Les origines françaises de la Grande Roumanie

Source : plaque de verre du fonds de Martonne, UMR PRODIG, Paris. Issu de : Gaëlle Hallair, « Les carnets de terrain du géographe français Emmanuel de Martonne (1873-1955) : méthode géographique, circulation des savoirs et processus de visualisation »
À l’issue de la Première Guerre mondiale, l’effondrement de l’Empire austro-hongrois et de l’Empire russe a favorisé l’émergence d’une Grande Roumanie, avec le soutien actif de la France.
Le second tour de l’élection présidentielle roumaine du 18 mai 2025, qui s’est soldé par la victoire du candidat libéral pro-européen, le maire de Bucarest Nicusor Dan, s’est déroulé dans un climat de grande tension. Le candidat d’extrême droite George Simion, vaincu au second tour après avoir récolté 40 % des voix au premier (deux fois plus que Nicusor Dan), a notamment dénoncé des « ingérences françaises » en faveur de son adversaire. Rappelons que ce second scrutin intervenait quelques mois après que la Cour constitutionnelle a annulé, le 6 décembre 2024, le premier tour de la présidentielle organisé le 1ᵉʳ décembre et dont le résultat aurait été, selon les juges, faussé par une opération d’influence russe.
Des accusations du PDG de Telegram Pavel Durov, qui prétend que Nicolas Lerner, le patron de la DGSE, lui aurait « demandé de bannir des voix conservatrices en Roumanie avant les élections », jusqu’au soutien marqué d’Emmanuel Macron au maire de Bucarest, il flotte sur le feuilleton politique roumain comme un parfum d’« entre-deux-guerres ».
À cette époque, le tableau idéalisé de la bonne entente de la France avec sa petite sœur latine avait reçu quelques coups de canif. Pourtant, en 1918, la France avait contribué de manière décisive à la création de la Grande Roumanie. Les accusations d’ingérence visant Paris lors de la récente présidentielle roumaine s’inscrivent en fait dans une certaine profondeur historique… et géographique.
Tropisme roumain de la politique française
Peu avant le Printemps des peuples de 1848, alors que les territoires destinés à constituer la Roumanie contemporaine sont partagés entre l’Empire russe et l’Empire ottoman, les patriotes roumains avaient été les auditeurs éblouis du cours professé par Jules Michelet au Collège de France sur la Révolution française.
Autour de l’historien visionnaire, ils formèrent le « Cercle du Collège de France » et inspirèrent à Michelet ses Légendes démocratiques du Nord (1853). Peu après la guerre de Crimée (1853-1866), Napoléon III suscita la naissance de la Roumanie en favorisant l’union des principautés de Moldavie et de Valachie en 1859.
Le soutien de la France à la nation roumaine devait encore se préciser durant la Première Guerre mondiale. C’est alors que la France apporta un appui décisif à la construction de la « Grande Roumanie ». Ainsi, la question de l’influence française sur l’élection présidentielle roumaine de 2025 n’est pas inédite au regard de la longue durée, car en 1918 la Grande Roumanie fut constituée avec le soutien des réseaux militaires français, en particulier avec l’appui du maréchal Foch et du général Berthelot, chef de la mission militaire française en Roumanie, pour faire barrage à la « menace rouge ».
Le nom d’Emmanuel de Martonne est sans doute familier à toutes les générations d’écoliers, de collégiens, de lycéens et d’étudiants qui ont connu, au XXe siècle, les magnifiques cartes murales de la France, de l’Europe et du monde suspendues dans les classes des écoles primaires jusque dans les amphithéâtres universitaires. Mais si son nom s’est imprimé dans le cerveau de générations de jeunes Français, ces derniers ignorent en général que ce grand universitaire participa de manière déterminante au tracé des frontières de la Grande Roumanie.
Emmanuel de Martonne : prince de la « République des universitaires »
Gendre du grand géographe Paul Vidal de la Blache, Emmanuel de Martonne (1873-1955) fut un éminent représentant de la « République des universitaires » alors à son apogée. Comme quelques autres universitaires qui furent mobilisés en tant qu’experts pendant la Première Guerre mondiale et lors de la Conférence de la paix de 1919, son parcours et son engagement s’inscrivent dans une certaine tradition proroumaine de l’intelligentsia française.

L’Harmattan
Alors que ce normalien agrégé se destinait initialement à l’étude de la géomorphologie, de Martonne fit de l’une des provinces roumaines, la Valachie, le sujet d’une thèse de géographie régionale d’inspiration vidalienne. En effet, dans son célèbre Tableau de la géographie de la France (1903), Vidal de la Blache faisait des régions ou des différents « pays » une échelle d’observation du territoire national. De là naquirent chez de Martonne un « terrain » et un véritable engagement pour ce pays exploré à pied au cours de nombreuses excursions géographiques. De Martonne n’a pourtant rien du tempérament de Michelet : excessivement sérieux, froid, voire rude, il se distingue par sa « prudence doctrinale » et sa méfiance à l’égard des « conceptions systématiques ».
Durant la Première Guerre mondiale, Emmanuel de Martonne, âgé d’une quarantaine d’années, est déjà parvenu au zénith de sa carrière. Il ne part pas au front, mais ses étudiants adressent à leur « cher Maître », du fond des tranchées, des descriptions émouvantes de strates géologiques rappelant les souvenirs heureux de leurs études et de leurs excursions d’avant-guerre. En 1916, la Roumanie – dont l’indépendance avait été reconnue par le traité de Berlin qui mit un terme à la guerre russo-turque de 1877-1878 – entre tardivement en guerre, dans le camp de l’Entente. Emmanuel de Martonne voit alors sa passion roumaine transformée en sujet géopolitique d’une actualité brûlante.
Parmi d’autres universitaires, il est mobilisé comme expert au sein du Comité d’études, un cercle de pensée fondé en février 1917 sous l’impulsion d’Aristide Briand, chargé de mettre en forme les buts de guerre français en Europe et au Moyen-Orient au cas où la victoire entraînerait le démantèlement de l’Empire austro-hongrois et de l’Empire ottoman.
Après l’entrée en guerre des États-Unis, la victoire se précise et, à partir de l’automne 1918, le président Wilson se montre plus favorable au projet de démantèlement de l’Empire austro-hongrois. Ce changement, qui donnera naissance aux nouveaux États d’Europe centrale et orientale, constitue également un tournant favorable à la cause du nationalisme roumain.
Les experts américains de l’Inquiry, l’équivalent américain du Comité d’études, envisagent désormais d’octroyer à la Roumanie les régions d’Autriche-Hongrie à peuplement majoritairement roumain, donnant progressivement corps et réalité au projet de la Grande Roumanie. En effet, en 1918, la Roumanie se retrouve, après quelques déboires, dans le camp des vainqueurs. L’effondrement de l’Empire austro-hongrois et de l’Empire russe puis le recul de la Russie bolchévique, entériné par le traité de Brest-Litovsk, donnent l’opportunité d’adjoindre à la Roumanie la Bessarabie, c’est-à-dire la Moldavie actuelle.

Jacques Leclerc, CC BY-SA
Emmanuel de Martonne, traceur de frontières
Partisan de la dislocation de l’Empire austro-hongrois, Emmanuel de Martonne, devenu en 1918 le secrétaire du Comité d’études, se distingue par son engagement intransigeant en faveur de la cause roumaine.
Pendant la Conférence de la paix, il est convoqué comme expert au sein de la sous-commission Tardieu, qui regroupe les savants américains et français chargés des questions balkaniques. Ses nombreux rapports consacrés au tracé des frontières dans les diverses régions appelées à être intégrées au sein du nouvel État roumain forment un argumentaire géographique solide en faveur de la Grande Roumanie.
Textes, statistiques, enquêtes et cartes à l’appui, il contribue à créer, selon des critères géographiques jugés « modernes », obéissant en premier lieu à la géographie humaine, « un État national réunissant la presque totalité des populations roumaines », « une des réalisations les plus heureuses de l’idée nationale sorties de la Grande Guerre » selon lui.

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À l’ouest de la Roumanie, taillant dans le vif d’une véritable mosaïque ethnique afin de permettre l’accès au Danube et aux voies de communication ferroviaires, le géographe dessine le nouveau tracé de la frontière avec la Hongrie et la nouvelle Yougoslavie dans la région extraordinairement complexe du Banat (région de Timisoara), en tentant d’évaluer les statistiques ethniques de la population.
Au nord-ouest, de Martonne, fervent avocat de la cause roumaine, souhaite que la Transylvanie et la Crisana, régions à majorité hongroises, soient intégrées à la Roumanie. Promettant que la Roumanie respectera le droit des minorités si elle fait l’acquisition de ces régions à majorité magyare, il s’appuie sur la théorie du dacianisme, apparue au XIXe siècle et désignant les Daces comme les ancêtres des Roumains et, par conséquent, les limites de la province romaine de Dacie comme le support des revendications territoriales roumaines à l’époque contemporaine. Ce thème historiographique majeur du nationalisme roumain avait pour enjeu territorial la Transylvanie.
Véritable casse-tête, la question de la frontière transylvaine avec la Hongrie suscite un grand nombre de rapports et d’expertises, et plusieurs propositions de tracés. Le premier annexe à la Roumanie 877 000 Hongrois et le second seulement 594 000, mais il invoque constamment le manque de fiabilité de la statistique hongroise « qui exagère le nombre des Hongrois, à la campagne de 5 à 20 %, dans les villes de 15 à 40 % ».
Au sud, la Dobroudja, objet de contentieux entre les Roumains et les Bulgares vaincus de la Première Guerre mondiale, est, selon le géographe, une région qui donne l’image d’un « bariolage ethnique », mais « où la prépondérance de l’élément roumain est évidente ».
Enfin, à l’est, la Bessarabie comprise entre les fleuves Prut et Dniestr correspond à peu près à la Moldavie actuelle : celle-ci n’est apparue que très tardivement au chapitre des revendications nationales roumaines. Dans l’espace laissé vacant par le recul russe, une éphémère république moldave indépendante fut proclamée à Kichinev (Chisinau, en roumain), en janvier 1918, mais elle fut incorporée trois mois plus tard au royaume de Roumanie (9 avril 1918). Il fallait donc adjoindre la Bessarabie à la Roumanie afin de renforcer cette dernière dans son rôle de bastion contre la Russie bolchévique. L’expertise d’Emmanuel de Martonne est sans ambiguïté :
« L’annexion intégrale de la Bessarabie est conforme à la justice ethnique, à l’histoire et à la géographie. Elle est en outre imposée par l’intérêt des populations. »

Chaîne YouTube de Nicusor Dan
Doctor honoris causa de l’Université de Cluj en 1929, nommé citoyen d’honneur de la capitale transylvaine, Emmanuel de Martonne a été célébré comme le père de la Grande Roumanie jusqu’à l’époque de Ceausescu comprise, qui organisa des festivités du centenaire de sa naissance en 1973. La faculté des Études européennes de Cluj se trouve aujourd’hui encore dans une rue qui porte son nom.
Il est curieux de constater, au regard de l’actualité récente, que le thème du retour à la Grande Roumanie soit réapparu dans le programme du candidat nationaliste perdant de l’Alliance pour l’unité des Roumains (AUR) George Simion, qui promettait des maisons à bon marché, des prêts à taux zéro et… l’union avec la Moldavie. Érigée avec l’appui sans faille d’Emmanuel de Martonne comme un véritable bastion contre le bolchévisme, la Grande Roumanie fut en effet de nouveau séparée de la Bessarabie après le pacte germano-soviétique, ouvrant la voie à la création en 1944 d’une République soviétique socialiste moldave intégrée à l’URSS, qui allait devenir indépendante en 1991.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
Auteur : Jean-Robert Raviot, Professeur de civilisation russe et soviétique, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
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