Malgré les plans loup successifs, une cohabitation toujours délicate dans les Alpes du Sud

Décryptage technologique

Le dernier « plan loup » 2024-2029 entre en vigueur en France alors que le statut d’espèce strictement protégée du prédateur a été affaibli au sein de la convention de Berne. Nos recherches sur le terrain montrent que les mesures mises en place aggravent les conflits d’usage sur le territoire. Au-delà de la question emblématique des tirs létaux sur l’animal, celle des chiens de protection des troupeaux est centrale.


Que ce soit à travers leurs paysages, leur culture ou leur économie, les Alpes du Sud sont marquées par les activités pastorales, c’est-à-dire l’élevage basé sur un pâturage extensif. Véritable patrimoine culturel ou élément du folklore vendu aux touristes, le pastoralisme est omniprésent dans les images de ces montagnes du sud de la France. Depuis les années 1990, elles sont aussi devenues un territoire recolonisé par le loup gris (Canis lupus italicus).

Jusqu’à très récemment, l’espèce placée sur la liste rouge mondiale des espèces menacées de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) était strictement protégée au niveau européen. Elle a récemment perdu le statut d’espèce strictement protégée au sein de la convention de Berne, malgré les protestations des naturalistes et de nombreux scientifiques.

Aujourd’hui, son aire de répartition s’étend au-delà des seules Alpes du Sud. Cette région reste toutefois le secteur en France qui connaît le plus de prédation sur les troupeaux. Ainsi, des mesures de protection des troupeaux ont été mises en place dans le cadre de plans nationaux d’action loup successifs depuis les années 1990. Une nouvelle version de ce « plan loup » portant sur la période 2024-2029 a récemment été publiée par le gouvernement.

Ces mesures facilitent-elles la cohabitation ? Les travaux que nous menons dans une vallée des Alpes de Haute-Provence ont révélé une nette dégradation du climat social. En particulier, entre les éleveurs et bergers d’une part et les autres acteurs du territoire d’autre part.

Aujourd’hui, ce n’est plus seulement le loup qui cristallise les tensions, mais les chiens de protection des troupeaux (par exemple patou, kangal…) mis en place dans le cadre du plan loup pour protéger les troupeaux. Les éleveurs et bergers en sont le plus souvent tenus pour responsables.

Deux éléments sont centraux pour bien comprendre la situation : d’abord, le moment particulier où survient le retour du loup, dans un contexte où l’activité pastorale traditionnelle peine à redéfinir son rôle dans la société. Mais aussi certaines mesures du « plan loup » en elles-mêmes, qui peuvent contribuer à un climat social de plus en plus délétère, car elles ne tiennent pas compte de leurs propres conséquences. Par exemple, celles liées à la mise en place de chiens de protection des troupeaux, qui doivent partager les mêmes espaces que les promeneurs et les touristes.




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Le pastoralisme, une pratique aujourd’hui questionnée

Les conséquences du retour du loup sur l’élevage ovin pastoral sont connues et étudiées depuis le retour du loup sur le sol français dans les années 1990. Il en découle un certain nombre de conflits entre le monde du pastoralisme, qui voit le loup comme une menace pour les troupeaux et le monde de l’environnement, qui voit le grand prédateur comme une espèce menacée à protéger.

Nos travaux ont permis de mettre en évidence (au cours d’entretiens, d’ateliers participatifs avec les acteurs du territoire et de débats publics) des tensions qui semblent avoir gagné du terrain. D’un côté, les autres acteurs que les éleveurs et bergers du territoire (riverains, promeneurs…) reconnaissent des dimensions patrimoniale et économique au pastoralisme, qui a un rôle positif pour les paysages et la biodiversité. Souvent, il leur apparaît même comme indispensable.

Pour autant, le pastoralisme leur semble trop développé. Le temps de présence des troupeaux en estive (période de l’année où les troupeaux paissent sur les pâturages de montagne) est par exemple perçu comme trop long et vu comme à l’origine de dégradation (sentiers, végétation, etc.). Tous les acteurs du territoire s’accordent à dire que leurs relations se sont progressivement dégradées, du fait en particulier de la présence des chiens de protection, de plus en plus nombreux.


Malgré les plans loup successifs, une cohabitation toujours délicate dans les Alpes du Sud

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La peur des chiens contribue ainsi à transformer les pratiques et les usages (loisirs, tourisme…) que ces acteurs pouvaient avoir des espaces pastoraux ou forestiers. Les élus redoutent la survenue d’un accident grave, tandis que les éleveurs et les bergers expriment leurs craintes de la marginalisation et que leurs activités soient remises en cause. Face à des injonctions multiples au changement, ces derniers peinent à redonner un sens à leur métier.

Le divorce entre défenseurs du pastoralisme et de l’environnement

Ces conflits autour du loup se matérialisent à un moment charnière où l’activité pastorale doit redéfinir sa place dans la société. Pour comprendre ce qui se joue, il faut revenir sur l’histoire récente du pastoralisme.

La modernisation agricole d’après-guerre a permis une nette augmentation de la productivité des terres, mais de fortes disparités ont persisté entre plaines et montagnes. Les secteurs de montagne se sont alors repliés sur les activités pastorales, les seules en mesure de valoriser les vastes étendues d’un territoire aux conditions difficiles (pentes, végétation, climat, etc.).

Ce (re)développement des activités pastorales est apparu d’autant plus pertinent, au début des années 1990, que montaient alors de nouvelles préoccupations en termes d’entretien des paysages et de protection de l’environnement. Celles-ci ont donné lieu à des aides au pastoralisme via les mesures dites agri-environnementales de la politique agricole commune européenne (PAC). Ainsi promus « jardiniers de l’espace », les éleveurs, bon gré mal gré, ont peu à peu acquis une certaine légitimité. Celle-ci a participé à transformer le regard porté sur leurs activités et, pour certains, l’image qu’ils avaient de leur propre métier.

Mais le début des années 90 a également marqué le retour du loup, d’abord discret, puis massif. Les éleveurs les bergers ont alors été confrontés à des attaques de troupeaux de plus en plus fréquentes et à des dégâts de plus en plus importants. Alors qu’elles tendaient peu à peu à se consolider, les alliances entre acteurs des activités pastorales et ceux de l’environnement se sont alors fortement dégradées.

Cette fracture s’est d’autant plus marquée depuis une réforme de la PAC en 2012. Les outils d’incitation économiques ont alors été revus de sorte à limiter les pratiques agricoles néfastes à l’environnement plutôt qu’à encourager les pratiques les plus vertueuses.

Les « impensés » du plan national loup

Enfin, certaines mesures du « Plan loup » peuvent contribuer à un climat social de plus en plus délétère faute de tenir compte de leurs conséquences concrètes. En effet, celui-ci contient notamment des préconisations sur les moyens de protection à mettre en œuvre par les éleveurs dans les zones où le loup est présent. Celles-ci sont codifiées et donnent droit à des soutiens publics.

Les trois mesures phares portent :

  • sur une présence humaine accrue auprès du troupeau au pâturage,

  • le regroupement nocturne des animaux dans des parcs de nuit

  • et enfin la présence de chiens de protection évoluant en permanence avec le troupeau.

Les mesures de protection et de gestion des attaques prévoient aussi, dans le cas d’attaques répétées malgré la mise en place des mesures précédentes, des autorisations de tirs létaux – autorisations qui pourraient devenir plus nombreuses en raison du changement de statut de l’espèce.

L’autorisation de tir létal est la mesure emblématique qui suscite les réactions les plus vives de la profession agricole et des associations environnementales. Par contre, l’utilisation des chiens de protection est sans doute celle qui, à bas bruit, cristallise le plus de problèmes dans les interactions entre monde de l’élevage et société locale.

Les frayeurs engendrées par la présence de ces chiens, avec quelquefois des incidents pouvant être sérieux sans parler des dégâts faits par ces chiens sur la faune sauvage, sont à l’origine de nombreuses récriminations – voire de plaintes – de la part des usagers de la montagne autres que les éleveurs.

À ces récriminations, les éleveurs et bergers opposent souvent que la présence des chiens leur est imposée par le plan loup pour bénéficier de soutiens publics en cas d’attaque et que les incidents sont essentiellement causés par un comportement inapproprié des plaignants. Ils arguent aussi que les estives sont leur lieu de travail, qu’ils sont donc prioritaires sur l’usage de ces espaces et qu’ils se doivent de protéger leur troupeau, autant pour leur revenu que parce qu’ils y sont fortement attachés.

De plus en plus de moyens sont dédiés à la sensibilisation du public au pastoralisme et à la conduite à tenir face à des chiens de protection. Des stratégies d’évitement se développent.. A la fois de la part des usagers de la montagne, qui s’informent sur les endroits à éviter en fonction des périodes, et de la part des bergers, dont certains vont préférer éviter certains secteurs. Mais de telles stratégies d’évitement questionnent le vivre-ensemble au sein du territoire.

Les mesures prises pour maintenir les activités pastorales là où la présence du loup est forte tendent ainsi à ignorer que ces activités – tout comme le loup lui-même – s’inscrivent non seulement dans des écosystèmes biologiques, mais également dans des socioécosystèmes. Les définitions précises de ce concept varient en fonction des approches utilisées, mais on peut dire en première approximation que les socio-écosystèmes sont ce qui résulte des interactions complexes entre dynamiques écologiques et dynamiques sociales.

Or, concrètement, le plan loup repose surtout sur la prise en charge de la valeur économique des animaux tués. Les conséquences écologiques des pratiques d’élevage que ces mesures suscitent, ou encore leur impact sur les interactions entre les différentes activités, ne sont quant à elles jamais considérées.

Ces conséquences peuvent pourtant être à l’origine de conditions difficiles d’exercice des métiers d’éleveurs et de bergers (conflits, mise en cause permanente, dégradation de la végétation sur certains secteurs, etc.), ce qui paraît contradictoire avec la volonté de soutien de ces activités. Elles sont également à l’origine de frustrations et de mécontentements de la part des différents usagers des espaces pastoraux et des habitants. Elles peuvent même, à terme, nuire au développement d’un certain tourisme dont ces territoires dépendent au plan économique.

Ainsi, selon nous, le plan national d’action loup ne favorise pas le développement de formes de cohabitation apaisées entre loups et activités pastorales. Trop souvent circonscrite aux relations entre le monde du pastoralisme et celui de l’environnement, la question de la présence du loup en territoire pastoral mérite d’être abordée à l’aune des socio-écosystèmes.

The Conversation

Jacques Lasseur a reçu des financements de Agropolis Fondation ainsi que des soutiens interne a INRAE (metaprogramme biosefair).

Nathalie Couix ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

Auteur : Nathalie Couix, Chercheure en Sciences des Organisations, Inrae

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Artia13

Bonjour ! Je m'appelle Cédric, auteur et éditeur basé à Arles. J'écris et publie des ouvrages sur la désinformation, la sécurité numérique et les enjeux sociétaux, mais aussi des romans d'aventure qui invitent à l'évasion et à la réflexion. Mon objectif : informer, captiver et éveiller les consciences à travers mes écrits.

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