Décryptage technologique

Parcoursup, ou les discrets rites de la méritocratie algorithmique

Derrière son apparente rationalité, Parcoursup constitue un nouveau rituel d’entrée dans l’âge adulte. Explications à l’occasion de la phase complémentaire.


Comme chaque été, lors de la « phase complémentaire » de Parcoursup, destinée aux candidats n’ayant pas reçu de proposition d’admission en juin, des milliers de bacheliers tentent de démêler les incertitudes laissées par la première vague d’affectations.

Derrière l’apparente rationalité de ce dispositif algorithmique se cache un mécanisme plus profond, souvent invisibilisé : un véritable rituel contemporain, qui transforme l’élève en candidat, le parcours en profil, et l’orientation en épreuve de sélection

Un rite moderne, mais bien réel

Depuis les travaux d’Arnold Van Gennep publiés en 1909, l’anthropologie a montré que les sociétés structurent les transitions de vie à travers des rites de passage : séparation, marge, agrégation. Parcoursup rejoue ce scénario.

D’abord, la séparation : l’élève quitte son statut protégé pour devenir un candidat. Puis vient la phase liminale : saisie des vœux, rédaction de lettres de motivation, attente silencieuse face à un algorithme opaque. Enfin, l’agrégation : le jeune devient « accepté », « recalé » ou « en attente », selon des critères rarement explicités.

Victor Turner, auteur du Phénomène rituel (1969), insistait sur la vulnérabilité propre à cette phase liminaire, qui représente le moment où les repères se brouillent et où les sujets, incertains, sont prêts à intérioriser de nouvelles normes.

C’est exactement ce qui se produit ici. Dès la classe de seconde, les élèves orientent leurs choix de spécialités, construisent leur « profil », adaptent leurs loisirs ou engagements pour « plaire » à l’algorithme, dont la logique reste pourtant largement inconnue. Le mythe d’un algorithme impartial s’impose comme un horizon indiscutable.

Le sacré numérique et l’efficacité du rite

Comme le notait l’historien et philosophe Mircea Eliade, dès les années 1960, les rituels modernes n’ont pas disparu : ils ont été sécularisés, dissimulés dans des procédures répétées.

Parcoursup fonctionne ainsi comme un rituel sacralisant l’outil technique. L’algorithme est réputé neutre car il serait dénué d’intention humaine. Il devient un oracle d’un nouveau genre : inaccessible, indiscutable, mais censé révéler la « vraie » valeur des candidats.




À lire aussi :
L’IA réactive des croyances mystiques


Ce sacré numérique résiste même à l’épreuve du réel. Des cas révélateurs circulent sur les réseaux sociaux : une lycéenne ayant remplacé sa lettre de motivation par une recette de cookies a tout de même été admise. Preuve que ces éléments sont parfois ignorés ou traités automatiquement. Ce bug symbolique n’a pas suscité d’indignation généralisée. Il a été relativisé, comme si tout dysfonctionnement relevait d’une anecdote et non d’une remise en cause systémique.

Méritocratie et soumission volontaire

En théorie, Parcoursup vise à garantir l’égalité des chances. En pratique, il transforme la sélection en preuve de mérite. Comme l’avait anticipé le sociologue Michael Young (1958), la méritocratie fonctionne comme un théâtre : elle joue l’équité tout en renforçant les hiérarchies sociales. Les chiffres sont connus : les enfants de cadres représentent plus de 50 % des admis en classes préparatoires, contre 7 % pour les enfants d’ouvriers.

Mais le plus frappant est l’absence de remise en question. Comme l’ont montré les professeurs Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois, plus un individu est impliqué dans un système, plus il y adhère. Ici, la soumission paraît tout à fait librement consentie : les élèves investissent tant d’efforts dans la constitution de leur dossier, la rédaction de leur projet, la mise en scène de leur « cohérence », qu’il devient psychologiquement difficile de remettre en cause le dispositif.

Pierre Bourdieu (1970) parlait de « violence symbolique » pour désigner cette intériorisation de la domination. Parcoursup illustre parfaitement ce phénomène : le tri est vécu comme juste parce qu’il est présenté comme rationnel. Ceux qui échouent sont renvoyés à leur responsabilité personnelle. Et ceux qui critiquent l’algorithme se voient souvent accusés de vouloir le retour au « piston ».

Une nouvelle forme de gouvernement par les données

Parcoursup ne se contente pas de répartir les élèves : il façonne des conduites. Il incarne une forme de gouvernementalité algorithmique. Dans ce système, les individus s’autodisciplinent, optimisent leurs parcours, et se transforment en gestionnaires d’eux-mêmes. L’école devient un lieu où il ne s’agit plus seulement d’apprendre, mais de se rendre sélectionnable.

Parcoursup : la difficulté des lycéens sur liste d’attente (M6 Info, juin 2025).

Ce processus transforme en profondeur la citoyenneté éducative. L’élève devient un entrepreneur de soi, calibré pour plaire au système plus que pour interroger son sens. Luc Boltanski et Ève Chiapello dans Le nouvel esprit du capitalisme décrivaient déjà cette injonction à « se réaliser » comme une nouvelle norme de gouvernement.

Lire Parcoursup comme un rituel permet de comprendre sa puissance : il agit non par contrainte, mais par adhésion intériorisée. Loin d’être une simple plate-forme, il devient un instrument politique qui transforme l’évidence en norme. Comme le rappelait Hannah Arendt (1972), « le pouvoir n’existe que tant qu’il est rejoué ».

Il ne s’agit pas seulement de désacraliser l’algorithme, mais de repenser le processus d’orientation lui-même : non comme un outil de tri, mais comme un moment éducatif et réflexif.

Plutôt que d’ajuster nos trajectoires à une logique opaque, ne devient-il pas urgent d’ajuster les dispositifs aux finalités humaines que nous voulons défendre ? Interroger Parcoursup, c’est rouvrir une question essentielle : à quoi, pour qui, et avec qui, voulons-nous être formés aujourd’hui ?

Parcoursup, ou les discrets rites de la méritocratie algorithmique

Emmanuel Carré ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

Auteur : Emmanuel Carré, Professeur, directeur de Excelia Communication School, chercheur associé au laboratoire CIMEOS (Université de Bourgogne), Excelia

Aller à la source

Artia13

Bonjour ! Je m'appelle Cédric, auteur et éditeur basé à Arles. J'écris et publie des ouvrages sur la désinformation, la sécurité numérique et les enjeux sociétaux, mais aussi des romans d'aventure qui invitent à l'évasion et à la réflexion. Mon objectif : informer, captiver et éveiller les consciences à travers mes écrits.

Artia13 has 3785 posts and counting. See all posts by Artia13