Décryptage technologique

Le manioc : de la plante potentiellement toxique d’Amazonie à l’aliment hautement nutritif mondialisé
Un cultivateur montre fièrement son jardin luxuriant de manioc. Stephen Wooding, CC BY-ND

Les anciens peuples autochtones d’Amazonie ont domestiqué le manioc. Ils ont développé des stratégies complexes pour rendre comestible cette plante résistante aux ravageurs et à fort potentiel nutritif mais qui, naturellement, libère du cyanure d’hydrogène et d’autres molécules toxiques.


Les trois cultures de base qui dominent les régimes alimentaires modernes – le maïs, le riz et le blé – sont bien connues des Européens. Cependant, la quatrième place est occupée par un outsider : le manioc.

Peu consommé dans les climats tempérés, le manioc est un aliment clé en nutrition dans les zones tropicales. Il a été domestiqué il y a 10 000 ans dans la partie sud du bassin de l’Amazonie, au Brésil, puis il s’est répandu dans toute cette région. Avec une tige chétive de quelques mètres de haut, une poignée de branches fines et des feuilles modestes en forme de main, il ne paie pas de mine. Pourtant, l’apparence modeste du manioc cache une combinaison impressionnante de productivité, de résistance et de diversité.

Au fil des millénaires, les peuples autochtones l’ont cultivé, à partir d’une plante sauvage envahissante, pour obtenir un végétal qui emmagasine d’immenses quantités d’amidon dans des tubercules semblables à des pommes de terre, pousse dans les sols pauvres de l’Amazonie et se révèle presque invulnérable aux ravageurs.




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Les nombreux atouts du manioc pourraient en faire la culture idéale. Mais il y a un problème : le manioc est hautement toxique.

Comment le manioc peut-il être si toxique et pourtant si présent dans les régimes alimentaires en Amazonie ? L’explication est à chercher dans l’ingéniosité des peuples autochtones. Depuis dix ans, mon collaborateur César Peña et moi-même étudions les jardins de manioc au Pérou, le long du fleuve Amazone et de ses innombrables affluents. Nous avons découvert des dizaines de variétés. Les agriculteurs emploient des stratégies sophistiquées quand ils les cultivent pour gérer leur toxicité et ils ont recours à des méthodes élaborées pour transformer ces produits dangereux en aliments aux propriétés nutritives.

Une longue histoire de domestication

L’un des plus grands défis à relever pour les premiers humains était de trouver de la nourriture en quantité suffisante. Nos ancêtres vivaient de chasse et de cueillette, en poursuivant leurs proies et en récoltant les plantes comestibles dès que l’occasion se présentait. Ils étaient étonnamment doués pour accomplir cette tâche. Si doués que leur population a explosé et s’est répandue au-delà du berceau de l’humanité en Afrique il y a 60 000 ans.

Cependant, des progrès restaient possibles. Chercher de la nourriture coûte des calories. Or, c’est précisément ce que l’on recherche. Ce paradoxe imposait un dilemme : brûler des calories pour trouver de quoi manger ou économiser des calories en restant sur place. Le dilemme semblait quasi insurmontable, jusqu’à ce que les humains trouvent une solution.

Il y a un peu plus de 10 000 ans, ils ont franchi cet obstacle grâce à l’une des innovations les plus transformatrices de l’histoire : la domestication des plantes et des animaux. Les populations ont découvert qu’en apprivoisant les animaux sauvages, il n’était plus nécessaire de les pourchasser. Concernant les espèces végétales, il devenait possible de les cultiver. On était ainsi en mesure d’obtenir des fruits et graines plus gros ou des animaux plus charnus.

Le manioc fut la plante championne de la domestication dans les néotropiques. Après sa domestication initiale, il s’est diffusé dans toute la région, atteignant des sites jusqu’au Panama en quelques milliers d’années. Pour les populations, le cultiver ne supprimait pas totalement le besoin de parcourir la forêt pour se nourrir. Mais cela allégeait considérablement la tâche, en leur garantissant une ressource alimentaire fiable à proximité de leur lieu de vie.

Aujourd’hui, presque toutes les familles rurales à travers l’Amazonie disposent d’un jardin. Si vous vous rendez dans n’importe quel foyer, vous trouverez du manioc qui grille sur le feu, qui est transformé en galette appelée casabe (le terme cassave ou kassav est aussi employé, ndlr), qui fermente pour donner une bière connue sous le nom de masato, ou qui mijote dans des soupes et ragoûts. Mais avant d’intégrer le manioc dans tous ces usages, encore fallait-il apprendre à gérer sa toxicité.

Transformer une plante toxique

L’un des atouts majeurs du manioc – en l’occurrence sa résistance aux ravageurs – repose sur un puissant système de défense. Ce système dépend de deux substances produites par la plante : la linamarine et la linamarase.

Ces molécules du système de défense du manioc sont localisées dans les cellules des feuilles, de la tige et des tubercules, au sein desquelles elles restent généralement inactives. Mais lorsque les cellules du manioc sont endommagées – par la mastication ou l’écrasement – les deux composés réagissent et libèrent une bouffée de produits chimiques toxiques.

Parmi eux, se trouvent le tristement célèbre cyanure d’hydrogène. Ce mélange contient également d’autres molécules nocives, comme des nitriles et des cyanohydrines. Ces composés sont mortels à fortes doses et une exposition chronique peut endommager de façon permanente le système nerveux. Ensemble, ces poisons sont si efficaces qu’ils rendent le manioc quasiment invulnérable aux ravageurs.

Nul ne sait comment les anciens Amazoniens ont résolu ce casse-tête. Mais ces populations ont développé un processus complexe, en plusieurs étapes, pour rendre le manioc comestible.

Cela commence par le râpage des racines remplies d’amidon sur des planches garnies de dents de poisson, d’éclats de roche ou, plus souvent aujourd’hui, de tôle rugueuse. Le râpage simule la mastication par des ravageurs, ce qui déclenche la libération du cyanure et des cyanohydrines, qui s’évaporent dans l’air au lieu d’entrer dans le corps.

Ensuite, le manioc râpé est placé dans des paniers de lavage dans lesquels il est rincé, pressé à la main et égoutté à plusieurs reprises. L’action de l’eau libère davantage de cyanide, nitriles et cyanohydrines, qui sont éliminés par pressage.

Enfin, la pulpe qui en résulte peut être séchée, ce qui la détoxifie encore davantage, ou alors elle est cuite, ce qui achève le processus grâce à la chaleur. Ces étapes sont si efficaces qu’elles sont toujours utilisées dans toute l’Amazonie, des milliers d’années après leur invention.

Une culture prometteuse et en pleine expansion

Les méthodes traditionnelles de râpage, de rinçage et de cuisson utilisées par les Amazoniens sont des moyens sophistiqués et efficaces de transformation d’une plante toxique en un aliment. Mais ces derniers ont poussé leurs efforts encore plus loin, en faisant du manioc une vraie plante domestiquée. Non seulement ils ont inventé des techniques de transformation, mais ils ont également commencé à repérer et sélectionner les variétés les plus intéressantes, en créant ainsi une multitude de types de manioc destinés à des usages variés.

Durant nos voyages, nous avons recensé plus de 70 variétés distinctes de manioc, hautement diversifiées sur le plan physique et nutritionnel. Cela comprend des types de maniocs très toxiques qui nécessitent un hachage et un rinçage laborieux et d’autres qui ont simplement besoin d’être cuits. Aucune variété, cependant, ne peut être consommée crue. Elles diffèrent aussi par la taille de leurs tubercules, leur vitesse de croissance, leur production d’amidon ou encore leur tolérance à la sécheresse.

Cette diversité est précieuse, et les variétés portent souvent des noms fantaisistes. Tout comme les supermarchés proposent des pommes appelées Fuji, Golden Delicious ou Granny Smith, les jardins d’Amazonie regorgent des maniocs nommés bufeo (dauphin), arpón (harpon), motelo (tortue), etc. Ce travail de sélection a ancré le manioc dans la culture et l’alimentation de la région amazonienne, en garantissant sa facilité de gestion et d’utilisation, tout comme la domestication du maïs, du riz ou du blé ont consolidé leur place dans d’autres parties du monde.

Bien que le manioc soit solidement implanté en Amérique du Sud et en Amérique centrale depuis des millénaires, son histoire est loin d’être terminée. À l’ère du changement climatique et des efforts croissants en faveur du développement durable, le manioc émerge comme une culture mondiale prometteuse. Sa durabilité et sa résilience permettent de le cultiver dans des environnements variés, même lorsque les sols sont pauvres, et sa résistance naturelle aux ravageurs limite le besoin de recourir à des pesticides industriels. De plus, si les méthodes traditionnelles de détoxication développées en Amazonie sont parfois lentes, celles-ci peuvent facilement être reproduites et accélérées par les technologies modernes.

De plus, la préférence des cultivateurs amazoniens pour la conservation de divers types de manioc fait de l’Amazonie un réservoir naturel de diversité génétique. Dans le monde moderne, ils peuvent être cultivés pour produire de nouvelles variétés, adaptées à des usages bien au-delà de l’Amazonie. Cet avantage a favorisé les premières exportations de manioc hors d’Amérique du Sud dans les années 1500, et sa culture s’est rapidement étendue à l’Afrique tropicale et à l’Asie.

Aujourd’hui, la production de manioc de pays comme le Nigeria et la Thaïlande dépasse largement celle du Brésil, le plus grand producteur d’Amérique du Sud. Ces succès suscitent l’optimisme quant à la possibilité que le manioc devienne une source de nutrition respectueuse de l’environnement pour les populations du monde entier.

Si le manioc reste peu connu aux États-Unis et en Europe, il gagne du terrain. Il est longtemps resté discret sous la forme du tapioca, une fécule de manioc utilisée en pâtisserie et dans le bubble tea. Il a également fait son apparition dans les rayons des snacks via les chips de manioc et en boulangerie comme farine naturellement sans gluten. Le manioc cru fait également son apparition (parfois sous le nom de yuca) dans les magasins destinés aux populations latino-américaines, africaines et asiatiques.

Trouvez du manioc et goûtez-le. Le manioc vendu en supermarché est parfaitement sûr et les recettes ne manquent pas. En beignets, frites ou gâteaux… les possibilités du manioc sont presque infinies.


Cet article a été coécrit avec César Rubén Peña.

The Conversation

Stephen Wooding a reçu des financements du Projet Amazonas, une organisation à but non lucratif qui soutient des projets humanitaires et de recherche en Amazonie péruvienne.

Auteur : Stephen Wooding, Associate professor, University of California, Merced

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Artia13

Bonjour ! Je m'appelle Cédric, auteur et éditeur basé à Arles. J'écris et publie des ouvrages sur la désinformation, la sécurité numérique et les enjeux sociétaux, mais aussi des romans d'aventure qui invitent à l'évasion et à la réflexion. Mon objectif : informer, captiver et éveiller les consciences à travers mes écrits.