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Non, les enfants n’étaient pas négligés au Moyen Âge : la preuve par l’éducation


Non, les enfants n’étaient pas négligés au Moyen Âge : la preuve par l’éducation
_Geoffroi de La Tour Landry enseignant à ses filles_, enluminure tirée d’un manuscrit du _Livre du chevalier de&nbsp;La&nbsp;Tour&nbsp;Landry pour l’enseignement de ses filles_ (fin XV<sup>e</sup>&nbsp;siècle, France, Chantilly, musée Condé). via Wikimedia Commons

Les stéréotypes sur le sombre Moyen Âge ont la vie dure. Parmi ceux-ci, la place des enfants, que l’on imagine encore peu aimés et exploités, travaillant durement à un âge très précoce aux côtés des adultes. Rien, pourtant, n’est plus faux que cette vision misérabiliste.

Dans Enfants au Moyen Âge (XIIᵉ – XVᵉ siècles), une nouvelle synthèse publiée aux éditions Tallandier, Didier Lett nous montre la vive attention à l’enfance dès le ventre maternel, puis s’intéresse à la naissance, au baptême, aux premiers soins apportés au nourrisson et aux relations que l’enfant entretient avec sa famille. Plus de doutes possibles : la société médiévale a bien connu un fort « sentiment de l’enfance », comme le montre cet extrait de l’ouvrage centré sur les préoccupations des parents pour la pédagogie et la formation des plus jeunes.


Un fort souci éducatif

De nombreux traités de pédagogie

Si l’on doutait encore de la force du souci éducatif des hommes et des femmes du Moyen Âge, il faudrait rappeler qu’il existe environ une cinquantaine de termes en ancien français des XIIe-XVe siècles qui désigne le fait d’éduquer ou d’enseigner : alever, amender, somondre, amonester, doctriner, reprendre, chastier, discipliner, monstrer, enseigner, endoctriner, conduire, governer, etc., sans parler des nombreux termes latins : instructio, educatio, disciplina, eruditio. Cette richesse sémantique traduit une réalité. Le verbe educare (ex/ducare) signifie « conduire en dehors de », c’est-à-dire exercer une direction pour sortir d’un état qui est inférieur à celui dans lequel on veut faire entrer une personne. Le terme eruditio (ex/rudictio) possède un sens très voisin. Il signifie que le but essentiel du processus est de faire sortir l’enfant de sa ruditas naturelle. L’éducation a pour but de dégrossir.


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Ce lexique se rencontre dans les nombreux traités pédagogiques rédigés dans les derniers siècles médiévaux, écrits parfois par des pères (ou des mères) pour leurs enfants. En 1238, le juriste Albertano de Brescia écrit pour ses fils le De amore et dilectione Dei et proximi et aliarum rerum de forma vitae, un traité qui connaît un grand succès, traduit rapidement dans de nombreuses langues vernaculaires. Le Catalan Raymond Lulle, un laïc marié, d’origine noble, père de famille, courtisan puis ermite, pédagogue, missionnaire, mystique et romancier, a laissé une œuvre immense parmi laquelle la Doctrine d’enfant (Doctrina pueril) qu’il commence à rédiger en 1278 à Majorque et qu’il achève à Montpellier vers 1283. C’est un traité qui s’adresse à un fils imaginaire, supposé enfant. Il a aussi composé à la même époque un roman, Le Livre d’Evast et Blaquerne (entre 1280 et 1283), dans lequel il transpose ses principes pédagogiques en y citant même parfois des passages de son traité. […]

Éduquer par la parole et par l’exemple

De l’avis de tous, ce que l’on apprend dès le plus jeune âge marque durablement, s’imprime à jamais dans l’esprit de l’enfant. Le chevalier de La Tour Landry avertit ses filles, « car la vie que vous voudrez mener dans votre jeunesse, vous voudrez la mener lorsque vous serez vieux ». Dans son Livre de la chasse, Gaston Phébus affirme : « Ce qu’on apprend dans sa jeunesse, on le retient dans sa vieillesse. »

Gilles de Rome écrivant, Enluminure du XIVᵉ siècle, Besançon, Bibliothèque municipale, fol. 103v, tiré de Aegidius Romanus, Traité de gouvernement des princes.
via Wikimedia

Selon Gilles de Rome, comme l’homme a naturellement l’habitude de mal se comporter, il faut « l’habituer en enfance à bien faire ». Dans un souci d’en faire d’abord de bons chrétiens, « on doit apprendre aux enfants les articles de la foi en jeunesse afin que leur croyance soit plus ferme ». Il faut se garder de lui montrer des « choses laides et vilaines car les jeunes gens aiment beaucoup cela et gardent en mémoire ce qu’ils voient en leur jeunesse ». Il illustre par un exemple : « Si une femme est peinte ou sculptée nue, il ne faut pas la montrer aux jeunes gens car leur âge est enclin à la jouissance et aux mauvais penchants. » Guillaume de Saint-Pathus explique les faits louables des frères et sœurs de saint Louis de la manière suivante :

« Et les bonnes œuvres que firent et continuèrent à faire toute leur vie monseigneur Robert et monseigneur Alfonse, frères du roi, et leur sœur, attestent de leur bonne éducation (norreture) et des enseignements qu’ils reçurent dès le début. »

Pour exprimer cette idée, on rencontre deux métaphores fréquentes. D’une part, celle de la cire molle. Dans le chapitre des Siete Partidas intitulé « Que les fils de roi doivent avoir des précepteurs (ayos) et comment ceux-ci doivent être », on peut lire :

« Les sages ont dit que les jeunes ont des dispositions pour apprendre, lorsqu’ils sont encore petits, comme la cire molle lorsqu’on la place sous le sceau, laquelle, plus elle est tendre, mieux elle imprime ce qui est gravé sur le sceau. »

D’autre part, celle de l’amphore ou du pot, empruntant les vers d’Horace : « L’amphore neuve conservera longtemps le parfum dont elle aura été initialement imprégnée. » Au XIIIe siècle, Berthold de Ratisbonne explique qu’« un pot garde toujours l’odeur de ce qu’on a mis dedans en premier ». Par conséquent, poursuit-il, « si vous apprenez à votre enfant tout neuf de bonnes choses, il en gardera toujours quelque chose, mais si vous lui apprenez de mauvaises choses, il agira par la suite dans ce sens […] ils gardent toujours quelque chose des premières habitudes qu’on leur donne ».

L’enseignement se fait surtout par la parole et par l’exemple (verbo et exemplo). Les parents doivent être exemplaires. Raymond Lulle conseille aux pères de se débarrasser, dans leur maison, de tous les individus qui pourraient avoir une mauvaise influence sur leur fils. Selon lui, il faut éduquer tous les sens de l’enfant. Il écrit : « Par la vue corporelle, la tentation entre et se propage jusqu’à l’âme, raison pour laquelle on doit instruire (norrir) son fils et lui enseigner à voir de telles choses qui ne l’habituent pas à avoir de mauvaises pensées. » Il vitupère aussi contre ceux qui accoutument leurs enfants « à entendre des choses inutiles et des laides paroles, romans, chansons, instruments et d’autres choses semblables qui incitent à la luxure ». Il est donc préférable de « leur enseigner les paroles de Dieu dévotes et les livres qui parlent de Dieu ». Il conseille enfin d’éduquer l’enfant dans des lieux qui dégagent une bonne odeur, car « on doit habituer l’homme à des odeurs qui ne puissent l’inciter aux futilités et aux pensées déplaisantes ».

Selon le pédagogue catalan, il faut profiter de tous les instants de la vie quotidienne pour enseigner la foi chrétienne à ses enfants. Ainsi, il conseille à son fils de penser à l’enfer quand il regarde bouillir une poignée de fèves ou de pois, image des damnés qui souffrent des peines infernales. […]

Portrait de Matteo Palmieri, Cristofano dell’Altissimo, après 1552. (Giunti Photographic Archive/Foto Rabatti-Domingie, Florence).
via Wikimedia

L’exemplarité apparaît bien comme un mode de transmission essentiel des valeurs de père à fils. En utilisant l’exemplum pour les enfants, les parents se font prédicateurs dans leur famille. En tant que laïcs, ils ne peuvent prêcher mais ils doivent exhorter les plus jeunes à bien faire. Ces conseils se retrouvent chez les humanistes qui demandent qu’on surveille très attentivement les fréquentations des enfants. Matteo Palmieri, dans La Vie civile, rédigée entre 1431 et 1438 écrit :

« Le père alors doit veiller à ce que les enfants que fréquente son fils aient des gestes et un langage bien châtié, et doit préférer les bonnes mœurs aux caresses et à une vie délicate, car les tendres délicatesses bien souvent les gâtent et, une fois grands, ils désirent les mêmes douceurs dans lesquelles on les a élevés petits. »

Apprendre de manière progressive

Médecins et pédagogues conseillent d’être très vigilants lorsque l’on donne des travaux intellectuels et physiques aux enfants car il faut toujours tenir compte de leurs aptitudes, de leur force et de leur capacité de résistance, donc de leur âge. Giovanni Conversini, notaire de Ravenne, fils de Coversino del Frignano, médecin du roi de Hongrie, Louis Ier, dans le Rationarium vitae, autobiographie rédigée vers 1400, écrit :

« Il faut toujours administrer aux élèves des notions qui sont au-dessous de leurs capacités : de même que l’estomac ne digère bien que si la quantité d’aliments absorbée est inférieure au niveau de satiété, de même la leçon donnée doit être inférieure à la capacité d’apprendre. Une leçon claire et non pesante s’imprime avec facilité dans l’esprit, une leçon compliquée et lourde rassasie mais ne nourrit pas. »

Gilles de Rome déconseille vivement d’exiger de la part des enfants de moins de 14 ans de gros travaux pour éviter de bloquer leur croissance. Barthélemy l’Anglais recommande, lui aussi, de ne pas donner un labeur trop rude aux enfants entre 7 et 13 ans, afin que leur croissance ne soit pas empêchée. Maffeo Vegio, dans son De educatione liberorum (milieu du XVe siècle), conseille :

« Jusqu’à l’âge de cinq ans, aucune discipline n’est encore possible, et il conviendra d’éviter toute fatigue qui retentirait sur sa croissance. »




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Ces conseils semblent entendus. À Saint-Denis, à la fin du XIIIe siècle, Louis, un enfant abandonné, sourd et muet, arrive à l’âge de 8 ans chez Gauchier, un forgeron. Ce dernier l’emploie mais, comme il le juge trop chétif, en raison de son jeune âge et sans doute aussi des privations endurées, il décide de lui confier des activités en conformité avec son état physique. Dans un premier temps, « avant que ses membres soient très forts, il soufflait le feu du forgeron pour allumer la forge ».

Puis Gauchier, qui témoigne auprès des enquêteurs du miracle après que l’enfant a retrouvé l’usage de la parole, « se rappelle bien que, lorsqu’il fut plus fort, il l’aidait, d’une part, en tenant le marteau et, d’autre part, en prenant en charge d’autres tâches dans sa boutique, qu’il lui ordonnait par signes ». Tout se passe comme si Gauchier avait intégré les préceptes du moine Théophile qui, un siècle plus tôt, conseille, pour le métier de forgeron, que l’enfant assiste d’abord le maître, entretienne les flammes, « souffle un peu » au soufflet, construise les meules de paille qui serviront de combustible, puis frappe avec un marteau petit ou moyen.

Chez les tisserands italiens du XVe siècle, il n’est pas rare de confier aux enfants nouvellement embauchés la tâche de surveillance des ouvriers adultes, leur permettant ainsi d’apprendre leur futur métier par observation et imitation des gestes du travail qu’ils auront bientôt à accomplir. L’apprenti médecin commence par apporter les instruments de sa future profession, les nettoyer, avant de commencer lui-même à les utiliser. Dans la littérature médiévale, le jeune chevalier apprend aussi le métier des armes de manière très progressive : il est page puis écuyer, porte les armes du chevalier avant de s’en servir pleinement et de se faire adouber.

The Conversation

Didier Lett ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

Auteur : Didier Lett, Professeur émérite d’histoire médiévale, Université Paris Cité

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Artia13

Bonjour ! Je m'appelle Cédric, auteur et éditeur basé à Arles. J'écris et publie des ouvrages sur la désinformation, la sécurité numérique et les enjeux sociétaux, mais aussi des romans d'aventure qui invitent à l'évasion et à la réflexion. Mon objectif : informer, captiver et éveiller les consciences à travers mes écrits.

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