Les réseaux sociaux d’entreprises favorisent-ils vraiment le partage de connaissances ?
Avec le développement du télétravail, les réseaux sociaux d’entreprise sont devenus indispensables pour partager des connaissances. Mais l’outil ne fait pas tout. Trois obstacles en limitent l’efficacité. Accompagnés d’autres solutions, ils peuvent être des outils redoutablement efficaces.
Alors que 2 salariés sur 3 parmi les cadres ont eu recours au télétravail entre 2022 et 2024, le mode d’organisation hybride, alternant entre télétravail et présentiel, présente des défis majeurs pour le partage des connaissances et l’apprentissage organisationnel. L’un comme l’autre est rendu à la fois plus complexe et davantage nécessaire en raison de l’éloignement des personnes. La distance physique et la dispersion des équipes complexifient notamment l’apprentissage vicariant. Ce terme désigne un processus essentiel d’acquisition de connaissances par l’observation des actions, des résultats et de leurs conséquences chez ses collègues [ plutôt qu’en expérimentant soi-même les résultats de ses propres actions]
Les réseaux sociaux d’entreprises tels que les Intranet, mais aussi les outils comme Teams ou Slack ont été déployés pour encourager l’apprentissage collaboratif et pallier le manque d’interactions directes. Cependant, leur efficacité est souvent compromise par le paradoxe de la visibilité. Bien que la visibilité sur ces plates-formes soit censée faciliter l’apprentissage vicariant et le partage des connaissances en général, elle engendre aussi des enjeux de crédibilité, une surcharge d’information et une sélectivité des réponses, transformant potentiellement ces outils en obstacles à l’échange.
Notre article explore ce phénomène, où une visibilité initialement bénéfique crée des tensions et des entraves inattendues à l’apprentissage vicariant en ligne. Il repose sur une étude de cas menée au sein d’un cabinet de conseil, où les consultants sont habitués au travail à distance et aux plates-formes digitales. Trois tensions ont été identifiées.
Actualisation des compétences
La première concerne la dynamique d’apprentissage et la préservation de la crédibilité. Dans les cabinets de conseil, l’expertise des consultants est primordiale. Ils doivent constamment actualiser leurs compétences pour répondre aux questions et aux attentes des clients et se montrer compétents. Cette exigence crée une tension entre le besoin d’apprendre, nécessaire pour aborder de nouveaux projets, et la nécessité de préserver une image d’expert en évitant de montrer leurs limites, comme nous le rappelle un consultant :
« Il faut toujours rester à jour, car un consultant doit toujours être au courant des dernières évolutions » et être capable de « répondre aux questions du type “Alors, toi, tu ferais quoi ? ”, “ Comment tu t’y prendrais ? ” ou encore “ Qu’as-tu vu chez d’autres clients ? ” ».
La visibilité sur les réseaux sociaux d’entreprise exacerbe cette tension, incitant certains consultants à apprendre discrètement, en dehors des heures de travail ou sur des plates-formes externes anonymes, et à contrôler soigneusement le contenu qu’ils partagent pour ne pas nuire à leur crédibilité.
Trop d’informations tuent l’information ?
La deuxième tension est liée à la surcharge d’information et à la dépendance aux réseaux personnels. Les consultants utilisent les réseaux sociaux d’entreprise pour compenser le manque de partage d’expériences en présentiel et maintenir leur réseau. Cependant, l’abondance de communications peut entraîner une surcharge cognitive, rendant difficile l’identification des informations pertinentes et rapidement exploitables pour répondre aux contraintes de temps des projets. Comme le souligne un consultant,
« Il y a tellement de sources d’information aujourd’hui qu’on ne sait plus où chercher ! »
Paradoxalement, une plus grande visibilité des échanges peut conduire à une forme d’opacité due au volume d’informations. Face à cela, les consultants ont tendance à se tourner vers leurs réseaux personnels de confiance, constitués de collègues actuels ou anciens, via des outils de communication directe comme Skype, Teams ou WhatsApp, pour obtenir rapidement des informations précises. Bien que cela réponde à leurs besoins individuels, cela limite le partage d’expériences à un cercle restreint et réduit l’apprentissage collectif au sein de l’organisation.
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Gérer le temps
La troisième tension concerne la disponibilité des sources de connaissances et la sélectivité des réponses. Les réseaux sociaux d’entreprise offrent aux consultants un accès à une diversité d’expertises et de retours d’expérience. Cependant, les experts ne peuvent pas répondre « à toutes les sollicitations » car ils n’ont « tout simplement pas le temps ». Ils ont alors tendance à prioriser les sollicitations provenant de leurs relations établies, de leurs équipes directes ou celles jugées urgentes, renforçant ainsi les réseaux personnels existants au détriment de l’établissement de nouveaux contacts et de l’élargissement des échanges.
Une étude de l’Association for Talent Development révèle par ailleurs une baisse significative des heures de formation par collaborateur, passant de 32,9 heures en 2021 à 20,7 heures en 2022 selon cette étude réalisée auprès de 454 organisations (principalement américaines bien que certaines puissent provenir d’autres pays) représentant une grande diversité de tailles d’entreprises et de secteurs d’activité. Cette diminution souligne l’importance des réseaux sociaux d’entreprise comme outils potentiels de partage de connaissances, tout en mettant en lumière les défis à surmonter pour qu’ils soient réellement efficaces.
Pour naviguer dans ce paradoxe de la visibilité, les consultants adoptent diverses stratégies. Outre l’apprentissage discret et le contrôle du contenu partagé, ils s’appuient fortement sur leurs réseaux personnels pour obtenir des informations rapidement. Cependant, ces stratégies, bien qu’efficaces individuellement, limitent l’apprentissage collectif et la transparence organisationnelle.
Des référents pour la curation
Pour surmonter le paradoxe de la visibilité et optimiser le potentiel des réseaux sociaux d’entreprise pour l’apprentissage continu et collaboratif, les organisations doivent adopter des stratégies proactives. Il est essentiel d’encourager la création et le développement de réseaux personnels au sein de l’entreprise, notamment par l’organisation régulière d’événements de networking en présentiel. Ces relations interpersonnelles favorisent la fluidité du partage des connaissances, particulièrement dans un contexte de travail hybride.
Un autre levier est d’encourager la curation de contenu en désignant des référents pour les thématiques clés. Ces « courtiers » de connaissances seraient responsables de gérer et de mettre en avant le contenu pertinent sur les réseaux sociaux d’entreprise, réduisant ainsi la surcharge d’information et soulageant les experts de sollicitations excessives.
Évaluer régulièrement les outils numériques
Il est également crucial de promouvoir une culture d’entreprise qui valorise le partage d’expériences, y compris les échecs, afin de créer un environnement de confiance et de transparence. En valorisant l’apprentissage collectif via les réseaux sociaux d’entreprises et en récompensant les contributions visibles, les organisations peuvent réduire le recours à des stratégies d’évitement comme l’anonymat.
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Enfin, les départements des systèmes d’information, en collaboration avec les experts opérationnels, doivent s’assurer que les outils numériques sont utilisés de manière optimale et répondent réellement aux besoins des collaborateurs, en procédant à des évaluations régulières.
En résumé, pour que les réseaux sociaux d’entreprises jouent pleinement leur rôle dans l’apprentissage vicariant en environnement hybride, les organisations doivent réévaluer leur gestion des connaissances, renforcer les relations interpersonnelles, encourager une culture de partage et optimiser les outils numériques afin d’atténuer les effets du paradoxe de la visibilité et de faire de cette visibilité un véritable atout pour l’apprentissage organisationnel.
Christine Abdalla Mikhaeil is a member of the Association for Information Systems (AIS)
Myriam Benabid ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
Auteur : Christine Abdalla Mikhaeil, Assistant professor in information systems, IÉSEG School of Management
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