshumanisation des féministes, des universitaires et des personnes LGBTQ+
Les auteurs de manifestes sont souvent considérés comme des « fous » – des personnes dérangées ou socialement instables.
Mais ces manifestes sont des documents précieux pour comprendre comment ces individus justifient la violence et d’où viennent leurs idées. Ils révèlent aussi le rôle des communautés numériques dans la formation de ces croyances.
Les chercheurs peuvent les utiliser pour cartographier des écosystèmes idéologiques. Ces analyses peuvent servir à élaborer des stratégies de prévention.
Le manifeste de Waterloo ne fait pas exception. Il puise dans une trame idéologique bien connue – celle qui déshumanise les féministes, les universitaires et les personnes LGBTQIA+, tout en présentant la violence comme à la fois juste et nécessaire.
À lire aussi :
Extrême droite et antiféminisme : pourquoi cette alliance séduit tant de jeunes hommes
Ce ne sont pas des idées isolées ; ce sont les symptômes d’un écosystème numérique plus vaste, fondé sur la haine en ligne et le conditionnement idéologique.
Attaques délibérées et motivées par l’idéologie
Bien qu’une évaluation psychologique de l’agresseur ait soulevé des questions sur une possible rupture psychotique, aucun diagnostic clinique de psychose n’a été posé. Ses actions – planifier l’attaque, rédiger et publier un manifeste, choisir une cible précise – étaient délibérées et motivées par une idéologie.
Pourtant, l’accusation de terrorisme portée contre lui par les procureurs fédéraux a finalement été abandonnée. Le juge a estimé que ses convictions étaient « trop éparpillées et disparates » pour constituer une idéologie cohérente.
Mais son manifeste reprenait le langage et les cadres idéologiques reconnaissables dans les communautés incel, antiféministes et d’extrême droite. L’idée selon laquelle cela ne constituerait pas une « idéologie » illustre à quel point les cadres juridiques et politiques peuvent être dépassés.
Faire face à un danger persistant
La misogynie ne constitue pas seulement un point de vue, un problème culturel ou émotionnel. Elle fonctionne de plus en plus comme une porte d’entrée idéologique, reliant des frustrations personnelles à des appels plus larges à la violence.
À une époque de hausse des attentats commis par des individus isolés, elle constitue un puissant et redoutable moteur de l’extrémisme.
Si nous continuons à traiter la haine sexiste comme un phénomène périphérique ou personnel, nous continuerons à mal comprendre la nature de la radicalisation violente au Canada. Il faut nommer cette menace et la prendre au sérieux, car c’est la seule façon de nous préparer à ce qui nous attend.
Karmvir K. Padda ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
Auteur : Karmvir K. Padda, Researcher and PhD Candidate, Sociology, University of Waterloo
Aller à la source