L’élection présidentielle sud-coréenne : dénouement ou poursuite de la crise politique ?
Il y a six mois, la proclamation de la loi martiale par celui qui était alors le président de la Corée du Sud, Yoon Suk-yeol (Parti du pouvoir du peuple, conservateur), avait provoqué une onde de choc. Yoon avait été subséquemment déchu de ses fonctions pour avoir enfreint la Constitution. Ce 3 juin, les Sud-Coréens ont élu à la présidence Lee Jae-myung (Parti démocrate, progressiste). Dans son discours d’investiture, le nouveau chef de l’État s’est engagé à mettre fin à la crise politique que traverse le pays – une crise profonde qui reflète la polarisation extrême de la société sud-coréenne. Sa capacité à y parvenir semble d’ores et déjà compromise…
Le scrutin du 3 juin 2025 s’est déroulé dans les deux mois ayant suivi la destitution de Yoon Suk-yeol, comme le prévoit l’article 68, alinéa 2 de la Constitution. L’Assemblée nationale, à majorité démocrate, a d’abord initié la suspension de Yoon de ses fonctions le 14 décembre 2024. La Cour constitutionnelle a ensuite confirmé sa révocation le 4 avril dernier. Les juges qui y siègent (en principe au nombre de neuf mais en l’occurrence seulement huit) ont unanimement reconnu que le président était responsable de violations à la fois multiples et graves de la Loi fondamentale.
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Deux conclusions se dégagent de la décision. Premièrement, Yoon Suk-yeol est sanctionné pour avoir proclamé la loi martiale et déployé l’armée contre l’Assemblée, dans le cadre non pas d’une situation d’urgence nationale comme il le prétendait, mais de son conflit avec l’opposition démocrate (ce que nous avons précédemment décrit comme une exacerbation de la politique de l’ennemi). Deuxièmement, la Cour a apparenté cet acte à un abus par le chef de l’État de ses pouvoirs d’exception, s’inscrivant dans la lignée de ceux commis sous les régimes autoritaires de Rhee Syngman (au pouvoir de 1948 à 1960), Park Chung-hee (de 1961 à 1979) ou Chun Doo-hwan (de 1979 à 1988), et constituant rien de moins qu’une trahison de la confiance des citoyens.
Ces derniers n’ont d’ailleurs pas manqué d’exprimer leur colère. Cependant, aux manifestations anti-Yoon qui ont éclaté dès la nuit du 3 au 4 décembre 2024 se sont opposées des mobilisations de plus en plus nombreuses en sa faveur. Celles-ci ont été particulièrement violentes suite à l’arrestation le 15 janvier 2025 du président, alors poursuivi pour crime de rébellion en parallèle de son procès devant la justice constitutionnelle.
Les manifestations pro-Yoon ont rassemblé des organisations de droite et d’extrême droite, notamment évangéliques, ainsi que les députés conservateurs du Parti du pouvoir du peuple. La plupart de ses membres ne se sont pas désolidarisés de Yoon Suk-yeol. C’est notamment le cas de Kim Moon-soo, ancien ministre du Travail et rival de Lee Jae-myung à l’élection présidentielle, qui a repris pendant sa campagne la rhétorique de la « dictature » du Parti démocrate, une expression employée par Yoon lors de la déclaration de la loi martiale.
Des résultats illustrant de profonds clivages
Une première lecture des résultats consiste à souligner la très nette victoire de Lee Jae-myung sur Kim Moon-soo, les deux candidats ayant respectivement obtenu 49 % et 41 % des voix.
Un tel constat se nuance si l’on prend en compte les 8 % des suffrages remportés par un autre conservateur, Lee Jun-seok. Tout juste âgé de 40 ans, l’âge minimum pour se présenter, et souvent qualifié d’antiféministe, il a refusé jusqu’au bout de s’allier avec Kim Moon-soo. Ce choix s’explique par sa rupture avec le PPP, dont il avait brièvement pris la tête de 2021 à 2022 avant d’en être écarté.
Il ressort donc des urnes une plus forte polarisation qu’il ne semble de prime abord, axée autour de trois clivages. Le premier est régional : le territoire apparaît scindé entre le bloc conservateur à l’est et le bloc démocrate à l’ouest. Certes, il s’agit là d’une division structurante de la vie politique sud-coréenne, mais celle-ci a rarement été aussi franche que lors de cette élection, le vainqueur réussissant d’ordinaire à s’assurer des gains de l’autre côté de la « frontière ».

The Korea Herald
Le second clivage se révèle générationnel. En effet, si 70 % des 40-59 ans ont voté pour Lee Jae-myung, cette proportion chute nettement chez les électeurs plus âgés ou plus jeunes. Autrement dit, les générations à la fois aînées et puinées s’avèrent davantage conservatrices, un phénomène récent chez ces dernières qui s’explique par leur sentiment de frustration politique et économique.
Enfin, une fracture s’observe au sein des jeunes : parmi les 20-39 ans, plus de la moitié des femmes ont opté pour Lee Jae-myung, alors que 75 % des hommes dans la vingtaine et pas moins de 60 % de ceux dans la trentaine ont partagé leur vote entre Kim Moon-soo et Lee Jun-seok, les deux candidats conservateurs.
Promesses et controverses du nouveau président
Lee Jae-myung est une figure connue dans le paysage politique de la Corée du Sud. Vaincu par Yoon Suk-yeol lors de la présidentielle de 2022, sa stratégie a consisté cette fois à cibler l’électorat centriste en modérant son programme.
Sur le plan économique, il a ainsi abandonné l’idée de revenu universel de base, promu dans sa précédente campagne, pour mettre l’accent sur la nécessité de stimuler la croissance. Par ailleurs, dans son discours d’investiture, il a fait référence aux politiques conduites par les anciens présidents Park Chung-hee (dictateur à l’origine du développement industriel dans les années 1960-1970) et Kim Dae-jung (dissident historique, à l’initiative du rapprochement entre les deux Corées au début des années 2000), un signal fort de sa tentative de dépasser les antagonismes entre conservateurs et progressistes.
Favorable à une politique de paix, donc de dialogue, vis-à-vis de Pyongyang, tout en mettant en avant l’impératif de la sécurité nationale pour apaiser la droite, Lee Jae-myung se définit comme un pragmatique sur le plan diplomatique. Avant comme après son accession à la présidence, il a surtout tenté de se montrer rassurant face à la principale incertitude géopolitique du moment, à savoir l’évolution de l’alliance avec les États-Unis sous le second mandat de Donald Trump. À l’heure d’un possible désengagement militaire de Washington dans la péninsule coréenne, Lee a réaffirmé la nécessité stratégique de la relation entre les deux pays, ainsi qu’avec le Japon. Il a également ouvert la porte au réchauffement des liens avec les autres voisins, à commencer par la Chine qu’il a néanmoins veillé à ne pas mentionner lors de son investiture.
Sur le plan domestique, le président a promis de punir tous les acteurs impliqués dans la tentative de coup d’État et s’est engagé à mener des réformes institutionnelles, dont une révision de la Constitution dernièrement amendée en 1987 dans le cadre de la démocratisation.
Malgré sa volonté de rassembler, Lee n’est, pour finir, pas à l’abri des polémiques. Les procès qui le visaient avant son élection, notamment pour fausses déclarations électorales et corruption, divisent l’opinion publique sud-coréenne et posent la question de l’immunité présidentielle. L’article 84 de la Constitution dispose que seuls les crimes de rébellion et de trahison peuvent faire l’objet de poursuites, mais cette clause est débattue par les juristes : sa portée se réduit-elle à l’action du parquet, auquel cas les procès peuvent continuer, ou implique-t-elle l’interruption de ces derniers ? Il est probable que ce débat soit finalement tranché par la Cour constitutionnelle.
(In) certitudes du côté conservateur
Une autre inconnue tient au devenir des conservateurs. L’acceptation immédiate par Kim Moon-soo de sa défaite constitue une forme bienvenue de responsabilisation. Elle contraste avec la stratégie de « victimisation » qui a caractérisé le parti sous Yoon Suk-yeol, lequel a imputé la défaite de son camp aux législatives de 2024 à la prétendue « fraude électorale » des Démocrates. Yoon, qui comparaît depuis avril 2025 devant la justice pénale sans être en détention provisoire, a d’ailleurs effectué sa première apparition publique depuis sa destitution à l’occasion de la projection d’un documentaire sur ce thème du « vol du vote ».
Le Parti du pouvoir du peuple est actuellement traversé par des tensions internes. La faction minoritaire représentée par Han Dong-hoon, l’un des douze conservateurs ayant voté la destitution, pousse ainsi pour la marginalisation de la faction pro-Yoon Suk-yeol, restée jusqu’à présent dominante.
Si le parti est à la recherche d’un nouveau chef de file, tout porte néanmoins à croire que celui-ci consolidera son leadership en perpétuant, face au gouvernement en place, la logique d’antagonisme qui structure et fracture la vie politique.
Justine Guichard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
Auteur : Justine Guichard, Maîtresse de conférences en études coréennes, Université Paris Cité
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