Mettre en musique le trail : émotions sincères ou stratégie d’enchantement marchand ?

Du Trail du Saint-Jacques (Haute-Loire) à l’Ultra-Trail du Haut-Giffre (Haute-Savoie) en passant par celui du puy Mary (Cantal), le mois de juin célèbre la course en pleine nature. Au-delà de la performance physique, un élément qui peut sembler secondaire structure l’événement : la musique. Elle est calibrée pour générer une expérience affective précise et façonner une émotion collective. Un outil marketing redoutable.
De nombreuses études ont montré les effets positifs de la musique sur la performance et l’état émotionnel des sportifs. Elle peut réduire la perception de l’effort, augmenter les affects positifs, favoriser la concentration, ou encore synchroniser les mouvements. Ces apports sont exploités tant au niveau individuel qu’à l’échelle collective des événements – lorsqu’un speaker choisit les morceaux pour dynamiser le public.
Dans l’univers du trail-running, où chaque coureur vit une aventure à la fois personnelle et collective, l’échange de playlists avant le départ est une pratique répandue. Sur des plateformes comme Spotify ou SoundCloud, des groupes de participants partagent leurs sélections de morceaux – de l’électro atmosphérique aux hymnes rock – pour créer un sentiment de cohésion avant même le coup de pistolet.
Cette « playlist de départ » agit comme un rite d’entrée dans l’épreuve : elle permet aux trailers de se synchroniser mentalement, de puiser de l’énergie dans les mêmes vibrations sonores, et de renforcer un sentiment de fraternité éphémère mais puissant, via ce langage commun. Mais les coureurs ne sont pas les seuls à choisir leur musique : les organisateurs s’en emparent pour ritualiser les événements sportifs.
Les hymnes de départ, outil d’ingénierie de l’émotion
Dans le cadre d’une enquête sur les départs d’ultra-trail, nous avons analysé les musiques diffusées au cours des dix minutes précédant le lancement des courses.
L’effet est saisissant : les organisateurs choisissent très souvent des morceaux épiques issus du répertoire cinématographique ou du rock symphonique (Conquest of Paradise, de Vangelis,, The Ecstasy of Gold, d’Ennio Morricone,, Last Ride of the Day, du groupe metal Nightwish).
Ces musiques structurent un rituel. Elles suscitent des frissons, des larmes, une intensité collective. Par exemple, la montée de Conquest of Paradise génère un sentiment d’épopée, tandis que l’explosion orchestrale d’Ecstasy of Gold crée une tension dramatique invitant à l’aventure. Ces choix visent à provoquer des frissons et une intensité collective quasi liturgique.
Quels impacts ont ces sélections ? Opter pour U2 (Light My Way) semble évoquer une résonance intime, axée sur le dépassement personnel, quand Vangelis suscite un imaginaire héroïque et un sentiment de fraternité universelle. Chaque titre oriente donc l’expérience émotionnelle des coureurs et du public. Cette séquence musicale façonne la tonalité du moment et inscrit les participants dans une mémoire sonore commune.
De la résonance à l’enchantement marchand
Cette expérience se comprend à travers la notion de « résonance », du sociologue Hartmut Rosa. Dans une configuration résonante, la musique relie le sujet à lui-même, aux autres et à l’environnement. Mais si la sélection est standardisée et imposée, elle produit une aliénation rythmée, réduisant l’émotion à une simple illusion préprogrammée.
La mise en musique du sport relève alors d’une véritable « ingénierie de l’enchantement » où des professionnels conçoivent des dispositifs sensoriels destinés à suspendre momentanément l’incrédulité. La musique y fonctionne comme un outil de création d’une expérience immersive, ritualisée, préparée pour susciter un état euphorique collectif.
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Une illusion qui fait système
La chercheuse en anthropologie Emmanuelle Lallement montre que les grandes manifestations sportives fonctionnent comme des spectacles conçus sur le modèle des rituels : chaque geste, chaque décor, chaque son est pensé pour produire un effet émotionnel précis. Dans ce cadre, parcours et fan-zones ne sont plus de simples espaces de compétition ou de spectature, mais de véritables « scènes » où l’organisateur orchestre l’expérience du public à la manière d’un metteur en scène. Les animations, le choix des musiques d’ambiance et des jingles publicitaires sont calibrés au millième de seconde pour susciter la montée collective de l’enthousiasme.
Loin de l’idée d’une liesse populaire spontanée, ces dispositifs relèvent d’un « design émotionnel » : la ferveur est structurée, segmentée et distribuée selon un scénario immuable (par exemple : ligne de départ et d’arrivée pour le trail ; entrée des joueurs, mi-temps, moments clés du match pour le foot).
Chaque phase appartient à un script qui garantit une intensité contrôlée, interchangeable d’un événement à l’autre. La « fête sportive » devient un produit de consommation culturelle, où l’émotion est empaquetée, standardisée et vendue comme un service de divertissement – un simulacre ritualisé où les signes de la passion collective font plus illusion qu’ils ne renvoient à une expérience réellement partagée.
Oser des enchantements sincères ?
À trop vouloir produire du sensible, on risque pourtant de vider l’expérience de sa puissance transformatrice. L’ingénierie de l’enchantement, si elle ignore l’imprévu et l’altérité, engendre des « illusions bipolaires », révélant leur condition de production.
Les « illusions bipolaires », ce sont ces créations émotionnelles qui, d’un côté, promettent des sensations intenses et, de l’autre, risquent de laisser un vide quand le mécanisme se révèle. L’ingénierie de l’enchantement vise à produire du sensible de façon prédictive : montée de l’excitation, pics d’extase, apaisement cathartique. Mais si l’on maîtrise entièrement la temporalité et la dramaturgie des émotions, on finit par nier l’imprévu, la surprise authentique et l’altérité de l’autre – éléments pourtant essentiels à toute expérience transformatrice.
Ces « illusions bipolaires » oscillent entre deux pôles :
L’hyper-réalisme : une immersion tellement travaillée qu’elle paraît plus vraie que la réalité, conduisant à un état extatique généralisé.
La désillusion : lorsque le participant prend conscience que son émotion a été manufacturée, il éprouve une forme de désenchantement, voire de cynisme, face à ce qui apparaît alors comme un simple artifice marketing.
Ainsi, plus le dispositif est élaboré, plus le risque est grand de basculer d’un sentiment de communion exaltée à une expérience de vide émotionnel, révélant crûment que la « magie » avait pour origine un plan de production et un budget, plutôt que la spontanéité d’un engagement collectif.
Mettre en musique le sport n’est pas en soi un mal. Ce qui pose question, c’est la façon dont cette musique est sélectionnée, imposée, instrumentalisée. C’est le passage de la résonance à la récupération. Ce qui fait la force d’un moment sportif, c’est sa part d’incertitude. L’émotion ne se fabrique pas à la chaîne. Elle se vit.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
Auteur : Mathilde Plard, Chercheuse CNRS – UMR ESO, Université d’Angers
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