Décryptage technologique

Partage des données agricoles : du tracteur au serveur, comprendre l’expérience d’Agdatahub

La liquidation de la société Agdatahub pose la question du statut juridique et économique des plateformes de données destinées à une profession. Si l’idée de départ, redonner aux agriculteurs du pouvoir sur leur donnée, la solution mise en œuvre éclaire sur les manques de la solution retenue. Car les plateformes de données n’ont pas seulement une dimension technique. Leurs dimensions politique et stratégique doivent être intégrées.


À mesure que les données deviennent une ressource stratégique, leur gouvernance s’impose comme un enjeu de souveraineté. En agriculture, les équipements connectés collectent des données cruciales, souvent stockées par les fabricants de matériel agricole, sans que les agriculteurs y aient pleinement accès. Cette dépendance technique fragilise leur autonomie économique.

L’agriculture repose sur une révolution numérique encore largement pilotée par les industriels. Dans une économie numérique fondée sur la donnée, la capacité des acteurs publics à organiser un espace numérique équitable, transparent et pérenne est une variable clé.

Agdatahub : un cas d’école

Pour comprendre ces enjeux, l’expérience d’Agdatahub fournit une illustration concrète. Lancée en 2020, cette plateforme visait à structurer le partage des données agricoles (parcelles, météo, équipements, pratiques culturales) entre les producteurs, les industriels et leurs multiples prestataires. Elle proposait un portail sécurisé, fondé sur des standards européens, permettant une gestion fine des consentements et une interopérabilité des systèmes.

Soutenue dès l’origine par l’État par l’intermédiaire de France 2030, de la Banque des territoires) et du ministère de l’agriculture, Agdatahub a été reconnue comme actrice stratégique dans la feuille de route numérique du secteur. En 2023, elle coordonnait le projet européen Agridataspace, visant à créer un futur espace commun des données agricoles, destiné à rendre opérationnels les enjeux de souveraineté numérique dans ce secteur.




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Jusque-là, une grande partie de la valeur issue des données était captée par les machinistes agricoles, en particulier les équipementiers états-uniens. Ces derniers proposent des solutions intégrées alliant machines, collecte automatisée et traitement de données. Déjà massivement adoptées sur le terrain, ces offres verrouillent l’accès aux données. Cela se fait au détriment des agriculteurs, qui perdent le contrôle de leurs propres informations et la capacité à en tirer eux-mêmes de la valeur.

Un appui des autorités qui n’aura pas suffi

Malgré l’appui des autorités françaises et européennes, la société Agdatahub a été liquidée à la fin de 2024. Plusieurs facteurs expliquent l’échec d’Agdatahub.

Les cas d’usage concrets sont restés limités. Au-delà de la gestion des consentements, peu d’applications ont réellement trouvé leur place dans les pratiques des exploitants. Les incitations économiques à partager ou à valoriser les données via la plateforme étaient faibles, aussi bien pour les producteurs que pour les industriels, en l’absence de bénéfices immédiats.

Dans le même temps, la plateforme devait faire face à la concurrence d’acteurs privés intégrés avec une offre de service déjà bien établie. Le soutien public, bien que décisif au moment du lancement, n’a pas été prolongé dans la durée, fragilisant la structure financière du projet.

Enfin, l’État n’a pas pleinement soutenu la dynamique de la plateforme, en maintenant fermés certains jeux de données publiques pourtant stratégiques, limitant ainsi la possibilité de développer des services à forte valeur ajoutée, comme les données parcellaires (données télépac) ou encore un accès aux données du registre des actifs agricoles (nouvellement, registre national des entreprises) permettant d’avoir un mécanisme automatique de vérification d’identité sur la plateforme.

En 2025, un éditeur français du logiciel libre a repris l’activité, avec l’ambition de bâtir une gouvernance plus ouverte, coopérative et pérenne.

Des dispositifs à penser dans la durée

Cette trajectoire rappelle que le partage de données ne peut reposer uniquement sur des outils ou des intentions, mais suppose la mise en place de véritables dispositifs sociotechniques, pensés dans la durée et portés collectivement.

Un écosystème de partage de données peut être défini comme un dispositif dans lequel divers acteurs, entreprises, collectivités, chercheurs, experts… collaborent autour de l’échange de datas. Le but ultime est de développer des cas d’usage, selon des règles précises. Contrairement à une plateforme unique centralisée, ces écosystèmes reposent sur la diversité des intervenants : producteurs de données, réutilisateurs, hébergeurs, intermédiaires et sur l’existence d’un tiers de confiance garantissant le partage de la valeur et le contrôle des membres sur leurs données.

L’exemple d’Agdatahub le montre clairement. Faire circuler les données ne relève pas uniquement d’un enjeu technique ou réglementaire. Il s’agit d’articuler des standards technologiques robustes avec des formes d’engagement collectif durables, sans quoi les infrastructures de partage restent à l’état de promesse. Même lorsque les briques techniques sont en place (gestion des consentements, interopérabilité, sécurisation des flux), l’écosystème ne fonctionne que si les acteurs y trouvent une incitation mutuelle et s’y reconnaissent comme partenaires légitimes.


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Faiblesse d’adhésion collective

L’échec partiel d’Agdatahub révèle précisément ce déséquilibre : des fondations techniques solides, mais une faiblesse dans l’adhésion collective, en raison d’incitations économiques limitées et d’un engagement public insuffisamment soutenu dans le temps. Ce cas souligne qu’une infrastructure technique, même bien conçue, ne peut fonctionner sans une gouvernance partagée et des mécanismes d’alignement entre acteurs.

Dans cette perspective, l’État apparaît comme un acteur clé : non pas pour diriger l’écosystème, mais pour en garantir les conditions d’existence, en assurant un cadre stable, en mutualisant certains coûts initiaux, et en ouvrant des jeux de données publiques clés. C’est dans cette articulation entre infrastructure technique, engagements collectifs et régulation publique que peut se construire une véritable souveraineté informationnelle partagée.

Vers un statut d’infrastructure d’intérêt général ?

L’exemple d’Agdatahub pose une question centrale de politique publique : faut-il reconnaître un statut juridique spécifique à ces écosystèmes ? Considérer les données, leurs structures et leur utilité au sein d’un marché comme une infrastructure essentielle n’est pas nouveau. Ce cadre permettrait de soutenir des structures hybrides, à la fois publiques et privées, mais porteuses d’une mission explicite de service public numérique. Cela favoriserait les économies d’échelle, la convergence des standards, la mutualisation des coûts de gestion, tout en assurant une gouvernance transparente.

L’État pourrait y jouer un rôle analogue à celui qu’il exerce dans d’autres secteurs stratégiques comme l’énergie, les transports publics ou la santé : garantir un accès équitable aux ressources, accompagner les transitions technologiques et organisationnelles, et veiller à la soutenabilité économique et sociale des modèles.

Réussir, 2022.

Partager des données, ce n’est pas simplement ouvrir l’accès à des fichiers. C’est organiser une véritable infrastructure partagée, reposant sur des standards, des dispositifs de gouvernance et des mécanismes de mutualisation. Dans le secteur agricole, cette infrastructure joue un rôle central pour réduire les inégalités d’accès aux outils numériques et à l’information stratégique. Dans le monde agricole, les exploitations de petite ou moyenne taille ou les coopératives locales disposent rarement des ressources nécessaires pour développer leurs propres solutions de traitement ou de croisement de données.

En facilitant l’accès à des données issues de la télédétection, des capteurs météo, ou encore des politiques publiques (aides, zonages, risques), une infrastructure de données partagée réduit leurs dépendances aux acteurs qui concentrent ces données et technologies, comme les machinistes agricoles, les fournisseurs d’intrants ou autres équipementiers.

De manière concrète, cela peut se traduire par une meilleure anticipation des risques climatiques, une optimisation des pratiques agricoles ou encore une participation plus active aux dispositifs de traçabilité ou de certification. L’enjeu est à la fois économique et social : en garantissant que la transition numérique ne bénéficie pas uniquement aux acteurs déjà les mieux dotés, l’infrastructure de données permet un rééquilibrage des rapports au sein de la chaîne de valeur agricole.

Comme les routes ou les réseaux d’énergie, cette infrastructure nécessite une gouvernance robuste, équilibrée et stable dans le temps. L’exemple d’Agdatahub le montre : même un projet techniquement solide et politiquement soutenu peut échouer sans un cadre pérenne.

À l’heure des transitions numérique et écologique, repenser le rôle de l’État dans l’économie des données devient un impératif pour garantir que les conditions de la confiance, de l’équité et de l’intérêt général soient réunies.

Partage des données agricoles : du tracteur au serveur, comprendre l’expérience d’Agdatahub

Lucas Eustache ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

Auteur : Lucas Eustache, Doctorant à la Chaire Gouvernance et Regulation, Université Paris Dauphine – PSL

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Artia13

Bonjour ! Je m'appelle Cédric, auteur et éditeur basé à Arles. J'écris et publie des ouvrages sur la désinformation, la sécurité numérique et les enjeux sociétaux, mais aussi des romans d'aventure qui invitent à l'évasion et à la réflexion. Mon objectif : informer, captiver et éveiller les consciences à travers mes écrits.

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