L’empathie n’est pas le propre de l’humain : ces singes utilisent des signaux vocaux pour se réconforter
Lorsque nous nous disputons, nous évitons généralement de nous quitter fâchés. Par un geste ou par une parole, nous cherchons à nous réconcilier ou à nous consoler. Les travaux en éthologie (étude du comportement animal), montrent que ce n’est pas le propre de l’humain. Les singes géladas sauvages (Theropithecus gelada), endémiques des hauts plateaux éthiopiens, que nous avons étudiés, sont sensibles aux signes vocaux de réconfort exprimés après des disputes entre congénères, même lorsque l’interaction ne les implique pas directement.
Notre étude, qui vient d’être publiée dans le journal scientifique PLOS One, révèle que les singes géladas sauvages (Theropithecus gelada) des hauts plateaux d’Éthiopie sont sensibles aux signes vocaux de réconfort, même lorsqu’ils ne sont pas directement impliqués dans l’interaction.
L’empathie est une sensibilité sociale qui fait appel à une caractéristique importante chez l’humain : la prosocialité, à savoir l’ensemble de nos actes volontaires dirigés vers autrui dans une logique d’entraide et dans le but de lui apporter du bien-être physique ou psychologique. Pour les éthologistes, la prosocialité existe chez des espèces non humaines formant des sociétés particulièrement tolérantes, notamment les primates et les corvidés. Par exemple, on parle de prosocialité lorsqu’un chimpanzé enlace une victime d’agression pour la consoler ou lorsque des corbeaux coopèrent de manière altruiste pour élever les jeunes ou encore partagent un repas.
Cependant, à ce jour, aucune étude ne s’était encore intéressée à la capacité de ces animaux à détecter un comportement prosocial encodé dans des signaux vocaux.
Les géladas vivent exclusivement en Éthiopie, entre 2 000 et 4 500 mètres d’altitude. Ces singes, d’une quinzaine de kilos, au physique très reconnaissable avec leur longue crinière et leur torse rouge, se distinguent par leur organisation sociale exceptionnellement complexe : leur unité sociale de base est composée d’un mâle reproducteur, de plusieurs femelles et de leurs petits. Ces unités familiales se rassemblent en groupes plus larges, formant des structures sociales multiniveaux, un peu comme des petits « villages sociaux ». Dans une société aussi complexe, la communication est essentielle pour maintenir la cohésion du groupe. Il n’est donc pas surprenant que les géladas possèdent un répertoire communicatif exceptionnellement riche, bien plus complexe que celui d’espèces étroitement apparentées comme les babouins. Leur communication inclut une grande variété de vocalisations, d’expressions faciales et de signaux corporels.

Elisabetta Palagi (Geladas For Cooperation, Debre Libanos, Ethiopia), Fourni par l’auteur
Le rôle des signaux vocaux dans la résolution des conflits
Notre projet s’est concentré sur la dynamique des conflits et de la réconciliation. Les agressions, qui se résument souvent à des poursuites et des bousculades, sont inévitables dans la vie sociale, mais menacent la stabilité du groupe. Comprendre comment les géladas gèrent et résolvent les conflits, et la fonction que joue la communication dans ce processus est essentiel. Le rôle du mâle, étant donné sa position centrale dans la dynamique sociale, nous a tout particulièrement intéressés.
Pendant six mois, dans les hauts plateaux éthiopiens, nous avons suivi plusieurs groupes de géladas sauvages afin, notamment, d’enregistrer toute une batterie de cris de détresse de femelles victimes d’agression et deux différents types de cris affiliatifs de mâles qui ont ensuite été utilisés pour réaliser une expérience de repasse par haut-parleur sur le terrain. Ces cris sont des vocalisations typiquement émises dans un contexte d’interaction sociale positive et qui joueraient un rôle dans la création, le maintien et la consolidation des liens sociaux entre individus.
Elisabetta Palagi (Geladas For Cooperation, Debre Libanos, Ethiopia), Fourni par l’auteur
Lors de ces expériences, nous avons fait écouter à des mâles adultes des séquences vocales simulant une interaction sociale entre deux congénères non familiers. Les séquences vocales étaient composées de cris de détresse de femelles, précédés ou suivis par des cris affiliatifs de mâles plus ou moins acoustiquement chargés en émotion positive. Tous les sujets ont donc perçu exactement la même quantité d’informations acoustiques, mais l’ordre de ces informations suggérait la présence ou l’absence de réconfort vocal d’un mâle envers une femelle victime d’agression.
L’environnement afro-alpin éthiopien où vivent les géladas est rude, avec une haute altitude, un relief escarpé et des conditions météorologiques fluctuantes. Mais une fois là-haut, au milieu des animaux, le spectacle est époustouflant et les efforts en valent la peine.
Recueillir des données naturelles
Réaliser des expériences de repasse en milieu naturel présente un certain nombre de défis importants. Les signaux doivent être crédibles et la situation plausible ! Il est donc primordial que les singes ne réalisent pas que les stimuli vocaux sont diffusés de manière artificielle, sinon, leurs comportements ne refléteraient pas une réaction naturelle. Cela nécessite une organisation rigoureuse : préparer les sons pour ajuster leur intensité, les diffuser au bon moment, cacher et ajuster la position du haut-parleur, etc. D’autres critères, de précautions méthodologiques classiques, sont pris en compte : éviter la pseudo-réplication (en utilisant des cris différents) lors de la composition des séquences, randomiser l’ordre des conditions et sélectionner les sujets à partir de critères stricts afin d’éviter tout biais. L’enregistrement vidéo permet d’avoir des résultats fiables et reproductibles. L’avantage de faire tout cela sur le terrain est de recueillir des données écologiquement valides, qui reflètent véritablement comment les géladas perçoivent et réagissent aux signaux vocaux sociaux dans la nature.
Une fois ces expériences réalisées, nous avons mesuré les réponses comportementales des sujets : durée du regard vers le haut-parleur, interruptions de l’activité d’alimentation, comportements de grattage – typiquement marqueurs d’attention, surprise et anxiété chez les primates.
Des géladas comprennent si un conflit a été résolu ou non
Les géladas ont montré un intérêt accru (plus d’interruptions d’activité alimentaire et plus d’attention portée en direction du haut-parleur) lorsque l’ordre de succession des vocalisations violait les attentes sociales, à savoir lorsque les vocalisations affiliatives du mâle précédaient les cris de détresse des femelles. Cette sensibilité à la présence ou non de réconfort a également été associée à une plus grande attention portée aux séquences composées des cris très chargés en émotion positive.
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Le cri de détresse d’une femelle est suivi par une vocalisation affiliative du mâle (moans) – une série de gémissements chargés émotionnellement.
Les résultats de notre étude montrent que les géladas ne se contentent pas de tendre l’oreille avec curiosité pour écouter ce qui se passe chez les autres, mais qu’ils comprennent les enjeux des interactions sociales ne les impliquant pas, qu’ils font la différence entre un conflit non résolu et une réconciliation et qu’ils s’attendent à ce que les confits soient associés à des signaux vocaux prosociaux.
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Quelle origine évolutive pour l’empathie ?
Notre étude expérimentale originale, réalisée dans des conditions naturelles, contribue aux connaissances sur l’émergence évolutive de l’empathie et au fait que cette compétence sociocognitive complexe n’est définitivement pas l’apanage des humains.
Elle apporte un éclairage précieux sur les origines évolutives de l’empathie et du comportement prosocial. Elle montre que la communication vocale chez nos cousins primates n’est pas seulement une expression d’émotions, mais un outil fonctionnel permettant de réguler les relations sociales. La capacité à écouter les interactions entre tiers et de réagir en conséquence reflète une forme de cognition sociale fondamentale au cœur du fonctionnement des sociétés complexes.
Cela suggère que les capacités d’empathie et les signaux vocaux prosociaux ont probablement des racines évolutives profondes, antérieures à l’émergence de l’humain.
Les géladas nous rappellent que l’empathie et la compréhension sociale ne requièrent pas la maîtrise des mots, mais peuvent être enracinées dans une écoute attentive et des échanges vocaux significatifs. L’étude de ces primates nous permet d’entrevoir les voies évolutives qui ont façonné notre propre cerveau social, révélant que les capacités d’écouter, de comprendre et de consoler font depuis longtemps partie intégrante de la vie sociale des primates.
Ce projet a été rendu possible grâce au projet Geladas For Cooperation (Université de Pise) et à la collaboration entre l’Université de Pise, l’Université de Rennes et l’Université d’Addis-Abeba. J’ai mené cette recherche en tant que doctorant en cotutelle entre la France et l’Italie. L’équipe était composées de deux autres doctorantes, Martina Francesconi et Alice Galotti, et des professeurs Elisabetta Palagi (laboratoire d’ethologie) et Alban Lemasson (laboratoire d’éthologie animale et humaine), spécialistes de la communication et de la cognition chez les primates. Nous avons aussi bénéficié du soutien précieux de la professeure Bezawork Afework, directrice du département des sciences zoologiques à Addis-Abeba.
Alban Lemasson ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
Auteur : Luca Pedruzzi, Doctorant en éthologie, Université de Rennes 1 – Université de Rennes
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