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La surprenante indépendance des femmes du Moyen Âge : ce que nous apprennent leurs testaments
Les testaments des femmes donnent une image plus nuancée de la vie au Moyen Âge que celle que les stéréotypes véhiculent, comme le montre _la Mort et la Prostituée_, de la duchesse de Lorraine [Philippe de Gueldre (1464-1547)](https://fr.wikipedia.org/wiki/Philippe_de_Gueldre), entrée dans les ordres après le décès de son époux. Gallica/BNF

Dans les villes européennes du début du Moyen Âge, les droits des femmes s’étendent même s’ils sont encore limités. Des cadeaux pour l’Au-delà, des corsages pour les plus pauvres ou des fonds pour la réparation de ponts : les testaments des femmes dans la France médiévale donnent un aperçu surprenant de leur quête d’indépendance.


Dans l’Europe du Moyen Âge, l’image de la femme se résumait souvent en deux mots : pécheresse ou sainte.

En tant qu’historienne du Moyen Âge, je donne cet automne un cours intitulé « Entre Ève et Marie : les femmes au Moyen Âge ». Le but du cours tente d’éclairer sur la façon dont les femmes du Moyen Âge se voyaient elles-mêmes.

Selon le récit biblique, Ève est la cause de l’expulsion des humains du jardin d’Éden, car elle n’a pas su résister à l’envie de croquer dans le fruit défendu par Dieu. Marie, quant à elle, réussit à concevoir le Fils de Dieu sans aucune relation charnelle.

Ces deux modèles sont écrasants. Le patriarcat considère dans les deux cas que les femmes ont forcément besoin de protection, qu’elles sont incapables de se prendre en main ou de se maîtriser, voire qu’elles sont attirées par le mal et doivent par conséquent être dominées et contrôlées. Mais comment savoir ce que pensent les femmes à l’époque médiévale ? Acceptent-elles réellement cette vision d’elles-mêmes ?

Je ne crois pas que l’on puisse totalement comprendre quelqu’un qui a vécu et qui est mort il y a plusieurs centaines d’années. Cependant, nous pouvons tenter de reconstituer partiellement son état d’esprit à partir des éléments dont nous disposons, comme les registres de recensement de population et les testaments.

Les documents datant de l’Europe médiévale à avoir été écrits ou même dictés par des femmes sont peu nombreux à nous être parvenus. Le manuel de Dhuoda et les écrits de Christine de Pisan sont de rares exceptions. Nous avons plus souvent accès à des documents administratifs, comme les registres de recensements ou les testaments. Il s’agit en général de formulaires rédigés dans un jargon juridique ou religieux par des scribes ou des notaires masculins.

Ces testaments et registres de recensement sont l’objet de mes recherches et ils nous ouvrent, même s’ils n’ont pas été rédigés par des femmes, une fenêtre sur la vie et l’esprit des femmes de l’époque. Ces documents suggèrent que les femmes du Moyen Âge disposaient bien au minimum d’une certaine forme de pouvoir pour décider de leur vie – et de leur mort.

Un recensement vieux de plusieurs siècles

En 1371, la ville d’Avignon (Vaucluse) organise un recensement de sa population. Le registre liste les noms de plus de 3 820 chefs de foyer. Parmi eux, 563 sont des femmes – des femmes responsables de leur propre foyer et qui n’hésitent pas à l’affirmer publiquement.

Ces femmes ne sont pas d’un statut social élevé, et l’histoire ne s’en souvient guère ; elles n’ont laissé de traces que dans ces registres administratifs. Célibataires ou mariées, un cinquième d’entre elles déclarent avoir une profession : de l’ouvrière non qualifiée à la servante, en passant par l’aubergiste, la libraire ou la tailleuse de pierre.

Près de 50 % de ces femmes déclarent un lieu d’origine. La majorité d’entre elles vient de la région d’Avignon et d’autres régions du sud de la France, mais environ 30 % viennent de ce qui est aujourd’hui le nord de la France, du sud-ouest de l’Allemagne et de l’Italie. Ainsi, l’immigration joue déjà un rôle substantiel à l’époque.

Illustration d’une femme blonde en robe rose portant un récipient en bois sur la tête
Illustration tirée du traité Taqwīm al-Ṣiḥḥa, ou Tacuinum sanitatis, (Tableau de santé), du médecin irakien Ibn Butlân, datant du XIᵉ siècle.
Bibliothèque nationale de France

La majorité des femmes venues de régions lointaines arrivent seules, ce qui tend à montrer que les femmes du Moyen Âge n’étaient pas nécessairement « coincées à la maison » sous la coupe d’un père, frère, cousin, oncle ou mari. Même si certaines finissent par se retrouver dans cette situation, il leur en a fallu du cran pour décider de partir.

Nouvelles villes, nouvelles vies

Dans des villes comme Avignon, où la proportion d’immigrants est élevée, les lignées de familles tendent à disparaître. Comme le suggère l’historien Jacques Chiffoleau, la plupart des Avignonnais de la fin du Moyen Âge sont des « orphelins », sans réseau familial étendu dans leur nouvel environnement – ce qui se reflète dans leur façon de vivre.

Depuis le XIIe siècle, les femmes du sud de la France sont considérées comme sui iuris – c’est-à-dire autonomes, capables de gérer leurs affaires juridiques –, si elles ne sont pas sous la tutelle d’un père ou d’un mari. Elles peuvent disposer de leurs biens comme elles l’entendent et les transmettre à leur gré, aussi bien de leur vivant qu’après leur mort. Les dots des filles mariées les empêchent souvent d’hériter des biens parentaux, car en principe la dot remplace l’héritage. Mais en l’absence d’héritier de sexe masculin, elles aussi peuvent hériter.

À la fin du Moyen Âge, les droits juridiques des femmes s’élargissent, car l’anonymat de la ville et l’immigration transforment les relations sociales. Elles peuvent devenir tutrices légales de leurs enfants. Mieux encore, à en juger par les testaments féminins, les veuves et les filles aînées prennent parfois seules des décisions juridiques, sans le tuteur masculin « requis ».

Un vieux manuscrit avec des lignes de caractères et une illustration aux couleurs vives d’hommes et de femmes dans un champ, tandis que d’autres grimpent aux arbres
Une page du livre d’Heures, d’Alelaïde de Savoie, artiste du XVᵉ siècle, montre la récolte des poires et des pommes.
PHAS/Universal Images Group via Getty Images

De plus, les femmes mariées peuvent aussi prendre des décisions juridiquement contraignantes tant que leurs maris sont présents avec elles devant un notaire. Bien que les maris soient techniquement considérés comme les « tuteurs » de leurs épouses, ils peuvent les déclarer juridiquement affranchies de la tutelle. Les épouses peuvent alors nommer leurs témoins testamentaires, désigner un héritier universel et établir des dons et legs à des particuliers ou à l’Église, dans l’espoir de sauver leur âme.

Des voix d’outre-tombe

Les archives européennes débordent littéralement de documents juridiques encore à découvrir, conservés dans des boîtes poussiéreuses. Ce qui manque, c’est une nouvelle génération d’historiens capables de les analyser et de paléographes capables de lire les écritures manuscrites. Pour y remédier, des journées d’études internationales ont eu lieu en jui 2025 à Paris-Évry, consacrées à la transmission patrimoniale en France et en Italie, à travers des testaments datant de la fin du Moyen Âge à l’époque moderne. Richissimes ou issus de classes populaires, hommes et femmes, religieux et laïcs, tout le monde ou presque fait un testament.

En Avignon, des hommes et des femmes de toutes conditions font appel aux services de notaires pour établir des actes contractuels : fiançailles, mariages, ventes de biens, transactions commerciales ou donations. Dans cette masse de documents, les testaments donnent une perspective rafraîchissante sur l’autonomie et les émotions des femmes médiévales à l’approche de la fin de leur vie.

Dans la soixantaine de testaments féminins conservés à Avignon, les femmes indiquent où et avec qui elles souhaitent être enterrées, choisissant souvent leurs enfants ou leurs parents plutôt que leur mari. Elles désignent les œuvres de charité, ordres religieux, hôpitaux pour les pauvres, paroisses et couvents qui bénéficieront de leur générosité – y compris des legs destinés à la réparation du célèbre pont d’Avignon.

Ces femmes ont peut-être exprimé leurs dernières volontés allongées dans leur lit, au seuil de la mort, guidées dans leurs décisions par le notaire. Pourtant, au vu de ce qu’elles dictent – que ce soit des dons pour les dots de jeunes filles pauvres, leurs proches et amis, ou pour que leur nom soit prononcé lors de messes catholiques pour les morts –, je soutiens que ce sont bien leurs propres voix que nous entendons.

Chapelets, réparations et fourrures

En 1354, Gassende Raynaud d’Aix demande à être enterrée auprès de sa sœur Almuseta. Elle lègue une maison à son amie Aysseline, tandis que Douce Raynaud – peut-être une autre sœur – reçoit six assiettes, six pichets, deux plats, une cruche en étain, un chaudron, son meilleur pot de cuisson, une cape de fourrure doublée de mousseline, une grande couverture, deux grands draps, son plus beau corsage, un petit coffret, ainsi que tous les fils à repriser et le chanvre qu’elle possède. Gassende Raynaud d’Aix lègue également un coffret, un chauffe-main en cuivre, le meilleur trépied de la maison et quatre draps neufs à son amie Alasacia Boete.

La générosité de Gassende ne s’arrête pas là. Jacobeta, fille d’Alasacia, reçoit un chapelet d’ambre ; Georgiana, la belle-fille d’Alasacia, un corsage ; et Marita, la petite-fille d’Alasacia, une tunique. On constate ici que les liens d’amitié remplacent les liens de famille. Ainsi, la lignée de Gassande se confond avec celle de son amie. À son autre amie Alasacia Guillaume, Gassende lègue, en plus d’une couverture brodée, un cadeau peu commun : un autel portatif pour la prière. À Dulcie Marine, une autre amie encore, elle donne un livre de chœur appelé antiphonaire et sa plus belle cape ou fourrure. On voit que Gassende donne surtout à d’autres femmes, ses amies, devenues comme sa famille.

Dans un autre testament avignonnais rédigé en 1317, Barthélemie Tortose fait des dons à plusieurs frères dominicains, dont son propre frère. On peut imaginer le contentement que peut ressentir une femme à soutenir financièrement un religieux. Elle laisse des fonds au supérieur de son frère, le prieur de l’ordre (peut-être pour s’assurer que celui-ci soit bien disposé à l’égard de son frère). Elle donne à des œuvres de charité et pour la réparation de deux ponts sur le Rhône tumultueux, et elle offre aussi une somme substantielle pour nourrir et habiller toutes les religieuses de tous les couvents de la ville.

Illustration dans les tons verts et rouges montrant deux villes reliées par un pont enjambant une rivière avec quelques petites îles
Illustration du Rhône au XVIᵉ siècle, avec Avignon (Vaucluse) à droite.
Wikimedia

Elle soutient les femmes de sa famille, léguant notamment un revenu locatif à sa nièce, une religieuse bénédictine. Elle demande ensuite que ses vêtements soient transformés en habits pour les religieuses et en tuniques liturgiques.

On voit bien ici à quel point ces legs sont éminemment personnels : ces femmes se disent que ce qu’elles ont touché, ce qui a été en contact avec leur peau, pourra toucher d’autres personnes. Ce sont des dons charnels, tactiles. Elles espèrent que leurs possessions pourront transmettre un peu de leur mémoire, de leur existence, de leur identité. Et je dirais même, un peu de leur odeur.

De plus, les femmes médiévales peuvent aussi être sacrément radicales, sans être Jeanne d’Arc pour autant.

Au moins dix femmes dont j’ai lu les testaments demandent à être enterrées dans des habits de moines, dont Guimona Rubastenqui. Veuve d’un marchand de poisson d’Avignon – un métier souvent lucratif – elle demande au frère carme Johannes Aymerici de lui donner un de ses vieux habits pour être enterrée avec. Elle paye pour cela le prix relativement élevé de six florins.

Affirmer leur volonté

Alors, que retenir de tout cela ?

Il est impossible de reconstituer entièrement la façon dont les gens vivaient, aimaient et mouraient il y a des siècles. J’ai passé ma vie d’adulte à penser « médiéval », tout en sachant que je n’y parviendrai jamais vraiment. Mais nous avons des indices – et ce que j’appelle une intuition éclairée.

Selon nos critères modernes, ces femmes font face à de réelles limites en matière de pouvoir et d’indépendance, autrement dit, elles se heurtent à des murs. Pourtant, je soutiens qu’elles se libèrent à leur mort : leurs testaments leur offrent une rare occasion de prendre des décisions juridiques personnelles et de survivre dans des archives écrites.

Les femmes du Moyen Âge ont eu le pouvoir d’agir. Pas toutes et pas tout le temps. Mais cet échantillon même réduit montre qu’elles récompensaient et aidaient selon leurs choix.

Quant à leur souhait d’être enterrées dans des vêtements d’hommes, je n’ai aucun moyen de vérifier et de savoir s’il a été respecté. Mais de mon point de vue, il y a quelque chose de profondément satisfaisant de savoir qu’au moins, elles ont essayé.

The Conversation

Joëlle Rollo-Koster ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

Auteur : Joëlle Rollo-Koster, Professor of Medieval History, University of Rhode Island

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Artia13

Bonjour ! Je m'appelle Cédric, auteur et éditeur basé à Arles. J'écris et publie des ouvrages sur la désinformation, la sécurité numérique et les enjeux sociétaux, mais aussi des romans d'aventure qui invitent à l'évasion et à la réflexion. Mon objectif : informer, captiver et éveiller les consciences à travers mes écrits.