Décryptage technologique

Le physique de l’emploi n’est pas qu’une expression : avoir le « bon physique » peut être un atout

Les apprenants ont de nombreux préjugés sur ce que devrait être un bon enseignant compétent. Parmi ces critères, l’apparence physique, au sens large, peut jouer un rôle, notamment dans l’enseignement des langues. Le cas du « français langue étrangère » est particulièrement éclairant, notamment sur le coût de ces discriminations qui sont souvent ignorées par ceux-là mêmes qui les pratiquent.


Dans le monde professionnel, la compétence seule devrait primer. Comme l’ont montré depuis longtemps des travaux en sciences sociales, il n’en est évidemment rien. Parmi les facteurs qui comptent et influencent le jugement de l’employeur, du recruteur ou des futurs clients, l’apparence physique joue un rôle, un rôle d’autant plus important, qu’il est souvent invisible.

Dans certaines situations, l’influence du corps devient indicible alors même qu’elle est bien réelle, pour accéder à une carrière, puis y évoluer. Que ce soit dans des métiers dits « physiques » comme les pompiers et policiers, ou dans des professions intellectuelles telles que banquiers et avocats, le corps devient un indicateur tacite de légitimité, même si aucune offre d’emploi ne le mentionnera.

Discriminations plus ou moins conscientes

Loin d’être anodines, ces discriminations plus ou moins conscientes sont loin d’être anecdotiques, au regard même de l’objet des entreprises. Elles produisent des coûts économiques substantiels et des inefficiences que les entreprises ne devraient plus ignorer. Dans ce cadre, l’origine ethnique peut influencer le jugement d’un recruteur ou d’un client. La personne concernée n’est pas estimée légitime, parce qu’elle n’a pas alors le corps, le physique attendu, et ce, en dehors de toute autre considération.




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Les impacts économiques des discriminations basées sur l’apparence et l’origine ethnique se manifestent à plusieurs niveaux. En privilégiant des critères non pertinents, mais souvent non dits et tabous comme l’apparence (âgisme, validisme, etc.) ou l’accent (qui laisse sous-entendre des origines étrangères ou provinciales – il est important de préciser que l’accent est un attribut perceptible de la personne), les structures se privent souvent de talents hautement qualifiés.

Par ailleurs, cette sélection arbitraire engendre une hausse du turnover qui mesure le renouvellement des effectifs suite à des recrutements ou des départs, le coût de remplacement d’un employé variant selon le niveau de qualification.

Dans le monde de l’enseignement, la discrimination sur la base de l’apparence physique existe aussi même si c’est souvent une réalité tue, banalisée mais bien présente, en particulier dans le monde de l’enseignement privé et plus particulièrement dans le cadre de l’enseignement des langues.

Des normes physiques

En se basant sur ses propres pratiques, l’enseignante d’anglais, Marlène Chevet a étudié l’impact du genre dans la relation entre l’enseignant et l’apprenant.

Loin d’être une étude qui pourrait revêtir des allures de subjectivité, cette pratique autoréflexive est de plus en plus courante en sciences humaines et sociales (SHS). Les enseignants sont parfois eux-mêmes victimes de préjugés basés sur leur apparence physique. Ces biais influencent le recrutement et la valorisation des enseignants, en particulier dans l’enseignement des langues.

En effet, les normes physiques implicites peuvent jouer un rôle crucial dans le recrutement des enseignants, surtout dans l’enseignement privé. Dans le public, le système des concours contribue à limiter ces préjugés, qui prévalent. L’enseignement des langues est un domaine où la « notion de locuteur natif » est particulièrement prégnante. Les divers témoignages récoltés lors de mes études de terrain sur les liens entre enseignement des langues, représentations figées et stéréotypes en attestent.


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Ainsi, Claudine, 38 ans, une enseignante de français dans le secondaire, nous a avoué préférer « être formée par des formateurs venant de France » que par ses compatriotes mauriciens, pourtant très diplômés. « C’est différent, ils ont plus de choses à dire, plus d’expérience. »

Lina, parent d’élève d’un fils de 15 ans dans un lycée international proposant l’International Baccalaureate, estime quant à elle qu’il devrait y avoir « plus d’enseignants venant d’Angleterre, d’Australie, des États-Unis… pour enseigner l’anglais ». Elle ajoute :

« J’ai choisi de scolariser mes enfants dans le système privé justement parce que je pensais qu’il y aurait plus d’enseignants venant de l’étranger. C’est important pour que les élèves aient le bon accent, tout ça, mais je suis déçue, car je constate qu’il n’y a pas tant de profs étrangers que cela dans un établissement qui se dit être une école internationale. »

Quand la compétence ne suffit pas

Les enseignants non natifs, aussi compétents soient-ils, peuvent être perçus comme moins légitimes. Sans évoquer le cas d’enseignants de français hispanophones ou anglophones, un francophone non natif de France est souvent perçu comme n’étant pas un représentant légitime de la langue ; de même qu’une personne née en France, mais qui ne correspondrait pas aux normes physiques attendues pour représenter la langue française (il faudrait selon certaines représentations être d’origine caucasienne ou, mieux encore, être blond aux yeux bleus) et pour enseigner le français.

Cette apparence physique serait la preuve d’une certaine légitimité et, donc, d’une certaine compétence. L’enseignant de français aux origines sénégalaises ou l’enseignant d’origine marocaine, tous les deux nés en France ne seront pas perçus de la même manière qu’un Français « blanc ». Pour certaines personnes, il existerait ainsi cette corrélation entre « avoir le bon physique, le bon accent et les bonnes compétences au travail ».

Malaise à l’île Maurice

Le cas de Clotilde, Française de 26 ans, directrice de l’Alliance française de Rodrigues en est un excellent exemple. À la fin de ses études, elle se voit confier le poste de directrice de l’antenne de Rodrigues, petite île du territoire mauricien. Elle explique avoir été surprise devant les réactions des usagers et parents d’élèves de l’Alliance française, qui préfèraient s’adresser à elle, une toute jeune Française, sur des questions relatives à l’enseignement, alors que ses collègues, des enseignants rodrigais plus expérimentés en étaient presque écartés, voire invisibilisés :

« Je me sentais mal à l’aise vis-à-vis de mes collègues rodrigais, qui avaient beaucoup plus d’expérience en enseignement que moi. »

Ces attentes spécifiques souvent biaisées peuvent exclure des candidats compétents qui ne correspondent pas à ces stéréotypes physiques.

En tant qu’ancienne directrice d’un centre de langue (Institut français), mon équipe et moi-même avons souvent été confrontées à ce type de réflexions venant d’apprenants adultes ou de la part de parents d’élèves qui souhaitaient que leurs enfants soient confrontés à de « vrais locuteurs de français ».

Parler français, ce n’est pas savoir l’enseigner

En didactique des langues, il existe une réelle confusion entre « locuteur de français » et « enseignant de français », comme s’il suffisait de parler une langue pour pouvoir l’enseigner. De la même manière, s’il suffisait de savoir cuisiner pour devenir chef, cela se saurait !

L’enseignement des langues, et du français langue étrangère et seconde (FLES), constituent un cas d’étude assez édifiant des conséquences économiques de ces discriminations. Le marché mondial de l’enseignement du FLES, estimé à plus de 5 milliards d’euros, présente une segmentation artificielle entre enseignants « natifs de France » (si l’on reste dans ce « mythe du locuteur natif ») et « autres francophones ».

France 24, 2024.

Si l’on pensait que seules les compétences comptaient dans le monde professionnel, les faits rappellent une réalité moins égalitaire : avoir « le bon physique », le bon accent ou les bonnes origines apparentes reste, trop souvent, un passeport invisible vers la légitimité – ou son contraire.

Dans un monde qui prétend valoriser la diversité, il serait temps que les entreprises, les écoles et les institutions s’interrogent : quelle image de la compétence véhiculent-elles, souvent malgré elles ? Et surtout, à quels talents passent-elles à côté en confondant excellence professionnelle et conformité physique ?

Car après tout, si « avoir le bon physique » reste un atout, cela ne devrait jamais devenir un critère. Et il serait économiquement (et humainement) sage de le rappeler : l’intelligence, la pédagogie ou l’expérience n’ont pas de morphotype.

Le physique de l’emploi n’est pas qu’une expression : avoir le « bon physique » peut être un atout

Priscille AHTOY est également chercheure associée au Laboratoire Anthropologie Archéologie Biologie (UR 20202), UFR Simone Veil- Santé, Université de Versailles – Saint-Quentin-en-Yvelines / Paris-Saclay.

Auteur : Priscille Ahtoy, Chercheure, Université de Tours

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