Décryptage technologique

L’État indien du Sikkim est-il vraiment « devenu » 100 % bio ?


L’État indien du Sikkim est-il vraiment « devenu » 100 % bio ?
Si le Sikkim peut se targuer d’avoir un agriculture 100 % biologique, c’est moins du fait d’une action politique récente que par le statu quo qui a perduré dans cette région exclue de la « révolution verte ». Sapna Tharani/Flickr, CC BY

Cet État du nord de l’Inde communique de plus en plus sur le fait d’avoir une agriculture entièrement sans pesticide. En réalité, il a surtout été exclu de la « révolution verte » des années 1960 et dépend aujourd’hui des États voisins pour nourrir sa population.


Situé au nord-est de l’Inde, le Sikkim est l’un des plus petits États de la fédération, sa superficie dépasse à peine celle du Finistère. Mais, depuis quelques années, il fait de plus en plus parler de lui. Tapez « Sikkim » sur un moteur de recherches et vous découvrirez de nombreux articles expliquant, souvent avec enthousiasme, que l’agriculture de cette région est devenue 100 % bio. Un petit miracle dans un pays où l’agriculture est souvent très intensive.

De fait, en général, l’agriculture indienne est plutôt citée pour illustrer la « révolution verte », que ce soit pour en souligner les bienfaits ou en dénoncer les méfaits. Le pays est en effet parvenu à l’autosuffisance céréalière une décennie à peine après son indépendance et, aujourd’hui, il se classe parmi les premiers producteurs mondiaux.

Ce succès a largement reposé sur la diffusion à grande échelle de variétés de cultures à haut potentiel de rendement, couplée à un recours massif aux engrais de synthèse et plus tard aux pesticides.

L’irrigation et la multiplication des cycles ont aussi été essentielles. Très tôt cependant, de nombreux auteurs ont pointé les limites de cette révolution verte.

Accessible à la frange la plus aisée des agriculteurs, elle aurait exclu des masses de paysans pauvres. En outre, l’usage intensif des intrants de synthèse et un recours excessif à l’irrigation auraient eu des conséquences particulièrement néfastes pour l’environnement.

Un État qui s’est proclamé « totalement bio »

Petit État himalayen frontalier avec le Népal, la Chine et le Bhoutan, le Sikkim s’est donc, lui, récemment démarqué de cette dynamique historique. En 2003, son gouverneur annonçait sa volonté de transformer le Sikkim en « total organic state » (« État totalement bio »).

En cause :

« L’application et l’utilisation incontrôlées et désordonnées d’intrants chimiques, dangereuses pour la vie des êtres humains et du bétail. »

Dès lors, des programmes de promotion de l’agriculture biologique furent lancés, on chargea des centres d’excellence biologique de conduire des expérimentations et on accorda des subventions pour les fosses de compostage…

En 2010, l’État poursuivit ces efforts dans le cadre de la Sikkim Organic Mission, projet qui dura jusqu’en 2015. À cette date, le gouvernement interdit toute utilisation d’intrants chimiques, sous peine de lourdes sanctions : amende de 25 000 à 100 000 roupies, soit de 350 à 1 400 euros et jusqu’à 3 mois de prison.

Dans un contexte où de nombreux pays, notamment occidentaux, s’interrogent sur la transition agroécologique, cette décision radicale a suscité l’intérêt des médias internationaux. Comment, en effet, des agriculteurs peuvent-ils exercer leur métier sans recourir aux engrais de synthèse, aux herbicides ou aux pesticides, et qui plus est dans un pays émergent ?

La réponse à cette question se trouve dans les particularités tout à la fois géographiques et historiques de cet État indien. N’ayant pas connu la révolution verte, l’agriculture du Sikkim n’est en fait pas devenue biologique, elle l’est plutôt restée.

En déclarant le Sikkim, « organic state », le gouvernement local a ainsi nommé un état de fait plutôt qu’enclenché un changement majeur.


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Une cardamome cultivée en agroforesterie

Si l’agriculture du Sikkim est donc avant tout traditionnelle, elle demeure néanmoins particulièrement ingénieuse. Dans ce piémont himalayen, l’habitat dispersé se concentre aux altitudes moyennes (moins de 2 000 mètres) où les températures hivernales sont plus clémentes.

Les maisons sont généralement situées à mi-pente et les parcelles se répartissent en trois terroirs : on trouve au-dessus des maisons des plantations de cardamome sous couvert forestier ; autour des maisons, des jardins intensément cultivés nommés bari et, en dessous, des parcelles de riz nommées khet.

Originaire d’Inde, la cardamome, fruit souvent considéré comme la reine des épices, a trouvé ici de bonnes conditions écologiques. Pour mettre en place une plantation, les paysans défrichent une parcelle de forêt en veillant à conserver certaines essences, telles que l’aulne népalais ou le mûrier noir appréciés pour leurs qualités de bois d’œuvre. La plantation est ensuite réalisée sous ce couvert arboré qui maintient une bonne humidité, tempère la chaleur estivale et protège les pieds des gelées hivernales. Ces systèmes agroforestiers demandent peu de travail, le couvert arboré assurant la reproduction de la fertilité des parcelles et contenant le développement des mauvaises herbes. Un travail de désherbage au cours du cycle s’ajoute néanmoins à la récolte.

Plantation de cardamome sous couvert d’aulne népalais.
Constantino D’Amico, Fourni par l’auteur

Autour des habitations, une association complexe de cultures et d’élevage

Dans les bari autour des habitations, on cultive des associations complexes de plantes annuelles et pérennes. Le maïs occupe néanmoins une place centrale. Aux variétés hybrides qui n’expriment tout leur potentiel qu’avec des engrais de synthèse, on préfère une variété locale, un maïs blanc. De haute taille, celui-ci permet de surcroît de disposer, avec les cannes, d’une source d’alimentation pour le bétail.

Ce maïs blanc est généralement associé à des plantes couvrantes (courge, moutarde brune) et des légumineuses (pois, haricots, soja).

Récolté début juillet, le maïs peut être suivi d’un cycle de millet ou de légumes d’hiver (chou-fleur, brocoli, radis ou carotte). Ces parcelles sont par ailleurs bordées d’arbres fruitiers (bananier, prunier ou papayer) ou fourragers (Saurauia napaulensis et Ficus hookeri), leurs feuilles étant consommées par les animaux d’élevage.

Bari, où cultures de maïs et de courge sont associées.
Constantino D’Amico, Fourni par l’auteur

C’est d’ailleurs aussi à proximité des habitations que l’on garde les animaux. Chaque exploitation possède une ou deux vaches, parfois une paire de bœufs pour la traction et quelques chèvres. Cette proximité facilite la traite, mais permet aussi d’accumuler les déjections en un seul et même lieu. Celles-ci, mélangées à des fougères collectées en forêt permettent de disposer d’un fumier que l’on épand régulièrement sur les parcelles de bari.

L’alimentation des animaux repose avant tout sur des fourrages prélevés quotidiennement en forêt. Elle implique cependant de parcourir des chemins escarpés chargé d’une hotte (doko) pleine d’herbes, de feuilles et de branches. Avec ces fourrages peu digestibles on prépare une soupe, le dana, à laquelle on ajoute des grains de maïs.

À gauche, transport de fourrage de la forêt vers l’étable. À droite, préparation de la ration des vaches, le dana
À gauche, transport de fourrage de la forêt vers l’étable. À droite, préparation de la ration des vaches, le dana.
Romane Bizieau/Sébastien Bainville, Fourni par l’auteur

Des casiers de riz qui nécessitent un travail intense

En deçà des maisons se trouvent les parcelles de riz, les khet. Le riz basmati (variétés Tabrey et Chirakey) est semé en pépinière au mois de juin. Avec la mousson, les eaux de ruissèlement boueuses s’accumulent rapidement dans les casiers entourés de diguettes et le repiquage s’effectue en juillet. Le riz continue ainsi son cycle sans trop de concurrence avec les mauvaises herbes et dans d’assez bonnes conditions de fertilité.

On cultive aussi des lentilles sur les diguettes de façon à valoriser au mieux ces parcelles étroites, fruit d’un intense travail de terrassement. Une irrigation gravitaire d’appoint permet, en acheminant un complément d’eau depuis une source jusqu’aux casiers, de prévenir un éventuel déficit pluviométrique.

Après cinq ou six mois, le riz ayant été récolté, les khet sont consacrés à un cycle de pommes de terre, éventuellement suivi d’un cycle de maïs, ou bien laissés en jachère. Dans ce dernier cas, on dispose d’une ressource fourragère moins coûteuse en travail, les animaux pouvant pâturer ces parcelles pas trop éloignées.

Repiquage du riz sur une parcelle de Khet
Repiquage du riz sur une parcelle (khet).
Sébastien Bainville, Fourni par l’auteur

Le Sikkim historiquement exclu de la révolution verte

Les paysans du Sikkim ont donc su adapter leurs systèmes de culture et d’élevage à un environnement passablement contraignant. Ils montrent ainsi qu’il est bel et bien possible dans cette région de pratiquer l’agriculture sans recourir au moindre intrant de synthèse.

On aurait cependant tort d’y voir la démonstration des bienfaits d’une politique ambitieuse. Ces systèmes ne découlent nullement des récentes décisions gouvernementales, ils sont en réalité très anciens et n’ont été que peu modifiés par les réorientations politiques.

Rappelons tout d’abord que le Sikkim est entré tardivement dans l’Union indienne, en 1975. À cette date, la révolution verte était enclenchée depuis longtemps dans le reste du pays. Mais, surtout, celle-ci a reposé sur la diffusion de variétés de culture sélectionnées dans les conditions bien éloignées de celles du petit État de montagne. En effet, pour faciliter leur travail de sélection, les chercheurs avaient choisi de se placer dans des conditions où la pression des mauvaises herbes serait contenue, les risques de sécheresse nuls et l’ensoleillement élevé.

En un mot, les efforts ont avant tout porté sur la riziculture irriguée de saison sèche. Un État comme le Sikkim se prête très mal à la mise en culture de ce type de riz. En saison sèche (hiver), les sources se tarissent et, avec l’altitude, les températures deviennent rapidement incompatibles avec les exigences du riz. En saison des pluies (été), les nuages de mousson s’accumulent dans ce piémont himalayen où l’ensoleillement est des plus réduits. Enfin, le relief impose des investissements colossaux dans la constitution de terrasses exiguës.

Autant d’obstacles que ne connaissait pas le delta du Gange du Bengale-Occidental voisin, rapidement devenu le premier producteur de riz du pays. Dans cet État, les variétés de saison sèche (riz boro) se sont diffusées dès la fin des années 1960. Répondant particulièrement bien aux engrais minéraux, ils permettaient d’atteindre des rendements supérieurs à 3 tonnes de riz non décortiqué par hectare. De plus, leur cycle court autorisait la double culture annuelle avec les variétés traditionnelles (aus et aman) de saison des pluies .

Les variétés encore utilisées de nos jours au Sikkim présentent des rendements bien inférieurs (à peine deux tonnes par hectare) et un seul cycle est pratiqué. En outre, les systèmes de culture du Sikkim nécessitent bien plus de travail, ne serait-ce que du fait de l’entretien des casiers rizicoles qu’impose une forte pente couplée à des précipitations abondantes.

Il en résulte une productivité brute du travail plus de deux fois inférieure à celle qu’on observe dans le delta du Gange : 8 kg par jour de travail contre 20 kg. Cette différence de productivité du travail est importante, car, dès l’entrée du Sikkim dans la fédération indienne, ses agriculteurs ont dû affronter une rude concurrence pour le riz, mais aussi pour le maïs ou les pommes de terre.

Des populations nourries en grande partie par l’importation

Cette concurrence s’est trouvée accentuée, à partir de 1978, par l’application au Sikkim du « Public Distribution System » (PDS), déjà à l’œuvre dans le reste du pays. Avec ce système, l’État fédéral fournissait aux plus pauvres des aliments à prix subventionné. Une partie des excédents d’un État comme le Bengale-Occidental s’est ainsi trouvée disponible au Sikkim à prix très bas dans les magasins alimentaires dédiés (fair price shops).

Dès lors, si les familles paysannes du Sikkim ont continué à pratiquer une agriculture biologique, leur alimentation a pour sa part largement reposé sur des importations de riz cultivé suivant des techniques on ne peut plus conventionnelles. Il en est de même de l’alimentation des vaches, une partie non négligeable de leur ration est constituée aujourd’hui de maïs provenant, lui aussi, de l’État voisin.

Peu à peu, les agriculteurs du Sikkim se sont donc tournés vers ce qui apparaissait comme leur avantage comparatif, la cardamome, dont les prix sur le marché national et international évoluaient plus favorablement que ceux du riz. On a assisté, dès le milieu des années 1980, à une baisse des surfaces dévolues à la culture du riz, certains khet étant abandonnés à la friche, et à une extension des plantations de cardamome.

Cette dernière s’est malheureusement soldée par une multiplication des agents pathogènes. Dès les années 2000, les attaques de champignon (Phytophthora meadii) sont devenues systématiques, entraînant une chute de moitié des rendements. Quelques paysans eurent alors recours aux fongicides, mais leur usage fut rapidement interdit. La recherche sélectionna alors de nouvelles variétés (ICRI-Sikkim-1 ou ICRI-Sikkim-2) qui, pouvant être cultivées en plein soleil, se sont avérées moins sujettes aux attaques fongiques. De nouvelles plantations sont depuis mises en place sur les khet où la réduction des surfaces rizicoles se poursuit.

Un exode rural inexorable

L’agriculture du Sikkim a dû aussi faire face à la concurrence des autres secteurs de l’économie, qui ont rapidement offert de meilleures rémunérations. Aujourd’hui, en dehors des plantations de cardamome en plein soleil, aucune activité agricole ne permet de dépasser notablement le niveau de rémunération d’une journée de travail dans la capitale Gangtok.

Comparaison de la rémunération du travail des principaux systèmes de culture et d’élevage avec le salaire urbain moyen.
Bailleul et Bizieau, Fourni par l’auteur

Cette comparaison avec les salaires urbains s’impose d’autant plus que de tels emplois ne manquent pas.

Depuis une quarantaine d’années, le Sikkim est devenu une destination touristique de plus en plus prisée. Ce tourisme avant tout indien a engendré une croissance urbaine rapide et de gros besoins de main-d’œuvre, notamment dans la construction et l’hôtellerie. Cette demande de main-d’œuvre, même peu qualifiée, est à l’origine d’un véritable exode rural et si tous ne sont pas partis, dans la plupart des familles paysannes, un membre au moins travaille aujourd’hui en ville. Cette urbanisation a d’abord joué en faveur de la capitale, Gangtok, mais, depuis quelques années, des villes secondaires comme Namchi connaissent une évolution similaire.

L’agriculture du Sikkim est donc aujourd’hui bel et bien « biologique », dans la mesure où les agriculteurs ne font pas appel aux intrants de synthèse. Mais il serait erroné d’attribuer cette situation aux seules politiques mises en œuvre depuis une dizaine d’années.

À l’exception de la cardamome, les agriculteurs n’ont d’ailleurs pas bénéficié de la structuration de filières biologiques. Déclarer le Sikkim « organic state » a sans doute contribué à renforcer l’image « verte » d’un État de plus en plus dépendant du tourisme.

Cette appellation est néanmoins trompeuse, car, dans cet État, peu peuplé (85 hab/km2, contre plus de 300 en moyenne nationale), l’alimentation de la population, y compris agricole, repose largement sur des importations en provenance d’États limitrophes où les pratiques agricoles sont des plus conventionnelles. Du fait de la concurrence de ces mêmes importations, il est bien difficile pour les familles paysannes de vivre de leur activité. La pluriactivité est, de ce fait, généralisée et l’exode rural s’intensifie.

The Conversation

Bainville Sébastien a reçu des financements du métaprogramme METABIO de l'INRAE (2020-2023) et de l'Agence nationale de la recherche (ANR) dans le cadre du projet ANR-21-CE03-0016: Transindiandairy (2021-2026).

Claire Aubron, Marie Dervillé et Olivier Philippon ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.

Auteur : Sébastien Bainville, Enseignant-chercheur en économie rurale, Institut Agro Montpellier

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Artia13

Bonjour ! Je m'appelle Cédric, auteur et éditeur basé à Arles. J'écris et publie des ouvrages sur la désinformation, la sécurité numérique et les enjeux sociétaux, mais aussi des romans d'aventure qui invitent à l'évasion et à la réflexion. Mon objectif : informer, captiver et éveiller les consciences à travers mes écrits.

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