Décryptage technologique

Le multilatéralisme économique, enfant des catastrophes politiques ?

L’histoire de la mondialisation n’est pas celle d’une progression continue, mais d’une alternance de phases d’expansion et de repli. Si les gains économiques du commerce international sont indéniables à long terme, ils ne suffisent pas à expliquer ces mouvements de va-et-vient. Leur origine est avant tout politique.


Au cours des trois cent cinquante dernières années, les économies développées ont fortement accentué leur intégration économique réciproque, en lien avec l’industrialisation, l’essor des services marchands et surtout le progrès des transports de biens, de personnes et d’informations. L’augmentation des échanges commerciaux volontaires de toute nature (ce qui exclut en particulier la traite esclavagiste et l’exploitation coloniale) a enrichi les populations qui avaient la chance d’y participer, contribué à la hausse de l’espérance de vie et à la réduction des maux traditionnels de l’humanité : faim, froid, maladie…

Toutefois, cette intégration croissante ne s’est pas déroulée de façon linéaire : la politique y a joué un rôle déterminant, en suscitant des phases d’accélération et de ralentissement, voire de recul. C’est à l’une de ces phases de ralentissement ou de recul – il est encore trop tôt pour se prononcer – que nous assistons actuellement, et sa motivation politique ne fait aucun doute.

Inégalités, tensions militaires et expansion impériale

Deux grandes explications coexistent pour analyser cette alternance.

L’économie théorique, depuis David Ricardo, met en avant les « gains du commerce international » comme moteur rationnel de la mondialisation : en toute logique, celle-ci devrait donc non seulement s’imposer aux individus comme aux sociétés, mais s’accélérer en anticipation puis au vu de ses bienfaits. Toutefois, cette théorie demeure difficile d’accès en raison de son caractère contre-intuitif.

À l’inverse, les historiens mettent l’accent sur les réactions sociales aux effets destructeurs du libre-échange. Suzanne Berger a brillamment montré comment, malgré ses indéniables succès économiques, la mondialisation accélérée qui précède la Première Guerre mondiale suscite un rejet croissant, du fait de la hausse vertigineuse des inégalités, des tensions militaires et de l’expansion impériale. Ce rejet, également analysé par Joseph Stiglitz à la fin du XXe siècle, n’a pu intervenir qu’ex post, une fois les conséquences économiques et sociales du libre-échange manifestes. En somme, le mécontentement social contre la mondialisation renvoie à la première question, sans expliquer pourquoi elle s’est déployée et donc sans éclairer ni son processus général, ni ses phases d’accélération et de remise en cause.

Il existe donc un paradoxe temporel : les gains, indéniables, du commerce international ne peuvent être constatés qu’ex post, de même que les dégâts qu’il provoque. Avant que ces effets, positifs ou négatifs, ne se manifestent, tant qu’ils restent à l’état de promesse ou de menace, il a donc fallu un motif politique pour mettre en œuvre le libre-échange.

L’idée que le commerce n’est pas un jeu à somme nulle

C’est pourquoi, il faut rendre aux États leur rôle moteur, en replaçant ces alternances dans leur politique générale. En particulier, les politiques en faveur de la mondialisation s’inscrivent dans un contexte intellectuel et diplomatique plus large que l’on peut qualifier de « multilatéralisme ». Au-delà de la forme qu’il a prise dans le système des Nations unies, le multilatéralisme au sens large repose sur deux piliers : la conviction que la solution négociée et le compromis sont plus avantageux que le rapport de force ; l’idée que les gains d’un État ne correspondent pas forcément aux pertes d’un autre : la diplomatie, le commerce ou la paix ne sont pas des jeux à somme nulle.

Or, si l’on observe l’histoire de ce multilatéralisme au sens large, ses hauts et ses bas sont clairement corrélés au prix monstrueux payé au titre des politiques unilatérales. Les grandes guerres européennes puis « mondialisées » du XVIIIe au XXe siècle ont entraîné des dizaines de millions de morts militaires et civiles, des générations de populations traumatisées, des violences coloniales dont la société française commence tout juste le douloureux inventaire. Ce ne sont donc ni le raffinement théorique ricardien ni le mécontentement social qui expliquent l’adoption ou le rejet de politiques multilatérales, mais bien les phases durant lesquelles l’économie et le commerce deviennent l’un des instruments du rapport de force entre États.

Ainsi conçu, le multilatéralisme contemporain démarre, du moins en Occident, avec les conférences de Westphalie de 1648 : épuisés par les guerres de religion, les États européens décident de faire primer leur intérêt bien compris sur les doctrines religieuses, ou l’interprétation qu’en proposent les pouvoirs spirituels. Il en résulte une réduction, certes relative, des conflits militaires en Europe même, la formulation progressive de règles diplomatiques et de nouvelles doctrines du droit international et enfin un report cruel de ces rapports de force vers les espaces ultramarins, sous la forme de la guerre de course et de l’expansion coloniale et esclavagiste.


Tous les quinze jours, nos auteurs plongent dans le passé pour y trouver de quoi décrypter le présent. Et préparer l’avenir. Abonnez-vous gratuitement dès aujourd’hui !


Le mercantilisme

Ce qu’il reste de conflictualité brutale prend alors le nom de « mercantilisme », soit la poursuite de la guerre par d’autres moyens, ici économiques. Le mercantilisme repose sur l’idée que les gains d’un État ne peuvent provenir que des pertes d’un autre. Un peu comme s’il suffisait pour un pays d’annuler les déficits bilatéraux qu’il enregistre avec certains de ses voisins pour qu’aussitôt surviennent bonheur et prospérité…

Les guerres intenses qui se multiplient entre les puissances européennes durant la deuxième moitié du XVIIIe siècle, apogée de ces théories mercantilistes, entraînent un nouvel épuisement. Aussi, après la guerre d’indépendance des États-Unis (1776-1783), l’Angleterre et la France tentent un véritable « reset » de leurs relations politiques, en promouvant la liberté du commerce (1783) et en réduisant les droits de douane (traité Eden-Rayneval, 1786). Cette tentative fait toutefois long feu, balayée par la Révolution.

Mais, de façon intéressante, la leçon est renforcée par les French Wars (1792-1815) qui dévastent l’Europe. Au-delà de la restauration des royaumes, les conférences de Vienne en 1814-1815 promeuvent la liberté du commerce et de la navigation, engagent, encore timidement, le processus de répression de la traite esclavagiste et valident la supériorité d’une négociation multilatérale sur le règlement bilatéral des conflits. C’est sur cette base multilatérale que les mouvements en faveur du commerce international vont agir en faveur de l’abaissement des droits de douane. La fameuse Anti-Corn Law League de Richard Cobden, informée des principes ricardiens), parvient ainsi à articuler les intérêts des industriels soucieux d’exporter leur production croissante et très compétitive et ceux des syndicats ouvriers à qui l’on promet une baisse du prix du pain si les droits de douane sur les céréales (corn laws) avec l’abolition des Corn Laws en 1846. Le traité Cobden-Chevalier, signé entre l’Angleterre et la France en 1860, prolonge ce mouvement et permet en outre l’adoption de cet outil majeur du multilatéralisme économique qu’est la clause de la nation la plus favorisée, laquelle étend aux autres pays les avantages douaniers accordés à l’un d’entre eux. Ainsi s’engage une accélération de la réduction des barrières douanières au moment même où l’essor des transports modernes réduit le coût du fret : commence alors la « première mondialisation » décrite par Suzanne Berger.

De nouveaux outils au service du multilatéralisme

C’est au cours de cette même période que de nouveaux instruments du multilatéralisme émergent. On citera en particulier :

Mais ce multilatéralisme n’est pas imposé « d’en haut ». Il repose d’abord sur la bonne volonté de ses acteurs principaux, les États européens rejoints par les États-Unis puis le Japon, dès lors en mesure d’exclure les souverainetés jugées indignes, d’où le « partage » (il s’agit en fait de l’établissement de zones d’influence exclusives) de l’Afrique entre Européens et la conquête du Pacifique qui surviennent au cours de ces mêmes années. Il dépend ensuite de la conviction, politique, que ce multilatéralisme est bien dans l’intérêt national. Or, justement, cette conviction s’étiole à partir de la fin des années 1870, lorsque le monde développé entre dans une phase souvent qualifiée de « néo-mercantiliste » : les droits de douane remontent tandis que le développement économique est mis au service de la puissance militaire et impériale.

Les conséquences des deux Guerres mondiales

La Première Guerre mondiale vient mettre un terme sanglant à cet essor des égoïsmes nationaux, alimentés par les tensions sociales provoquées par l’intégration internationale des économies. Mais l’espoir multilatéral que le règlement de la guerre suscite se brise dramatiquement sur l’échec de la SDN et le désordre économique et monétaire des années 1930. C’est donc juste après la Deuxième Guerre mondiale que le multilatéralisme contemporain, appuyé sur les principes et les institutions développés depuis alors trois cents ans, est fondé : système des Nations unies, accords de Bretton Woods,General Agreement on Tariffs and Trade (Gatt), Déclaration universelle des droits de l’homme.

On voit à quel point le multilatéralisme n’est pas un choix « naturel » ou « rationnel » : tout, dans son allure et ses principes, heurte l’esprit de clocher, le nationalisme étroit, le simplisme du « My Loss, Your Gain ».

Pour prendre cette voie difficile, il a donc fallu, à chaque fois, que la voie opposée du repli national et de la concurrence bilatérale d’intérêts fourvoyés, indissociablement politiques, économiques et idéologiques, ait fait la preuve de ses conséquences catastrophiques, comme les 50 millions de morts de la Première Guerre mondiale, les 100 millions de la Deuxième et les terreurs durables d’annihilation réciproque cultivées par la guerre froide.

Lorsque la mémoire de ces catastrophes s’efface, lorsque les contestations – légitimes – des excès du commerce mondial se fondent dans des discours identitaires et revanchards, lorsque l’on veut réduire un monde complexe et bigarré à des solutions simples, alors le multilatéralisme se flétrit et les rapports de force reparaissent, toujours aussi brutaux et destructeurs.

Le multilatéralisme économique, enfant des catastrophes politiques ?

Patrice Baubeau a reçu des financements de l'Université Paris Nanterre, de l'ANR et du ministère de la Culture

Auteur : Patrice Baubeau, Maître de conférence HDR, Histoire, histoire économique, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

Aller à la source

Artia13

Bonjour ! Je m'appelle Cédric, auteur et éditeur basé à Arles. J'écris et publie des ouvrages sur la désinformation, la sécurité numérique et les enjeux sociétaux, mais aussi des romans d'aventure qui invitent à l'évasion et à la réflexion. Mon objectif : informer, captiver et éveiller les consciences à travers mes écrits.

Artia13 has 2670 posts and counting. See all posts by Artia13