Le « Parti de l’Amérique » d’Elon Musk peut-il faire vaciller le bipartisme ?
Les tensions entre Donald Trump et Elon Musk semblent avoir atteint un point de non-retour. Le milliardaire de la tech vient d’annoncer la création de sa propre formation politique, le « Parti de l’Amérique ». Si le bipartisme paraît gravé dans le marbre du système états-unien, cette tentative de troisième voie s’inscrit dans une longue tradition de contestation – avec, jusqu’ici, un succès limité.
L’histoire politique des États-Unis a souvent été façonnée par des élans de colère : colère contre l’injustice, contre l’inaction, contre le consensus mou. À travers cette rage parfois viscérale surgit l’énergie de la rupture, qui pousse des figures marginales ou charismatiques à se dresser contre l’ordre établi.
En ce sens, le lancement par Elon Musk du Parti de l’Amérique (« American Party ») s’inscrit dans une tradition d’initiatives politiques issues de la frustration à l’égard d’un système bipartisan jugé, selon les cas, sclérosé, trop prévisible ou trop perméable aux extrêmes. Ce geste politique radical annonce-t-il l’émergence d’une force durable ou ne sera-t-il qu’un soubresaut médiatique de plus dans un paysage déjà saturé ?
Le système bipartisan : stabilité, stagnation et quête d’alternatives
Depuis le début du XIXe siècle, le paysage politique américain repose sur un duopole institutionnalisé entre le Parti démocrate et le Parti républicain. Ce système, bien que traversé par des courants internes parfois contradictoires, a globalement permis de canaliser les tensions politiques et de préserver la stabilité démocratique du pays.
L’alternance régulière entre ces deux forces a assuré une continuité institutionnelle, mais au prix d’un verrouillage systémique qui marginalise les initiatives politiques émergentes. Le scrutin uninominal majoritaire à un tour, combiné à une logique dite de « winner takes all » (lors d’une élection présidentielle, le candidat vainqueur dans un État « empoche » l’ensemble des grands électeurs de cet État), constitue un obstacle structurel majeur pour les nouveaux acteurs politiques, rendant leur succès improbable sans une réforme profonde du système électoral.
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Historiquement, plusieurs tentatives ont cherché à briser ce duopole. L’exemple le plus emblématique reste celui de Theodore Roosevelt (président de 1901 à 1909), qui, en 1912, fonda le Progressive Party (ou Bull Moose Party), dont il devint le candidat à la présidentielle de cette année. Le président sortant, William Howard Taft, républicain, vit alors une grande partie des voix républicaines se porter sur la candidature de Roosevelt, qui était membre du Parti républicain durant ses deux mandats, ce dernier obtenant 27 % des suffrages contre 23 % pour Taft ; le candidat du parti démocrate, Woodrow Wilson, fut aisément élu.
Plus récemment, en 1992, dans une configuration assez similaire, le milliardaire texan Ross Perot capta près de 20 % des voix en tant que candidat indépendant lors de l’élection remportée par le démocrate Bill Clinton devant le président sortant, le républicain George H. Bush, auquel la présence de Perot coûta sans doute un nombre considérable de voix. Perot allait ensuite fonder le Reform Party en 1995. Sa rhétorique anti-establishment séduisit un électorat désabusé, mais son mouvement s’effondra rapidement, victime d’un manque de structure organisationnelle, d’idéologie claire et d’ancrage local.

George Bush Presidential Library and Museum
D’autres figures, telles que les écologistes Ralph Nader (2000, 2004, 2008) et Jill Stein (2012, 2016, 2024) ou le libertarien Gary Johnson (2012 et 2016), ont également porté des candidatures alternatives, mais leur impact est resté marginal, faute de relais institutionnels et d’un soutien électoral durable.
Cette récurrence de la demande pour une « troisième voie » reflète la complexité croissante de l’électorat américain, composé de modérés frustrés par l’immobilisme partisan, de centristes orphelins d’une représentation adéquate et d’indépendants en quête de solutions pragmatiques. Ce mécontentement, ancré dans la perception d’un système bipartisan sclérosé, offre un terrain fertile à des entreprises politiques disruptives, telles que le Parti de l’Amérique d’Elon Musk, qui cherche à transformer cette frustration en une force politique viable.
Le Parti de l’Amérique : une réappropriation symbolique et une réponse au trumpisme
Le choix du nom « Parti de l’Amérique » n’est pas anodin ; il constitue une déclaration politique en soi. En adoptant l’adjectif « American », Musk opère une réappropriation symbolique de l’identité nationale, se positionnant comme une force de rassemblement transcendant les clivages partisans.
Cette stratégie rhétorique vise à redéfinir le débat sur ce que signifie être « américain », un enjeu central dans le discours politique contemporain. Le nom, volontairement générique, cherche à minimiser les connotations idéologiques spécifiques (progressisme, conservatisme, libertarianisme) pour privilégier une identité englobante, à la fois patriotique et universelle, susceptible d’attirer un électorat lassé des divisions partisanes. En outre, en reprenant cette dénomination, qui a été celle de plusieurs formations politiques par le passé, Musk joue avec une mémoire politique oubliée, tout en expurgeant ce terme de ses anciennes connotations xénophobes pour en faire un vecteur d’unité et de modernité.
En effet, dans l’histoire des États-Unis, plusieurs partis politiques ont porté le nom d’American Party bien avant l’initiative d’Elon Musk. Le plus célèbre fut l’American Party des années 1850, aussi connu sous le nom de Know-Nothing Party, un mouvement nativiste opposé à l’immigration, en particulier à celle des catholiques irlandais. Fondé vers 1849, il a connu un succès politique important pendant quelques années, faisant élire des gouverneurs et des membres du Congrès, et présentant l’ancien président Millard Fillmore (1850-1853) comme candidat à l’élection présidentielle de 1856.
Après le déclin de ce mouvement, d’autres partis ont adopté le même nom, notamment dans les années 1870, mais sans impact significatif. En 1924, un autre American Party émerge brièvement comme plate-forme alternative, sans succès durable. Le nom est aussi parfois confondu avec l’American Independent Party, fondé en 1967 pour soutenir George Wallace, connu pour ses positions ségrégationnistes ; ce parti a parfois été rebaptisé American Party dans certains États.
En 1969, une scission de ce dernier a donné naissance à un nouvel American Party, conservateur et anti-communiste. Par la suite, divers petits groupes ont repris ce nom pour promouvoir un patriotisme exacerbé, des idées anti-globalistes ou un retour aux valeurs fondatrices, mais sans réelle influence nationale. Ainsi, le nom American Party a été utilisé à plusieurs reprises dans l’histoire politique américaine, souvent par des partis à tendance nativiste, populiste ou conservatrice, et porte donc une charge idéologique forte.
Le lancement du Parti de l’Amérique de Musk s’inscrit également dans une opposition explicite au trumpisme, perçu comme une dérive populiste du conservatisme traditionnel. Musk, par sa critique des projets budgétaires de Donald Trump, exprime une colère ciblée contre ce qu’il considère comme une gestion économique irresponsable et des politiques publiques inefficaces.
Cette opposition ne se limite pas à une divergence tactique, mais reflète une volonté de proposer une alternative fondée sur une vision techno-libérale, où l’innovation, la rationalité scientifique et l’entrepreneuriat occupent une place centrale. Le Parti de l’Amérique se présente ainsi comme un refuge pour les électeurs désenchantés par les excès du trumpisme et par les dérives perçues du progressisme démocrate, cherchant à dépasser le clivage gauche-droite au profit d’un pragmatisme axé sur l’efficacité, la transparence et la performance publique.
Une idéologie floue : aspirations économiques plutôt que fondements doctrinaires
Le Parti de l’Amérique, malgré son ambition de réinventer la politique américaine, souffre d’une absence de fondements idéologiques cohérents. Plutôt que de s’appuyer sur une doctrine politique clairement définie, le mouvement semble guidé par des aspirations économiques et financières, portées par la vision entrepreneuriale de Musk.
Cette approche privilégie la méritocratie technologique, l’optimisation des ressources publiques et une forme de libertarianisme modéré, qui rejette les excès de la régulation étatique tout en évitant les dérives de l’anarcho-capitalisme. Cependant, cette orientation, centrée sur l’efficacité et l’innovation, risque de se réduire à un programme technocratique, dénué d’une vision sociétale ou éthique plus large.
Le discours du Parti de l’Amérique met en avant la promesse de « rendre leur liberté aux Américains » mais la nature de cette liberté reste ambiguë. S’agit-il d’une liberté économique, centrée sur la réduction des contraintes fiscales et réglementaires pour les entrepreneurs et les innovateurs ? Ou bien d’une liberté plus abstraite, englobant des valeurs civiques et sociales ? L’absence de clarification sur ce point soulève des questions quant à la capacité du parti à fédérer un électorat diversifié.
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En se focalisant sur des objectifs économiques – tels que la promotion des mégadonnées, de l’intelligence artificielle et de l’entrepreneuriat – au détriment d’une réflexion sur les enjeux sociaux, culturels ou environnementaux, le Parti de l’Amérique risque de se limiter à une élite technophile, éloignant les électeurs en quête d’un projet politique plus inclusif. Cette orientation économique, bien que séduisante pour certains segments de la population, pourrait ainsi entraver la construction d’une base électorale suffisamment large pour concurrencer les partis établis.
Les défis de la viabilité : entre ambition et réalité électorale
La viabilité du Parti de l’Amérique repose sur plusieurs facteurs décisifs : sa capacité à s’implanter localement, à recruter des figures politiques crédibles, à mobiliser des ressources financières et médiatiques durables, et surtout à convaincre un électorat de plus en plus méfiant à l’égard des promesses politiques.
Si Elon Musk dispose d’un capital symbolique et économique considérable, sa transformation en une dynamique collective reste incertaine. Le système électoral américain, avec ses mécanismes favorisant les grands partis, constitue un obstacle majeur. Sans une crise systémique ou une réforme électorale d’envergure, le Parti de l’Amérique risque de reproduire le destin éphémère de ses prédécesseurs.
De plus, la figure de Musk est profondément polarisante. Sa colère, catalyseur de cette initiative, traduit un malaise réel dans la société américaine, mais sa capacité à fédérer au-delà de son audience habituelle – composée d’entrepreneurs, de technophiles et de libertariens – reste à démontrer. Le succès du Parti de l’Amérique dépendra de sa capacité à transcender l’image de son fondateur (lequel ne pourra pas, en tout état de cause, se présenter à l’élection présidentielle car il n’est pas né aux États-Unis) pour incarner un mouvement collectif, ancré dans des structures locales et des propositions concrètes.
L’histoire politique américaine montre que les mouvements de troisième voie, bien que porteurs d’espoir, peinent à s’inscrire dans la durée face aux contraintes structurelles du système électoral.
Le Parti de l’Amérique, malgré l’aura de son instigateur, risque de demeurer un sursaut protestataire plutôt qu’une force durable. Toutefois, il révèle une vérité profonde : l’Amérique contemporaine est en quête d’un nouveau récit politique, et la colère, lorsqu’elle est canalisée, peut parfois poser les bases d’une transformation.
Reste à savoir si le « grand soir » annoncé par Musk saura prendre racine ou s’évanouira dans le tumulte électoral.
Frédérique Sandretto ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
Auteur : Frédérique Sandretto, Adjunct assistant professor, Sciences Po
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