Les enjeux du « job crafting », ou quand les outils numériques participent à l’autodéfinition du travail
Les outils numériques, loin d’harmoniser la manière de travailler en imposant leur logique, favorisent aussi l’individualisation des tâches. De nombreux salariés utilisent de façon plus ou moins officielle les ressources offertes par le numérique pour aménager à leur façon la manière dont ils travaillent. Et ce n’est qu’un début : l’intelligence artificielle pourrait accélérer cette évolution nommée « job crafting », ou quand chacun bricole sa fiche de poste.
Selon l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), en 2018, plus de la moitié des travailleurs européens utilisaient des technologies numériques dans leur travail quotidien, ce qui entraînait des changements importants dans leurs tâches et de l’organisation de leur travail. Lorsque le Covid-19 a frappé et les personnes étaient contraintes de travailler à distance, l’utilisation de ces technologies s’est accélérée.
Cette tendance a mis en lumière d’importantes préoccupations quant au côté obscur de la technologie au travail comme la « Zoom fatigue », l’hyperconnectivité, et le technostress et leur effets négatifs sur le bien-être des travailleurs.
La technologie pour refaçonner son travail ou le « job-crafting »
Cependant, on en sait beaucoup moins sur la manière dont les travailleurs peuvent utiliser la technologie à leur propre avantage. Ainsi, comme le prescrit la première loi de la technologie de Melvin Kranzberg – « La technologie n’est ni bonne ni mauvaise ; elle n’est pas non plus neutre. » –, c’est la façon dont la technologie est utilisée qui détermine son impact. Cela soulève une question importante : et si ces mêmes technologies pouvaient également être utilisées pour créer un travail plus épanouissant ?
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Quand les outils numériques génèrent des expériences négatives au travail
Dans notre dernier article de recherche, nous décrivons comment des travailleurs exerçant différentes professions peuvent utiliser la technologie pour repenser de manière proactive leur travail, en lui donnant davantage de sens et en le rendant plus engageant, grâce à un processus appelé « job crafting ».
Des aménagements proactifs
Le job crafting désigne la manière dont les personnes peuvent façonner leur propre rôle professionnel. Plutôt qu’une conception du travail « uniforme » définie et imposée par les managers, les travailleurs possèdent, selon cette approche, une latitude pour aménager et modifier de manière proactive certains aspects de leur travail. Ces changements peuvent concerner les tâches, les relations, ou les cognitions, par exemple prendre en charge un nouveau projet, demander du feedback à un collègue, ou reconsidérer le sens de son travail dans un cadre plus large.
Prenons l’exemple des enseignants qui façonnent leur travail en modifiant le type d’activité qu’ils effectuent avec leurs élèves, souvent en y intégrant leurs intérêts personnels (par exemple, un enseignant qui combine sa passion pour les jeux de cartes avec ses cours de mathématiques).
Des salariés plus engagés
Autrement dit, le job crafting permet aux travailleurs d’adapter leur travail pour qu’il corresponde mieux à leurs forces, besoins, et préférences personnelles. C’est important car les travailleurs qui ont le sentiment d’être bien adaptés à leur travail sont plus engagés et plus performants.
En utilisant une approche multi-méthode, nous avons exploré les différentes façons dont les travailleurs peuvent utiliser les technologies numériques pour façonner leur travail. Sur la base d’entretiens avec 17 research associates, nous avons d’abord identifié sept « tactiques technologiques » que les travailleurs peuvent employer. Ensuite, nous avons mené deux enquêtes auprès d’un groupe plus large de 325 travailleurs, ce qui nous a permis de confirmer l’utilisation de ces tactiques dans différentes professions.
Le numérique pour mieux s’organiser
Les gens peuvent utiliser la technologie pour optimiser certaines parties de leurs missions. Par exemple, les travailleurs utilisent des applications telles que Todoist pour structurer leurs journées de travail ou des applications telles qu’Evernote pour capturer des idées spontanées tout au long de la journée.
Pour améliorer la collaboration et la coordination des tâches, les travailleurs utilisent des solutions de stockage dans le cloud telles que Google Drive pour partager des informations, et des outils de planification tels que Doodle pour coordonner plus efficacement les réunions de travail.
Le numérique pour gérer les émotions au travail
Les gens utilisent aussi les technologies numériques pour réguler leurs émotions et gérer les conflits au travail. Cela contribue à optimiser les aspects relationnels de leur travail. Par exemple, certains travailleurs utilisent des logiciels de messagerie instantanée tels que WhatsApp pour exprimer leurs émotions à leurs collègues au sujet de questions professionnelles et pour recevoir du soutien social.
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Les emails sont aussi utilisés comme outil de régulation des émotions. Une personne interrogée expliquait :
« Quand je suis vraiment frustré… j’écris un e-mail, mais je ne l’envoie pas. Et j’écris ma frustration. Mais je suis suffisamment raisonnable pour savoir que ce n’est pas raisonnable… La première impulsion n’est généralement pas bonne, alors je la retiens, mais je dois la laisser sortir à ce moment-là, sinon elle m’empêche de continuer à travailler. »
La technologie peut aussi renforcer le sentiment de communauté au travail. Par exemple, un développeur à distance peut créer un canal Teams avec ses collègues, offrant ainsi un moyen alternatif de garder des relations de travail malgré la distance physique.
Le numérique pour apprendre
Les travailleurs prennent aussi l’initiative d’utiliser la technologie pour apprendre et partager de nouvelles informations, des compétences liées à leur travail. Par exemple, ils choisissent de suivre des cours sur LinkedIn, de regarder des vidéos de tutoriels sur YouTube, ou consultent des forums d’experts pour avoir des conseils techniques…
Enfin, les travailleurs utilisent la technologie pour mieux gérer leur charge de travail. Par exemple, ils utilisent les emails pour communiquer leur charge de travail à d’autres, ce qui les aide à établir leurs limites ou à déléguer des tâches. D’autres utilisent aussi la technologie pour limiter les interactions. Comme l’a expliqué un répondant :
« (En travaillant à domicile), vous augmentez en fait votre virtualité, dans le sens où la communication en face à face n’existe plus. J’existe toujours par email, pour ainsi dire. Mais cela empêche peut-être les gens de vous contacter. »
En utilisant stratégiquement la technologie pour gérer leur disponibilité, les travailleurs peuvent contrôler les distractions et se concentrer sur le travail important.
Un mouvement accéléré avec l’IA ?
Nos recherches montrent qu’en utilisant la technologie pour le job crafting, les travailleurs peuvent rendre leur travail plus épanouissant. Ceux qui appliquaient ces tactiques utilisaient davantage leurs compétences et perçoivent une meilleure adéquation avec leur travail.
Pour toutes ces raisons, les outils numériques devraient de plus en plus contribuer au job crafting dans le futur, notamment avec l’utilisation des outils issus de l’intelligence artificielle (IA) sur le lieu de travail, dont l’usage a progressé après nos recherches. Par exemple, certains professionnels de la santé utilisent déjà ChatGPT pour les aider dans leurs tâches administratives, telles que la rédaction des attestations d’arrêts maladie.
Créer un cadre favorable
Il est important que les entreprises soutiennent les employés dans le processus de job crafting, par exemple en leur donnant accès aux technologies numériques et en les encourageant à les utiliser. Plutôt que de les interdire sur le lieu de travail ou d’en restreindre l’accès, elles peuvent laisser les employés décider eux-mêmes s’ils veulent utiliser la technologie et quand ils veulent le faire.
Les entreprises peuvent également envisager d’organiser des ateliers sur le sujet pour apprendre aux employés comment façonner leur travail et les amener à réfléchir à la manière de l’appliquer à leur propre travail.
Giverny De Boeck ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
Auteur : Giverny De Boeck, Assistant Professor, IÉSEG School of Management
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