« Les Dents de la mer » ont 50 ans : comment deux notes de musique ont terrifié toute une génération

Cinquante ans après la sortie en salles des Dents de la mer, la musique de John Williams parvient encore à instaurer une tension intense avec deux simples notes.
Notre expérience du monde passe souvent par l’ouïe avant la vue. Qu’il s’agisse du bruit de quelque chose remuant dans l’eau ou du bruissement d’une végétation proche, la peur de ce que nous ne voyons pas est ancrée dans nos instincts de survie.
Le son et la musique au cinéma exploitent ces instincts troublants. Et c’est précisément ce que le réalisateur Steven Spielberg et le compositeur John Williams ont réussi à faire dans le thriller emblématique les Dents de la mer (Jaws, 1975). La conception sonore et la partition musicale s’unissent pour confronter le spectateur à un animal tueur aussi mystérieux qu’invisible.
Dans ce qui est sans doute la scène la plus célèbre du film – les jambes des nageurs battant l’eau sous la surface –, le requin reste quasiment invisible, mais le son communique parfaitement la menace qui rôde.
Créer de la tension dans une bande originale
Les compositeurs de musique de film cherchent à créer des paysages sonores capables de bouleverser et d’influencer profondément le public. Ils s’appuient pour cela sur différents éléments musicaux : rythme, harmonie, tempo, forme, dynamique, mélodie et texture.
Dans les Dents de la mer, la première apparition du requin commence innocemment avec le son d’une bouée au large et une cloche qui tinte. Musicalement et atmosphériquement, la scène établit une sensation d’isolement autour des deux personnages qui nagent de nuit sur une plage déserte.
Mais dès que retentissent les cordes graves, suivies du motif central à deux notes joué au tuba, on comprend qu’un danger menaçant approche.
Cette technique consistant à alterner deux notes de plus en plus rapidement est utilisée depuis longtemps par les compositeurs – on la retrouve notamment dans la Symphonie du Nouveau Monde (1893) d’Antonín Dvořák.
John Williams, le compositeur, aurait mobilisé six contrebasses, huit violoncelles, quatre trombones et un tuba pour créer ce mélange de basses fréquences qui allait devenir la signature sonore des Dents de la mer.
Spectre sonore
Ces instruments mettent l’accent sur le bas du spectre sonore, générant un timbre sombre, profond et intense. Les musiciens à cordes peuvent employer différentes techniques d’archet, comme le staccato ou le marcato, pour produire des sonorités sombres, voire inquiétantes, surtout dans les registres graves.
Par ailleurs, les deux notes répétées (mi et fa) ne forment pas un ton clairement défini : elles sont jouées sans véritable tonalité, avec une dynamique croissante, ce qui renforce l’impression d’un danger imminent avant même qu’il ne se manifeste, stimulant ainsi notre peur instinctive de l’inconnu.
L’utilisation de ce motif minimaliste et de cette orchestration grave illustre un style de composition pensé pour déstabiliser et désorienter. On retrouve un effet similaire dans la bande-son de la scène d’accident de voiture de la Mort aux trousses (North by Northwest, 1959), composée par Bernard Herrmann pour Hitchcock.
De même, dans la Suite scythe de Serge Prokofiev, le début du deuxième mouvement (« la Danse des dieux païens ») repose sur un motif alternant deux notes proches (ré dièse et mi).
La souplesse du motif de Williams permet de le faire jouer par différents instruments tout au long de la bande originale, explorant ainsi une palette de timbres capables d’évoquer tour à tour la peur, la panique ou l’angoisse.
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La psychologie de notre réaction
Mais qu’est-ce qui rend la bande originale des Dents de la mer si perturbante, même sans les images ? Les chercheurs en musique avancent plusieurs hypothèses.
Certains estiment que les deux notes évoquent le bruit de la respiration humaine, d’autres suggèrent qu’elles rappelleraient les battements de cœur… du requin.
Dans une interview au Los Angeles Times, John Williams expliquait :
« Je voulais créer quelque chose de très… primaire. Quelque chose de très répétitif, viscéral, qui vous saisit aux tripes plutôt qu’à l’esprit. […] Une musique qu’on pourrait jouer très doucement, ce qui signifierait que le requin est encore loin, quand on ne voit que l’eau. Une musique “sans cerveau” qui devient plus forte à mesure qu’elle se rapproche de vous. »
Tout au long de la bande-son du film, Williams joue avec les émotions du spectateur, jusqu’à la scène de l’homme contre le requin – véritable apogée du développement thématique et de l’orchestration.
Cette bande originale mythique a laissé une empreinte qui dépasse le simple accompagnement visuel. Elle agit comme un personnage à part entière.
En utilisant la musique pour dévoiler ce qui est caché, Williams construit une expérience émotionnelle intense, marquée par l’anticipation et la tension. Le motif à deux notes incarne à lui seul son génie – une signature sonore qui, depuis des générations, fait frissonner les baigneurs avant même qu’ils ne mettent un pied dans l’eau.
Alison Cole ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
Auteur : Alison Cole, Composer and Lecturer in Screen Composition, Sydney Conservatorium of Music, University of Sydney
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